En décrétant la grève générale, l’UGTT cède à son aile dure, choisit l’affrontement et s’engage sur une voie de garage, pleine de danger pour l’avenir du pays et des travailleurs.
Par Salah El-Gharbi
Depuis un mois et demi, la discussion entre la centrale syndicale et le gouvernement à propos du report des augmentations salariales prévues pour 2017 bat son plein sans qu’aucune véritable avancée soit enregistrée. Au contraire, il ne passe pas un jour sans que l’un des leaders syndicaux monte au créneau, brandissant la menace de la grève générale dans la fonction publique. «Touchez pas à l’augmentation des salaires, négociée et entérinée par le gouvernement précédent», répète-t-on sans relâche, place Mohamed Ali, siège de l’Union générale tunisienne du travail (UGTT).
Ne jamais oublier le « Jeudi noir » du 26 janvier 1978.
Le douloureux souvenir d’une vieille blessure
Face aux assertions véhémentes des syndicalistes, le gouvernement semble avoir choisi une démarche d’ouverture avec une certaine dose de fermeté. Ainsi, à la Kasbah, on multiplie les propositions, on fait de la pédagogie en direction de l’opinion publique, tout en maintenant le même cap.
Cette semaine, la tension s’est intensifiée avec l’échec des discussions malgré les concessions faites par le gouvernement Youssef Chahed, pour atteindre son paroxysme avec la réunion de la commission administrative de la centrale syndicale qui a décidé la grève générale dans la fonction publique pour le 8 décembre.
Cette décision de la plus haute instance de l’UGTT constitue un événement d’une extrême gravité pour sa portée symbolique, puisqu’elle remue en nous le douloureux souvenir d’une vieille blessure, celle de la grève générale du 26 janvier 1978 et du sang des innocents versé, ce jour-là, dans les rues de nos villes, suite au bras de fer entre les autorités de l’époque et les dirigeants syndicaux.
«On n’a pas besoin d’un bain de sang», a déclaré mercredi soir, le président de la république, lui qui avait vécu de très près la tragédie de 1978, avant d’avertir d’une manière indirecte les responsables de la centrale syndicale: «Il y a des gens qui croient pouvoir faire chuter le gouvernement. Ils rêvent!».
D’ailleurs, tout au long de la crise, le chef de l’Etat, qui avait l’habitude d’intervenir en cas de crise, en recevant Houcine Abassi, le secrétaire général de l’UGTT, s’est abstenu, cette fois, de le faire, probablement persuadé que ce dernier ne maîtrisait plus la situation au sein du bureau exécutif et, encore plus, de la base syndicale où les surenchères vont bon train.
Ira-t-on, jusqu’à l’affrontement? Désormais, tout est possible. Côté UGTT, les leaders, en campagne électorale en préparation du congrès de l’organisation, prévu fin janvier, ont tellement joué la carte du durcissement et celle de la menace de grève générale qu’ils semblent pris à leur propre piège. Faire volte-face serait préjudiciable à l’image qu’ils chercheraient à offrir à leurs adhérents, en majorité dans la fonction publique.
La « Une’ du journal « Assabah » du samedi 28 janvier 1978: des pertes humaines et matérielles importantes.
L’UGTT dans une voie de garage
A côté des pressions internes, la donne idéologique semble jouer elle aussi dans ce durcissement. En fait, les dirigeants de l’UGTT ne cachent pas, depuis trois mois, leur hostilité à la nomination de Chahed, trop libéral à leur goût et plus déterminé que son prédécesseur à mettre en œuvre les réformes économiques douloureuses que requiert la situation dans le pays. Pour certains observateurs, le rejet du projet de la loi de finances 2017 serait un prétexte pour mettre en difficulté un gouvernement qui se débat, depuis son investiture, fin août dernier, pour face à d’innombrables difficultés socio-économiques.
Côté gouvernement, c’est la «zénitude» qui l’emporte. On explique, on négocie, on dédramatise… S’appuyant sur l’expérience syndicale des Abid Briki et Mohamed Trabelsi, respectivement ministres de la Fonction publique et des Affaires sociales, tous deux anciens secrétaires généraux adjoints de l’UGTT, le Premier ministre semble serein. Il est certes conscient de la gravité de la menace, mais il sait aussi que renoncer au report du paiement des augmentations salariales de quelque huit mois compromettrait, non seulement l’équilibre du budget mais aussi la crédibilité de son gouvernement.
Alors, à la Kasbah, on ne s’affole pas. Le contexte politique de 2016 n’a rien à voir avec celui de 1978 et Houcine Abassi n’est pas feu Habib Achour, et par conséquent, les enjeux ne sont plus les mêmes.
Autant les positions de l’UGTT face aux tergiversations des patrons du privé restent compréhensibles et légitimes, autant la menace de la grève du 8 décembre, si elle était mise à exécution, constituerait un risque majeur plus pour la centrale que pour le gouvernement. En cédant à son aile la plus dure, choisissant le pari de l’affrontement, le syndicat s’engage sur une voie de garage, pleine de dangers, aussi bien pour le pays que pour l’avenir du monde du travail, dont il est censé défendre les intérêts.
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