La Tunisie revendique outrageusement son classement parmi les jeunes démocraties. Pourtant, les Tunisiens n’ont jamais connu une telle crise de la représentation.
Par Yassine Essid
En effet, le dégoût du politique n’a d’égal que le dédain profond des hommes politiques, sentiments fondés sur la conviction de plus en plus intime quant à l’insuffisance de ces derniers et à leur inaptitude quasi résolue à changer la vie de leurs électeurs.
D’où ce remue-ménage social permanent et parfois incontrôlable, d’où l’amplitude de l’indifférence et du désengagement civils, d’où la corruption, le commerce parallèle, l’institutionnalisation de l’informel, l’idéalisation des trafiquants qui réussissent, le népotisme, le favoritisme et l’information biaisée.
Gabegie politique et crise économique
Un trop-plein de joyeusetés qui naissent et croissent sur fond d’absence de croissance, d’inflation devenue structurelle, de dérapage du déficit commercial qui continue à exercer une pression inquiétante sur la dévaluation du dinar, de recul des investissements voire carrément de désinvestissement, d’endettement extérieur abyssal, de baisse de la note souveraine et la crainte persistante des gouvernants à mettre en œuvre les réformes indispensables malgré les remontrances fumantes et répétées du FMI.
Il faut ajouter à cela le système éducatif, facteur major d’un déclin annoncé, transformé en champ de ruines et à l’origine de la décérébration d’une partie grandissante de la jeunesse du pays. Enfin, et de façon concomitante, le folklore de la désorganisation d’une administration publique aussi pléthorique qu’inefficace : absentéisme des agents, indifférence coupable des fonctionnaires, abus et arbitraire des services publics qui poussent l’usager à remettre en cause le bien-fondé de la liberté et de la démocratie.
Il n’est point de bonheur sans liberté de consommer et ce d’autant plus que tout se déroule dans une économie de plus en plus mondialisée. Une forme de globalisation qui nous tient dans les mailles du libre échange au moment même où nous avons de moins en moins de choses à échanger.
Alors on importe tout puisqu’on nous pousse à consommer toujours plus, à nous créer des besoins artificiels et faire en sorte que les gens se consacrent à leur poursuite. Du moment qu’on n’est jamais comblés, jamais satisfaits, jamais équipés, il faut acheter plus, surtout des produits souvent inutiles, parfois nocifs, à travers des publicités de plus en plus mensongères.
Alors on emprunte à tour de bras quitte à hypothéquer l’avenir au point de rendre la dette extérieure du pays incontrôlable et nous maintient dans la servitude.
Alors on cesse d’être libres de nos décisions, on gère mal, on pollue tout, on détruit tout, on provoque d’irréparables dégâts et on s’aligne sur le moins-disant.
La puissance de l’État largement entamée
Côté politique, l’ambiance est encore plus traumatisante et le constat plus déprimant au vu de l’image déplorable des dirigeants, des partis politiques et leurs grands ténors qui ne cessent de se réclamer de la souveraineté du pauvre peuple. Mais, comme disait Mussolini : «Le qualificatif de souverain appliqué au peuple est une tragique plaisanterie.»
Alors qui gouverne? Depuis l’indépendance, l’État était perçu, et l’est même davantage aujourd’hui avec la crise, comme étant le seul cadre de la vie politique. La souveraineté du président de la république était aux yeux du peuple largement assimilée à celle de l’État.
Cadre unique, marqueur visible aisément identifiable, facilement personnifié, et dont les pouvoirs dans tous les domaines semblaient illimités par le principe même de sa souveraineté au point d’éclipser toutes les autres institutions.
Les citoyens pouvaient ainsi se sentir représentés au niveau de l’État. Depuis la promulgation de la constitution de la deuxième république, la puissance de l’État a été largement entamée et le pouvoir disponible est désormais insuffisant pour imposer sa loi.
Dès lors, les citoyens ont des difficultés à identifier le pouvoir ce qui entraîne inévitablement le sentiment de sa dilution et donc des responsabilités.
Sous la présente république, les citoyens sont censés être représentés par l’Assemblée des représentants du peuple (ARP) dont les membres sont élus au suffrage universel direct, au même titre que le président de la république aux prérogatives devenues constitutionnellement limitées.
Le chef du gouvernement est désigné par le chef de l’Etat mais n’est responsable que devant le parlement. Or, les représentants du peuple eurent tôt fait de se prendre pour le véritable souverain.
Quant au chef de l’Etat, se trompant certainement d’époque, il se prend pour celui qui domine toutes les institutions, avec un gouvernement à sa botte.
Dans ce grand désordre institutionnel, les Tunisiens ne peuvent plus clairement identifier leurs représentants, le plus important étant sans conteste le Président.
Cette situation est d’autant plus pervertie qu’on est passée d’un présidentialisme autoritaire à une dévalorisation institutionnelle au dépens de la primauté présidentielle et au bénéfice, cette fois, du parlement et du Premier ministre.
Or, refusant cet infléchissement, Béji Caïd Essebsi s’est arrogé des pouvoirs indus. Il nomme au départ un ancien ministre de son premier gouvernement, Habib Essid, qu’il limoge de la manière la plus discourtoise qui soit. Il désigne ensuite un proche, Youssef Chahed, illustre inconnu, ingénieur agronome écolo-sceptique et dont le seul fait d’arme est d’avoir signé un rapport, approuvé par Sarah Hanson, destiné à des firmes de l’industrie des biotechnologies agricole américaines sur l’état du marché, de la production et des législations en vigueur en Tunisie dans le domaine des OGM. Un travail qui correspondait bien à l’époque (2013-14) au lobbying agressif de Washington pour briser la résistance aux produits génétiquement modifiés à l’extérieur des Etats-Unis, et ainsi aider à promouvoir les profits des grandes entreprises agrochimiques américaines.
Comme au bon vieux temps, le Premier ministre se rend chaque semaine au palais de Carthage pour rendre compte de son activité et recevoir les directives de son mentor. La souveraineté du peuple serait, dans un tel cas, plus que jamais concentrée dans un organe aux pouvoirs très étendus, celui d’un chef d’Etat et son inséparable complice président d’Ennahdha.
Un désenchantement douloureux permanent
Si les garanties de la démocratie sont plus grandes qu’auparavant, la représentation politique demeure, elle, de plus en plus opaque et, partant, plus difficilement compréhensible pour monsieur tout le monde.
Ces problèmes ne sont pas vraiment spécifiques à la Tunisie. Mais la particularité du modèle tunisien semble résider dans le fait que nous prenons conscience chaque jour davantage de l’ampleur de l’immaturité de la classe politique autant que de la démesure de la crise et, par suite, de leurs très improbable capacité de résilience traduisant un désenchantement douloureux permanent.
Le processus démocratique, né du printemps arabe, a introduit un changement total de la donne politique. La démocratie donnant en effet à tous le même espoir de pouvoir un jour briguer une fonction politique.
D’où ce mélange composite, ce fatras de partis n’ayant la plupart du temps pour dessein que de satisfaire l’amour-propre et l’ambition infinie de leurs dirigeants. Craignant la marginalisation, ils racolent tous azimuts par des slogans dérisoires et des clichés sans substance à l’adresse d’une opinion publique qui ne sait plus qui croire, car ils prétendent tous avoir trouvé la solution définitive et entière des problèmes du pays.
Aujourd’hui, un véritable commerce informel s’est installé au cœur même de la vie politique où s’installent des étals hétéroclites, où chaque parti, chaque corporation, expose et flatte sa marchandise.
Des communiqués, qui se comptent par dizaines, annoncent chaque matin des tentatives de rapprochements, des processus de négociations, des engagements et des pourparlers constructifs. Mais voilà que des clivages nouveaux apparaissent, des mésententes profondes deviennent des guerres ouvertes et viennent contrarier toutes les bonnes intentions, tous les rapprochements fraternels. Et les rassemblements finissent, sitôt proclamés, en résistances et en ruptures intempestives.
Dans les longues artères de ce bazar démocratique défilent des boutiques modestes portant des noms derrières lesquels on saisit mal la référence, des échoppes primitives au personnel dérisoire, un commerce, jadis prospère et dominant, aujourd’hui victime d’un lourd contentieux, et un grand magasin, parfaitement agréé, qui solde sans marchander mais dont l’arrière-boutique demeure inaccessible.
L’UGTT et les redoutables chantages à la grève
Au sein de ce même bazar, s’impose l’UGTT et son monopole de représentation auprès des pouvoirs publics. Sous le prétexte fallacieux d’incarner l’intérêt général, le bien commun et la défense des salariés, la centrale syndicale ne cherche en fait qu’à consolider son pouvoir et assurer les privilèges de ses membres qui ignorent les fins de mois difficiles.
Avec ses fréquents et redoutables chantages à la grève, face à des gouvernements de plus en plus vulnérables, l’UGTT s’est imposée comme interlocuteur incontournable, un quatrième pouvoir qui cherche à régner en maître absolu, s’arroge même le droit d’exiger le limogeage d’un ministre. Ce dernier, en plus de son incompétence et ses maladresses, est prêt à toutes les petitesses, s’avilit par les compromissions et ne cesse d’invoquer de misérables soutiens dans le seul but de conserver son poste.
Dans se marasme de la vie politique, plus personne ne règne en maître, plus personne ne détient la souveraine volonté. Chacun cherche à clamer ses bonnes intentions, rassurer la population et la soustraire à l’influence de l’adversaire par des mensonges organisés.
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