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Affiches électorales et femmes sans visage

Dans certains pays arabes, les affiches électorales représentent des photos de femmes candidates, dont les visages sont volontairement effacés. Un phénomène qui mérite qu’on s’y attarde.

Par Razika Adnani *

Razika AdnaniDans les pays à majorité musulmane la représentation féminine dans les assemblées populaires, que nous pouvons qualifier de forte en comparaison à ce qu’elle était auparavant, est un phénomène nouveau qui vient bousculer l’aspect traditionnel de ces sociétés où le domaine politique est souvent réservé aux hommes.

Ce changement dans l’image politique s’explique par l’application de systèmes de quotas réservant des sièges aux femmes dans les assemblées législatives. En effet, en Algérie par exemple, c’est la loi organique de 12 janvier 2012 qui a permis aux femmes de siéger dans l’Assemblée Nationale. Sans aucun doute cette loi marque un tournant dans l’histoire de la femme et de la société algérienne.

Candidates sans visages et «femmes fantômes»

Cependant, les affiches électorales représentant des photos de femmes candidates, dont les visages sont volontairement effacés, nécessitent qu’on s’y attarde. Cette situation ayant été observée en Algérie lors de la campagne électorale du 4 mai 2017 l’a été également en Egypte et au Maroc. Dans ce dernier pays, les visages des femmes ont été supprimés sur les tracts du parti de la Renaissance et de la vertu lors de la campagne électorale 2016.

En Egypte, certains partis politiques se sont distingués, il y a quelques années, pendant les campagnes électorales, non seulement par le port du voile intégral de leurs candidates mais aussi par des affiches électorales les représentant avec des visages invisibles. Le phénomène des femmes sans visage sur des affiches électorales n’est donc pas un fait isolé mais un phénomène qui se répand.

En Algérie, ce phénomène inédit a suscité beaucoup de réactions. Le slogan «montre ton visage» a été beaucoup relayé sur les réseaux sociaux, exprimant le rejet de ces affiches par les citoyens. En effet, supprimer le visage d’un candidat va à l’encontre de l’objectif des affiches électorales qui est de montrer au peuple les personnes pour qui il voudrait donner sa voix afin de le représenter dans les assemblées législatives.

Dans ce cas, le visage est le premier élément représentatif de l’individu. Il est un élément constitutif essentiel de son identité. La personne n’est pas seulement un nom ou une fonction, elle est également un visage. Selon Emmanuel Levinas, c’est au visage de l’autre que s’adresse en premier lieu notre regard. Le visage s’exprime; il révèle l’être de la personne qu’il donne à voir. Supprimer les visages, c’est donc priver les citoyens d’un élément qui leur permette de faire leur choix électoral. Cela va à l’encontre de l’objectif des élections et revient à dire au peuple de voter pour un nom sans savoir à qui il appartient réellement.

Si ce phénomène de «femmes fantômes», comme certains l’ont baptisé, choque beaucoup, c’est parce qu’il va également à l’encontre de l’objectif des lois sur les quotas présentés comme un moyen nécessaire pour surmonter les barrières sociales et culturelles imposées par la société patriarcale. L’objectif de ces lois est d’arriver à une meilleure représentation politique de la femme. C’est la seule façon permettant à la femme de faire entendre sa voix dans les assemblées et de défendre ses droits. Le but est d’aller vers la concrétisation du principe d’égalité entre les hommes et les femmes, principe qui peine à se réaliser dans les sociétés à majorité musulmane sous domination masculine.

Cependant, le phénomène des candidates sans visage qui semble vouloir s’installer dans le paysage politique et social de ces pays renvoie à une situation qui va tout à fait à l’encontre de ces objectifs. Des femmes se présentent aux élections législatives certes mais tout en concrétisant les normes patriarcales et l’image de la femme dans la société traditionnelle.

Montre ton visage

Le slogan officiel des dernières législatives algériennes «Fais entendre ta voix» a été détourné sur les réseaux sociaux en «Montre ton visage» en réponse aux candidates qui n’ont pas montré leurs visages sur les affiches. 

Soumission à la domination masculine

Une femme qui n’ose pas défendre ses propres droits et qui pense qu’elle doit accepter la soumission et la domination masculine et le poids des traditions discriminatoires ne peut défendre ceux des autres femmes. Elle ne pourra pas non plus défendre ceux des hommes étant donné qu’un élu est avant tout censé défendre les droits de tout le peuple. Comment peut-il (femme ou homme) représenter le peuple s’il n’ose pas se présenter à lui? D’autant plus que ces affiches montrant côte à côte des candidats hommes avec leurs visages affichés et des candidates femmes avec des visages effacés concrétisent parfaitement le principe d’inégalité entre les deux sexes que cette loi sur les quotas est supposée combattre.

Si ces femmes ne veulent montrer leur visage, vont-elles s’adresser au peuple derrière un voile? Sommes-nous en train de revenir à une époque très lointaine où les femmes des califes participaient à la vie politique derrière un rideau? Être députée et cacher son visage revient exactement à cela. On assiste donc à un retour à un traditionalisme et à un salafisme des plus radicaux qui révèlent le poids des forces traditionalistes refusant le changement et l’évolution des sociétés musulmane au nom des traditions.

Derrière le fait de cacher son visage se dissimule soit le désir de tromper l’autre soit la honte de se présenter à lui. L’histoire de la femme a toujours été marquée par le fardeau de la honte d’être et la culpabilité d’exister en tant que femme. Il s’agit de la conséquence d’une éducation pervertie afin d’expulser la femme de la vie sociale et de nier son existence même. Ce qui a toujours fait du tort tout autant à la femme qu’à la société en général. Aucun être humain ne peut s’assumer et prendre son destin en main s’il porte en lui la culpabilité d’être et d’exister.

La loi sur les quotas n’a donc pas réussi à surmonter les barrières dressées devant l’émancipation de la femme. Les conservateurs ont bien su l’utiliser pour asseoir leur vision de la société. Pourquoi pas des femmes conservatrices dans les assemblées pour mieux protéger les traditions et les pérenniser ? Stratégie qui n’est pas nouvelle.

L’homme a toujours utilisé la femme pour mater la femme et les esclavagistes ont utilisé les esclaves pour asservir ceux qui aspiraient à la liberté et à la dignité. En Angleterre, une femme aurait fabriqué une poupée sans visage comme jouet pour les petites filles afin de leur inculquer très jeunes qu’être femmes c’est accepter de s’effacer.

La vague de salafisation

Pour se défendre, les auteurs de ces affiches réitèrent deux arguments : il s’agit d’une part de nos traditions qu’il faut respecter et, d’autre part, du choix des femmes, c’est bien elles qui ne veulent pas montrer leur visage. Tout d’abord, il est très difficile de parler de liberté de choix pour la femme dans une société où la communauté l’emporte sur l’individu et où certaines pratiques comme le port du voile sont présentées comme des recommandations immuables. Ensuite, dans les habitudes sociales de nos parents et de nos grands-parents, quand une femme arrive à un niveau social et culturel aussi élevé, sa présence en public est parfaitement acceptée. La preuve en est qu’en Algérie par exemple, ce sont les Algériens eux-mêmes qui ont été choqués par ces affiches. Pour eux, une femme qui veut faire de la politique et qui cache son visage est tout simplement paradoxale.

En effet, beaucoup de ces populations veulent en finir avec les systèmes patriarcaux que beaucoup trouvent incompatibles avec la situation des femmes qui sont de plus en plus instruites et investissent le monde du travail. Quant aux jeunes femmes, elles sont nombreuses aujourd’hui à ne pas s’inscrire dans la situation psychologique dramatique de leurs aînées. Fières d’exister et d’être femmes, elles l’expriment par leur travail, leur réussite et leur coquetterie et c’est ce que les conservateurs veulent contrecarrer.

Ainsi, ce phénomène de femmes sans visage dévoile une volonté de durcir les normes traditionnelles et de revenir à un conservatisme ne s’inscrivant pas réellement dans les habitudes sociales de certains pays du Maghreb. Il s’agit donc d’un conservatisme plus radical importé des autres pays musulmans plus orthodoxes pour contrer toute volonté de changement et d’évolution des sociétés musulmanes. C’est la preuve que la vague de salafisation lancée avance et ne recule pas. Au nom de la liberté de choix, les conservateurs utilisent la femme pour vider la loi organique sur les quotas de son sens et de sa substance.

* Philosophe et écrivaine, associée au groupe d’analyse de JFC Conseil.

 

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