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Youssef Chahed et la physique de l’emploi

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La proclamation solennelle par Youssef Chahed que la croissance va créer des emplois ne suffira pas à relancer la croissance et encore moins à créer des emplois.

Par Yassine Essid

La prévalence quasi déraisonnable d’un modèle de gouvernement où les choix politiques seraient réduits à de pures conjectures, constitue un verdict accablant pour la classe politique dans son ensemble, et la manifestation du profond désarroi d’une opinion publique naïve, manipulée et ballottée au gré des contradictions, parfois malhonnêtes, des uns et des autres.

L’art de la non-décision

Il faut cependant savoir gré à Youssef Chahed d’avoir su donner aux représentants du peuple l’illusion de l’action en leur faisant croire qu’il y a encore du vrai dans son programme politique. Son discours à l’Assemblée ne fut ainsi rien d’autre que le corrigé d’un exercice tiré d’un manuel de boniments politiques présenté comme une merveille de sagesse et de prévision.
Car avec tout programme il y a forcément une application. Pour faire court, en matière de finances publiques, il y a le budget, qui n’est rien d’autre que la collecte des impôts, appuyée par le recours fatal à l’endettement, et le paiement des dépenses.

Le citoyen, qui vit la crise à son échelle et ne comprend rien de rien, doit pouvoir décider par ses représentants, qui n’en saisissent que la structure visible, la nature, le montant et l’affectation des ressources bien incertaines, et des charges de l’État.

L’intervention du Premier ministre devant l’aréopage de l’ARP vient ainsi couronner des centaines d’heures de discussions, de controverses, de chicanes et d’arbitrages avant que ne démarrent les interminables et symboliques débats ministère par ministère.

Le discours du chef de gouvernement permet surtout d’expliciter les liens entre les objectifs qu’il entend atteindre et les ressources bien détaillées, mais aussi bien modestes, qui seront utilisées conformément aux priorités ou aux urgences du moment tout en éliminant, cela va de soi, les éléments contraignants susceptibles de nuire à l’efficacité des propos et, par suite, à la rationalité des actions à entreprendre.

L’opinion publique, lassée par la langue de bois, réclamant plus de sincérité, ou simplement férue de changements, se met alors à fantasmer aux propos du jeune dirigeant. Elle reste pourtant divisée. Une partie y trouve de la rigueur en matière budgétaire et décèle la volonté d’un recours aux flexibilités inhérentes aux conjonctures difficiles. L’autre, toujours circonspecte, car habituée au cynisme des hommes politiques prêts à tous les mensonges pour se maintenir au pouvoir, estime qu’on l’embarque encore une fois dans un voyage au pays de la désillusion.

La croissance et l’emploi qui coincent

Il y aurait donc là tous les ingrédients pour réussir en en politique : savoir user de l’art de la non-décision, se garder de toucher à toute réforme décisive et surtout rester dans l’indétermination, le vague et le manque de spécification sans égard pour les contingences, le monde trouble des impondérables, les considérations sur la régression de l’humain pourtant décisives.

Bien que sans notoriété ni expérience, en possession d’une certaine compétence dans un domaine qui devrait normalement le tenir à l’écart de la politique, Youssef Chahed a triomphé de tout l’ascendant des politiciens chevronnés. Il peut désormais se prévaloir en droit d’une rationalité de gestion et par conséquent de la vocation à conduire les destinées du pays. Arrivé aux affaires sans doctrine ni dessein, procédant sans méthode, il considère les intellectuels et les partenaires sociaux au mieux comme des rivaux, au pire comme des ennemis.

On retiendra de la présentation du budget, vendredi dernier, un ensemble d’actions que le chef de gouvernement se propose d’engager afin de donner la primauté au problème lancinant de l’emploi en intégrant trois processus utilisés de façon plus ou moins complète et plus ou moins indépendante. Trois axes majeurs qui résument à eux seuls une doctrine, presque une philosophie : la création d’emploi à travers la stimulation de la croissance, l’encouragement de l’initiative individuelle, la mise en place des politiques consacrées à l’embauche des jeunes qui souffrent de chômage. Trois pivots qui versent tous dans le même sujet et auxquels on pourrait ajouter mille autres astuces.

Pour un gouvernement qui s’estime d’emblée rompu aux exigences des services publics, ces critères sont évidents et ne semblent pas matière à réflexion et à controverse. Pour autant, ces trois processus ne sont jamais satisfaits, en particulier la croissance et l’emploi qui coincent lamentablement et mettent en évidence l’incapacité chronique de tous les gouvernements précédents à agir sur ces deux fronts.

La portée véritable du programme demeure malgré tout d’une simplicité absolue, d’une limpidité de cristal, d’une transparence univoque et rassurante. Les propos demeurent parfaitement intelligibles aux novices que nous sommes, qui n’entendent rien à l’économie politique et sont absolument étrangers à l’administration des deniers publics. Ils ne peuvent par conséquent s’apprécier qu’au travers une méthode de lecture particulière basée uniquement sur la mnémotechnie. Comme c’était le cas chez les scolastiques, la pédagogie consiste ici à lire sans chercher à comprendre, commenter ou interpréter la cohérence du discours. La diction, la récitation et la répétition en définissent seuls la lecture.

L’hymne à la croissance et à l’emploi

Proclamée haut et fort par Youssef Chahed, la philosophie d’un nouveau modèle économique serait donc dans la création d’emplois elle-même tributaire de la croissance. Une de ces vérités si évidentes que l’on doive se dispenser de l’énoncer. Un modèle de bons sens destiné sinon à nous réjouir du moins à nous divertir.

La recette de ce ragoût renvoie à une formule d’apparence simple : réalisons la croissance et tout le reste suivra. Sauf que la croissance tant attendue est une réalité insoumise et versatile. Elle est atone ou durable, elle stagne ou repart, elle est forte ou faible, etc.

Associée à l’image heureuse du développement économique qui, pour ce qui nous concerne, s’identifie à une réalité bien différente, au mieux celle de la reprise, au pire celle du redressement pour éviter à l’embarcation de chavirer, la croissance a pour moteur principal l’association à titre égal du capital, du travail et de la confiance. Or, un taux de croissance dérisoire, estimé à 1,5% pour 2017, une note souveraine BB avec perspectives négatives, permettront dans le meilleur des cas de stabiliser le chômage mais nullement à absorber l’augmentation de la population active.

Par ailleurs, relancer l’investissement, poste de dépense fondamental pour relancer la croissance et créer des emplois, fait l’objet d’incertitudes tant il est tributaire de facteurs aussi bien conjoncturels que structurels.

En matière de croissance, il n’y a pas que les sous. Il y aussi le travail car en matière de capital humain, le pays est à la peine.

Il faut qu’existent une main-d’œuvre compétente et disponible, un système éducatif efficace, générateur d’une élite de cadres compétents sélectionnés selon le mérite. Il est également question d’une culture de l’effort et de la rectitude des salariés.

L’engagement des agents dans des relations de production et d’échange, le respect des promesses qu’ils ont faites et la réussite de leur coopération sont autant de préalables à un mode de prestation efficace de l’administration publique surtout en matière de réglementation pour renforcer l’efficacité des échanges et des investissements.

Pour qu’Etat et entreprises se décident à investir, d’autres conditions doivent être réunies, notamment la confiance en matière de sécurité, de paix sociale et la façon dont les politiques publiques contribuent à promouvoir des investissements efficaces. Il faut aussi que l’activité économique ne soit pas rongée par la corruption et la contrebande mais régie par le respect et l’application rigoureuse de la loi.

Il faut aussi un environnement concurrentiel qui favorise une utilisation plus efficace des ressources. L’augmentation des dépenses d’infrastructures, qui ne soient pas bloquées par les contraintes budgétaires, devraient favoriser les investissements propices à la croissance, renforçant ainsi la capacité de production de l’économie et, par suite, favoriser l’emploi.

Au regard de cet exposé, l’hymne à la croissance et à l’emploi de Youssef Chahed s’avère donc bien incomplète. Il aurait dû y insérer un bref commentaire des principaux couplets, et ne pas se contenter d’enregistrer ce qui va sans dire, mais précisément ce qui a toujours besoin d’être dit. Ce qui est par excellence le langage du Bon Sens.

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