Ce n’est plus un seul qui gouverne en Tunisie, mais deux, Béji Caïd Essebsi et son fils Hafedh, sans compter les officines des grandes fourberies.
Par Yassine Essid
C’est une histoire d’enregistrements fuités qui avaient été portés à la connaissance du grand public. Il s’agit d’un débat de Hafedh Caïd Essebsi avec un noyau induré du reliquat de Nidaa Tounes. Le perpétrant de ces extravagances autant que ses victimes offertes au sacrifice évaluent encore mal les conséquences politiques désastreuses de ces ahurissants aveux qui plongent ce pays dans une agonie d’un pouvoir jusque-là monotone et sans événement.
Certains jugeraient les propos condamnables aux yeux de la morale autant que de la loi. Ayant été diffusés sans le consentement de leur auteur, ils constituent un fait illicite punissable par la justice. Sauf qu’une telle disposition n’est applicable qu’en ce qui concerne des individus connus pour se comporter de manière responsable, qui sont suffisamment avertis pour considérer que le choix des mots en public ou en comité est affaire sérieuse et qui prennent garde de les utiliser avec la prudence requise afin qu’ils ne ruinent pas leur crédibilité.
L’indifférence coupable de Béji Caïd Essebsi
Le caporalisme de plus en plus brutal du fils à son papa et sa vulgarité que nous avions appris depuis longtemps à railler tristement, ont tourné à une trivialité écœurante. Comme cela ne lui suffisait pas, Hafedh Caïd Essebsi a ajouté l’insulte à l’injure envers les citoyens, leurs représentants, le gouvernement et un Premier ministre qui suscite aujourd’hui la pitié pour s’être montré l’obligé ingrat, infidèle et oublieux des services rendus par son bienfaiteur qui l’avait pourtant hissé à la plus haute fonction de l’Etat.
La classe politique non pensante, pour qui l’invective est seule objet de respect, dont toute l’ardeur consiste à se claquemurer depuis trois ans dans de vaines espérances, devrait hennir d’horreur en considérant les insupportables et insultantes paroles que le fils Caïd Essebsi a proférées à l’endroit de son père et de Youssef Chahed.
Or, nulle indignation, n’est venue troubler un silence complice et une dissimulation par omission d’une conversation si peu amène à l’endroit des institutions. Une attitude qui défie les lois naturelles de la raison.
Un siège pour deux…
«Le chef-d’œuvre de l’homme est de durer», a écrit Goethe, et ceci vaut pour une nation comme pour une lignée. Pour toutes celles et ceux qui ne comprendraient pas dans cette affaire l’indifférence coupable de Béji Caïd Essebsi, le souci de la continuité est pour une grande part dû au fait qu’il voit le gouvernement non pas comme l’incarnation de l’exercice de sa politique, car il n’en a guère, mais comme un prolongement de sa personne. En jugeant qu’il s’est bien acquitté de son devoir envers la nation, il pense qu’il lui incombe désormais de maintenir et faire honneur au nom qu’il porte. Autant de raisons pour que le fils traduise aussitôt en actes ce legs transmis par son père pour le faire valoir politiquement, l’entretenir socialement et le reconvertir, à l’occasion, en pièces sonnantes et trébuchantes.
Après les Trabelsi, les Caïd Essebsi
Comme disait Tocqueville, «le pouvoir corrompt, le pouvoir absolu corrompt absolument».
En leur temps, les Trabelsi, dont le comportement scandaleux et les excessifs abus défrayèrent la chronique, s’intéressaient principalement aux pots-de-vin, aux achats publics et aux contrats qui ne respectent pas les procédures légales. Ils alimentaient également les marchés parallèles par les importations dédouanées mais ne s’intéressaient guère à la politique encore moins jugeaient publiquement l’action des gouvernements. Ils ne cherchaient pas a été être mandatés pour s’occuper de l’intérêt général d’une région voire d’un pays et, par suite, leurs agissements ne relevaient pas d’une morale politique. Tout le contraire des proches de l’actuelle dynastie.
On ne manquera pas en effet de se souvenir de l’époque Caïd Essebsi comme d’une vaste entreprise d’immixtion de la famille dans les affaires de l’Etat.
Bien que relevant d’un comportement non-éthique qui touche la démocratie dans ses fondements, l’ascension fulgurante dans la hiérarchie de Nidaa Tounes de Hafedh Caïd Essebsi, qui a démarré à partir de rien pour ensuite atteindre le sommet du parti, a été banalisée, parfois justifiée, souvent encouragée par les Mohsen Marzouk, Ridha Belhaj, Faouzi Elloumi, Abdelaziz Kotti, Khemaies Ksila et autres forcenés du pouvoir dont la parole politique volubile est aujourd’hui totalement démonétisée.
Il était une fois… un panier à crabes.
Tout a commencé par une certaine promiscuité à la faveur de la campagne électorale de son père et le parti dont ce dernier était le fondateur. Ces instances avaient permis à Hafedh de bénéficier de conditions de rencontres et d’échanges dans un milieu qui resta, malgré le changement de régime politique, toujours rompu aux complaisances, à l’opportunisme, aux relations d’influence, aux collusion des intérêts et à l’affairisme débridé.
Après sa tentative ratée de s’emparer de la tête de liste de l’une des deux circonscriptions de Tunis aux législatives de 2014, Hafedh avait mis une sourdine à ses déboires. Sauf qu’un un tel revers n’a jamais troublé l’âme de ses parents qui fondaient de grands espoirs sur ses capacités intellectuelles autant que sur l’avenir politique qu’ils avaient prévu pour lui.
Ses dispositions managériales d’un parti politique étaient devenues subitement évidentes à la faveur de stratégies conçues par des commis sans expérience politique et des affairistes sans scrupules. Il s’est alors mis dans la tête que le Nidaa Tounes lui revenait de droit, qu’il a suffisamment appris dans le domaine de la pratique du pouvoir pour considérer ce domaine comme partie prenante du patrimoine familial qu’il revendiquera le moment venu comme un héritage de son père dont il recueillera un jour la succession.
Nulle idéologie ne l’anime, nulle culture politique ne le porte. Il n’éprouve ni la sympathie pour les riches ni l’amour pour les pauvres. Juste la familiarité avec un monde dont les enjeux vont servir ses ambitions et où les intérêts particuliers l’emportent largement sur l’intérêt général. En somme, le réflexe machinal et involontaire d’un enfant gâté, forcément méchant et capricieux et des parents qui cèdent à ses moindres désirs.
Son essor fulgurant et ses successives promotions, passant d’une proximité symbolique auprès de son père jusqu’au poste de coordinateur général des structures de Nidaa Tounes pour finir par accaparer le leadership du parti, doivent être considérés, commentées et dénoncées comme des symptômes d’un malaise plus profond autant que des dérives structurelles de la morale politique dans ce pays.
La Tunisie des Caïd Essebsi est aujourd’hui couverte de ruines, ruines des choses, ruines des idées, ruines des institutions. Elles ne sont point l’œuvre d’un cataclysme unique et fortuit, mais l’effet d’un long glissement du pouvoir de la «troïka», l’ancienne coalition gouvernementale conduite par le parti islamiste Ennahdha, jusqu’au au présent régime, qui s’achèvera inévitablement par l’écroulement d’un système de valeurs qu’on a réduit synthétiquement par le vocable tant rabâché de démocratie.
L’homme qui a joué dans la défaite des islamistes un rôle considérable, qui revendiquait l’essor économique et le progrès social comme la raisons de la raison de son combat, n’aura finalement achevé ni l’un ni l’autre. Alors que d’honorables personnes sont restées dans la logique de leurs convictions, Béji Caïd Essebsi qui a suscité espoir, forcé l’estime et la reconnaissance, a tourné casaque, ne se rappelant même plus du point de vue auquel il s’est placé à un certain moment, et par ses palinodies et ses trahisons exposé le pays à une quantité de périls supplémentaire futurs.
Ce n’est plus un seul qui gouverne, mais deux
Dans l’enregistrement dont il est question ci-haut, on entend Hafdh Caïd Essebsi humilier l’orgueil du Premier ministre comme on torture un impotent rendu responsable de ses malheurs. Pour ce faire, il ne se détermine pas individuellement. «Nous l’avons nommé, dit-il, et voilà qu’il nous tourne le dos !». En faisant usage du «nous», la personne qu’il associe à lui n’est autre que le chef de l’Etat. Autant «ils» se félicitent de l’avoir nommé autant «ils» regrettent ses revirements.
Mais tout cela demeure insignifiant par rapport à l’effronterie dont il a fait preuve à l’endroit de son père et président de la République, le gratifiant par la singulière et dépréciative épithète de «vieux». Autrement dit, celui qui ne maîtrise plus rien, radote, brouille le passé et le présent. Ce n’est donc plus un seul qui gouverne, mais deux, peut-être trois sans compter les officines des grandes fourberies.
Le principe dynastique, qui repose sur une éternelle répétition de l’identique et auquel adhère anachroniquement un incompétent, ignorant de la complexité du réel, se réduit aujourd’hui à une guerre des clans, comme lorsqu’on parle, par exemple, du «clan des Siciliens», sans allusion aucune à la supposée origine lointaine des Caïd Essebsi, cela va sans dire. Une guerre dans laquelle des charlatans se bercent de mirages, et où chaque membre de leur entourage se lèche les dix doigts dans l’espoir d’un poste ou d’une gratification jusqu’à en perdre le sommeil.
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