Le buste du Mahatma Gandhi trône, depuis mardi, devant le bâtiment administratif de la Faculté des lettres, des arts et des humanités de Manouba (Flahm), à l’ouest de Tunis.
Par Habib Trabelsi
Cette initiative a une forte portée symbolique. Et pour cause. Le buste du «père de la nation» en Inde et figure emblématique de la non-violence est bien à sa place dans l’enceinte de la Flahm, qui avait été durant plusieurs mois, fin 2011 et début 2012, le théâtre de violences qu’on pensait d’un autre âge fomentées par des extrémistes religieux pour lever l’interdiction du port du niqab à l’intérieur du campus. Des affrontements entre des étudiants salafistes et d’autres laïcs avaient provoqué des interruptions des cours. Le doyen Habib Kazdaghli, soutenu notamment par de nombreux universitaires, professeurs et juristes étrangers, avait alors défendu jusqu’au bout la Faculté contre la «conquête («ghazoua») salafiste».
Habib Kazdaghli prononce son allocution de bienvenue à ses invités.
Défendre la culture de l’amour et de la tolérance
«Cette place est hautement symbolique pour avoir été le théâtre de plusieurs batailles pour la défense de la tolérance, de la modernité, de la liberté académique et des Lumières contre les forces de l’obscurantisme», a tenu à souligner, M. Kazdaghli, en référence au plus sérieux bras de fer entre laïcs et islamistes en Tunisie postrévolutionnaire.
«La Faculté continuera à défendre la culture de l’amour et de la tolérance», a ajouté M. Kazdaghli lors de l’inauguration du monument édifié avec le concours de l’ambassade de l’Inde à Tunis, à l’adresse de nombreux présents parmi lesquels les ambassadeurs d’Inde, Prashant Pise, d’Afrique du Sud, Mandla Harold Hoyana, et de Serbie, Nikola Lukic.
Mémorial Mohamed Brahmi.
Etaient également présents à la cérémonie, le gouverneur de Manouba, Ahmed Smaoui, et Mbarka Brahmi, députée à l’Assemblée des représentants du peuple (ARP) et veuve du martyr Mohamed Brahmi, lâchement assassiné devant son domicile le 25 juillet 2013, le jour de la fête de la république, par des extrémistes religieux.
Un parc portant le nom du martyr lui a été dédié dans l’enceinte de la Flahm, à l’occasion de la Journée mondiale contre la violence (2 octobre, qui coïncide avec le jour anniversaire de Mahatma Gandhi), à proximité de la Place Chokri Belaïd, inaugurée le 7 mars 2013, un mois après l’assassinat de cette figure de proue de la gauche tunisienne. L’ancien avocat avait été froidement abattu devant son domicile également par des extrémistes religieux.
Auparavant, les participants devaient dévoiler une sculpture sur fer, un «Hymne à l’Amour et à la Tolérance», réalisée par l’artiste Irane Ouannès, agressée verbalement en juin dernier par des extrémistes religieux qui lui intimaient l’ordre d’enlever ses «snab» (statues païennes), en référence à des installations métalliques exposées à ciel ouvert le long de la promenade de La Marsa. Son «tort» était d’avoir cherché à redonner une seconde vie à de vulgaires objets métalliques rouillés et sans valeur pour en faire des œuvres d’art inspirant beauté et volupté.
L’«Hymne à l’Amour et à la Tolérance» d’Irane Ouannès.
Un icône universelle de la lutte contre le fanatisme
Mais le moment fort de la commémoration de la Journée a été sans conteste la conférence sur les enseignements du «Mahatma» («Grande âme», en sanskrit) Gandhi, donnée en anglais par le professeur Shobhana Radhakrishna, à la salle Hassen Hosni Abdelwahab.
La conférence, illustrée par un documentaire sur la vie et le parcours de l’apôtre de la non-violence, a permis au public – dont des personnalités de la société civile, ainsi que des parlementaires et des universitaires – en majorité arabophone et francophone), de re-découvrir les grands principes du leader charismatique du mouvement d’indépendance indien qui a milité en faveur des opprimés sans tenir compte de la religion et de la caste et en faveur de la réconciliation entre hindous et musulmans, mais qui fut assassiné par un extrémiste hindou.
Ainsi parlait le «Mahatma» :
«Ma vie est mon seul enseignement»;
«Une once de pratique vaut mieux que des tonnes de discours»;
«‘‘Œil pour œil, dent pour dent’’ et le monde entier sera aveugle et édenté»;
«A l’instant où l’esclave décide qu’il ne sera plus esclave, ses chaînes tombent»;
«Dès que quelqu’un comprend qu’il est contraire à sa dignité d’homme d’obéir à des lois injustes, aucune tyrannie ne peut l’asservir»;
«Il y a bien assez de tout dans le monde pour satisfaire aux besoins de l’homme, mais pas assez pour assouvir l’avidité de chacun»…
L’ambassadeur de l’Inde pose à côté du buste de Gandhi.
Voilà pourquoi, aujourd’hui encore, Gandhi continue à être perçu en Inde comme un guide spirituel, un modèle, une source d’inspiration pour la nation.
Voilà pourquoi, sur les pas de ce végétarien au style de vie frugal, basé sur le respect de l’environnement et la conservation des ressources naturelles, l’Inde, troisième émetteur mondial de gaz à effet de serre, a choisi la date symbolique du 2 octobre pour ratifier l’accord de Paris sur le climat, négocié en décembre 2015 à l’issue de la COP21.
Mais la cérémonie n’était pas sans fausses notes : «Nous avons en Tunisie nos références nationales, Habib Bourguiba en l’occurrence. Avons-nous besoin d’un ‘‘père de la nation’’ hindou?», a ainsi protesté un étudiant qui pourtant n’arrêtait pas de se selfier avec le buste du «Mahatma».
Nous avons besoin d’icônes universelles pour lutter contre l’obscurantisme et le fanatisme et transmettre et renforcer les valeurs universelles d’ouverture et de tolérance, pourra-t-on lui rétorquer.
En transmettant et en renforçant les valeurs universelles d’ouverture et de tolérance, la Tunisie pourra mieux prendre pied dans un pays comme l’Inde qui ambitionne de devenir une superpuissance mondiale et qui cherche de surcroît à faire de la Tunisie la porte d’entrée pour les investissements indiens en Afrique et en Europe, pourra-t-on lui rétorquer.
La Tunisie, qui ambitionne de renforcer son partenariat avec l’Inde dans divers domaines (industrie automobile, informatique, produits pharmaceutiques, tourisme…), a déjà introduit le montage de véhicules utilitaires indiens, Mahindra et Tata, et exporte vers cette puissance économique asiatique près de 15% de ses besoins en acide phosphorique.
D’ailleurs, plutôt que d’être cantonné dans un campus isolé dans une zone quasi-rurale à l’extérieur de la ville, le buste du «père de la nation» en Inde gagnerait à figurer en bonne place à Tunis pour mettre en exergue son apport à l’humanité, à l’instar des monuments du « Mahatma » dans d’autres capitales.
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