La Tunisie est passée d’un système de dictature de parti quasi-unique un système de pluralisme de façade où l’incompétence le dispute à la prédisposition à la rapine.
Par Yassine Essid
Dans l’univers politique tunisien et dans la perspective des prochaines échéances électorales, l’heure est à la mobilisation générale et à la revue des troupes. Il y a foule, et candidats, partis, mouvements et autres courants politiques se bousculent déjà au portillon. Hormis les islamistes, tantôt ouverts, tantôt dissimulés, les autres formations donnent de la voix, interpellent et vocifèrent furieusement sans parler du déchaînement notoire de leurs ténors qui peinent à regonfler leurs militants tout en se déclarant leaders sans jouir d’aucun leadership.
Gouvernement consensuel et régime sans partis
Dans et à l’extérieur de l’Assemblée, il faut compter tout de même avec ces micro-partis qui ne cessent de peaufiner leurs slogans et agiter leurs fanions mais ne se réclament d’aucun héritage républicain. Cependant, ils revendiquent tous le monopole du progrès, du développement, du centrisme, du panarabisme, de la jeunesse, de la concorde, de la justice, de la dignité et bien d’autres démagogies effrénées et turbulentes, sans oublier les éternelles formations attrape-tout : celle des tiers-mondistes archaïques, des paléo-marxistes, des progressistes libéraux, des démocrates socialistes et autres courants désuets. Il y a enfin les partis des pauvres, des laissés-pour-compte, des excursionnistes, des promeneurs et des catégories qui se réclament de la bourgeoisie intellectuelle et créative.
Nidaa Tounes renforce ses rangs par Borhen Bsaies, un beau parleur, hypocrite et opportuniste.
Souffrant d’insuffisance d’idées autant que de militants, certains partis décident de former des coalitions pour palier leur manque d’effectifs et entreprendre des actions communes. D’ailleurs, avec l’accord global, inclusif et éphémère, dit «Accord de Carthage», on a même fini par aboutir à un régime sans partis, celui d’un gouvernement consensuel englobant l’ensemble des partis au point de gommer les frontières politiques et partisanes en réduisant la politique à des rivalités personnelles.
Autant de facteurs qui rendent le fonctionnement des partis politiques représentés à l’Assemblée des représentants du peuple (ARP) en totale opposition avec l’actualité et les préoccupations de la société. Ils ne sont pas des rouages indispensables au bon fonctionnement de la démocratie et ce, d’autant plus, qu’il n’y a plus ni un statut de la majorité, qui normalement gouverne, ni un statut de l’opposition comme pilier fondamental de la démocratie en tant que contre-pouvoir.
En somme, une exception tunisienne où n’existent ni libéralisme, ni socialisme mais une entente de circonstance entre deux vieux ennemis devenus d’inséparables potes.
Ennahdha avance masqué, Nidaa se déglingue
Dans cette foule politique en habits d’Arlequin, Ennahdha, qui se reconnaît désormais indispensable au fonctionnement de la vie et du gouvernement politique du pays, avance toujours masquée et se réclame, depuis peu, d’un système inepte et pervers appelé «islam démocratique». Sa méthode consiste à diffuser son idéologie, non par la critique des idées mais par la mobilisation des générations présentes et futures en vue de s’en servir le moment venu pour la conquête et la conservation définitive du pouvoir.
Danser avec les loups d’Ennahdha, qui avancent masqués.
Enfin, il y a le parti des déglingués: Nidaa Tounes en est un, version Hafedh Caïd Essebsi évidemment. Ses instances dirigeantes ne sont pas seulement des pauvres gens, mais des naufragés de la politique qui n’intéressent plus grand-monde malgré les efforts qu’ils déploient pour conserver une identité. C’est une ruchée orpheline qui ne dispose plus que de quelques ouvrières pressées du désir désespéré de maintenir l’espèce. Ses responsables, toujours privés de programme, décident tout de même d’engranger des personnalités de poids de la société civile autant que des professionnels de la politique.
Depuis quelques jours, les noms se succèdent. Commençons par un «poids lourd» de la communication, le journaliste-vedette de télévision, Borhen Bsaïes. Il sera chargé au sein du parti des dossiers politiques. Une mission dont il s’acquittera, j’en suis sûr, avec la même ardeur hypocrite et opportuniste qu’au temps où il était le délégué de Ben Ali chargé de défendre son image dans les débats télévisés contre des opposants au régime.
Autre «grosse prise», l’ancien ministre du Commerce, Mohsen Hassan, rendu célèbre par son inoubliable initiative qui n’a pas son pareil dans les annales politiques. Il avait préconisé à l’époque un dialogue volontaire et direct avec les barons de la contrebande comme la meilleure façon de lutter contre leur trafic.
Quant aux autres papillons de l’engagement politique, je me garderais bien de commenter leur ralliement car ils joignent au manque d’envergure intellectuelle le fait d’être simplement sans passé politique notable.
Le très «honnête» Mohsen Hassan au milieu des nouvelles recrues de Nidaa Tounes.
Recrutements et transferts permanents
L’arrivée d’une personnalité venue du mondes affaires, du monde académique, du domaine de la culture ou de la communication, ne fait sens que lorsqu’elle permet de donner un nouveau souffle au parti, contribue financièrement, matériellement et en toute transparence, à son bon fonctionnement, améliore ses méthodes de gestion et de recrutement de nouveaux militants ou sympathisants, rectifie ses objectifs stratégiques, adapte certaines options du programme électoral aux réalités économiques et sociales du pays. Cette personnalité, choisie parmi quelques talents reconnus et qui a la faculté de transformer le fondement idéologique en action militante, est appelée à réinventer une nouvelle manière de penser, s’imposer en réformateur aux aptitudes remarquables capable d’attirer le moment venu les électeurs en ratissant le plus largement possible.
Or, ce qu’on considère aujourd’hui pudiquement comme relevant naturellement d’un processus de transition démocratique, révèle en fait l’échec de celle-ci.
Les petits calculs politiciens, les querelles de leadership, la lutte des ambitions personnelles, l’affrontement des ego, ont exacerbé les modifications qui interviennent presque chaque jour aussi bien dans le poids respectif des forces au parlement, suite aux transhumances politiques et aux débauchages, que dans l’importance d’une opposition extraparlementaire qui occupe presque tout l’espace médiatique. On peut aller jusqu’à admettre que celle-ci puise sa notoriété, sa virulence et sa crédibilité de son absence même d’insertion dans le dispositif normatif.
Dès lors, les nouveaux recrutements et les transferts permanents ne sont jamais définitifs, n’améliorent pas l’image, ne renforcent la solidarité et ne poussent à l’engagement et, partant, ne séduisent ni ne convainquent l’opinion publique qui a d’ailleurs cessé d’être une cible électorale à la fois prioritaire et privilégiée.
Au lendemain des dernières élections, les partis politiques avaient commencé par élaborer des stratégies de positionnement qui ont lourdement affecté leur comportement politique surtout avec l’apparition des nouvelles technologies de l’information et de la communication. Faisant fi des exigences d’un public de plus en plus émotionnel et irrationnel, avide des résultats rapides et de performances concrètes, partis et mouvements politiques, tous créés ex nihilo, s’étaient rapidement embarqués dans un mode de gestion pratiqué sans méthode et surtout sans moralité.
Quels monstres va-t-on encore élire ?
Le multipartisme n’est pas la démocratie
L’exercice politique s’était aussitôt établi sur des valeurs et des principes de survie. Il n’était pas destiné à justifier l’instauration et l’adhésion à un modèle économique et social nouveau, communiquer une image innovante d’activistes assoiffés de justice, ou servir de stimulateur pour former et rendre l’individu devenu citoyen à être davantage conscient des difficultés du pays, patient et plus respectueux de la loi, mais plutôt lui faire croire qu’ils sont là pour servir l’intérêt général tout en le poussant à la maximisation de ses penchants consuméristes.
Le principe du marketing politique et la compétitivité à tout prix, la rivalité des intérêts, et l’innovation dans le mode de gestion afin de réaliser les meilleures parts de marché. Or en politique, on est élu lorsqu’on a passé des épreuves, qu’on a incarné un idéal, qu’on est accepté en termes d’image, qu’on est capable d’entraîner son camp à la victoire, qu’on possède en somme la capacité à unir, fidéliser, écouter, faire montre d’empathie en vue de contribuer à faire réussir son camp.
Mais l’égocentrisme, l’amour du pouvoir, les relations douteuses, les mensonges calomnieux, les revirements brusques, les promesses trompeuses, la corruption, désormais dans l’air qu’on respire, avaient fini par prendre le dessus et ternir l’image de certains élus et dirigeants de partis transformés en aventuriers et pour qui l’action politique n’est plus qu’un ingrédient dont il est facile d’abuser. Si le parti unique était la dictature, le multipartisme n’est pas la démocratie.
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