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Tunisie : Les impossibles réformes selon le théorème d’Arrow

La Feuille de Route de Carthage (FRC) est devenue une feuille de route pour nulle part, une «plaque routière» indiquant «Impasse» ou «Sans issue». Explications…

Par Asef Ben Ammar *

Censée être une «bouée» de sauvetage visant à faciliter la coordination et les réformes des politiques gouvernementales, la Feuille de route de Carthage (FRC) s’est pervertie en «boulet» qui génère l’impasse et qui renforce la procrastination face aux changements et réformes à entreprendre.

Plusieurs analystes politiques et économistes de la Banque mondiale, du FMI, etc., déplorent les blocages et les tergiversations issus des membres de la FRC; ces blocages finissent par tuer dans l’œuf un grand nombre de réformes structurelles, incontournables et fortement attendues par la Tunisie post-2011.

Parmi ces réformes, figurent en bonne place celles visant la fiscalité, le secteur bancaire, la fonction publique, la sécurité sociale, la caisse de compensation, le déficit commercial, et la liste est encore plus longue!

Tout porte à croire que les partenaires de la FRC ne s’entendent pas depuis toujours sur les réformes à engager, préférant souvent le statu quo au changement et la procrastination à l’engagement!

Une telle situation suscite des questions importantes et des préoccupations grandissantes. La principale question posée consiste à savoir pourquoi tant de blocage et de procrastination par ce mécanisme ad hoc, pourtant sans légitimité constitutionnelle.

Kenneth Arrow, un légendaire économiste américain s’est intéressé à ce genre de blocage dans les institutions politiques fonctionnant sur le principe de l’unanimité et le consensus. Arrow a développé une démonstration politico-économique, sanctionnée par un théorème explicatif, qui lui a valu l’obtention du prix Nobel d’économie en 1972. Le théorème d’Arrow traite d’une situation politique paradoxale comparable à celle prévalant au sein de la FRC. Une situation qui mène vers l’impasse, empêchant les réformes et renforçant le statu quo!

La suite de cette chronique fait la démonstration du théorème d’Arrow, de façon très simplifiée, mais illustrée, en s’appuyant sur le contexte décisionnel des partenaires de la FRC.

Trois acteurs et trois réformes

Pour les besoins de la démonstration, prenons le cas des 3 forces politiques dominantes au sein de la FRC : i) Alliance au pouvoir NiNa, entre le Nidaa et Ennahdha, ii) le syndicat des travailleurs, l’UGTT et iii) le syndicat des patrons, l’Utica. Les autres partenaires de la FRC sont passées sous silence; notre démonstration modélisée est forcément réductrice et simplificatrice ne pouvant tenir compte de toutes forces en présence.

Prenons aussi 3 réformes majeures en attente de décision : R1, R2 et R3. La R1 se réfère à la réforme visant à lutter à l’évasion fiscale et à augmenter les taux d’imposition des entreprises. La R2 se réfère à la réforme visant une réduction notoire des effectifs de fonctionnaires et la baisse drastique de la masse salariale gouvernementale. La R3 se réfère à la lutte au déficit commercial, principalement par la réduction des importations superflues (de la Turquie principalement). Ces réformes constituent l’épine dorsale de la dernière Déclaration de politique générale du chef du gouvernement Youssef Chahed (lors du vote de confiance pour ses nouveaux ministres).

Les trois forces politiques considérées n’ont pas les mêmes positions politiques, ni les mêmes intérêts stratégiques face à ces trois réformes majeures (R1, R2, R3).

La coalition Nidaa-Ennahdha empêche la mise en place d’un gouvernement capable de mener des réformes. 

Regardons maintenant comment ces forces politiques vont se comporter pour voter, prioriser et séquencer ces trois réformes selon leurs préférences et l’urgence de les inscrire dans l’Agenda politique.

Pour les besoins de la démonstration, on dira que la coalition NiNa met en tête de ses préférences et urgences R1, soit la réforme visant à augmenter les impôts des entreprises, à collecter plus de recettes fiscales et à lutter contre l’évasion fiscale. Vient ensuite la réforme R2; celle-ci vise à limiter la taille de l’État, en atrophiant les effectifs de fonctionnaires et la masse salariale. R3 ferme la marche en troisième position des préférences; les intérêts commerciaux de cette coalition, s’ajoutant à la proximité idéologique entre Ennahdha et le président de la Turquie, font que cette réforme est classée dernière dans les préférences de cette coalition. En somme, pour la coalition NiNa les choix préférés sont comme suit :

R1 > R2 > R3.

En toutes lettres, cela suggère que R1 est préférée à R2; R2 est préférée à R3 et ultimement R1 préférée à R3.
Dans la même logique, on explore les choix de l’Utica. La centrale patronale préfère que l’État commence par la R2, à savoir la réforme devant libérer un grand nombre de fonctionnaires, et désengager ainsi l’État de nombreux secteurs pouvant être conquis par le secteur privé. L’Utica placerait la réduction des échanges commerciaux (R3), comme un second best, un deuxième choix des réformes à prioriser. En troisième choix arrive évidemment l’augmentation des impôts sur les sociétés, la lutte à l’évasion fiscale et autres actions liées (lutte à corruption, etc.). R1 est donc la réforme la moins souhaitée par l’Utica.

En somme, pour l’Utica, nous constatons que R2 est préférée à R3; R3 est préférée à R1 et R2 préférée à R1.

R2>R3>R1

Pour l’UGTT, la première préférence est R3. Comme organisation syndicale, elle aurait des préjugés défavorables contre les amis turcs de Ghannouchi et serait aussi pour réduire les importations commerciales pour éventuellement favoriser une approche d’import-substitution favorisant les productions locales (créatrices d’emplois) aux importations tous azimuts. Viendrait ensuite R1, une réforme visant à optimiser les recettes fiscales pour l’État.

L’UGTT s’attend à des nouvelles négociations salariales pour les salariées de la fonction publique, et souhaite ainsi plus de marge de manœuvre fiscale pour couvrir les augmentations salariales des fonctionnaires. La réforme la moins préférée et la plus mal perçue est bel et bien R2, la réforme visant le licenciement de fonctionnaires et le blocage des recrutements dans la fonction publique. L’UGTT appréhende cette réforme et fait tout pour bloquer la réduction des effectifs des fonctionnaires.

En somme pour l’UGTT, les réformes préférées se déclinent comme suit R3 est préféré à R1; R1 est préféré à R3 et ultimement R3 préféré à R2.

Youssef Chahed aura du mal à mettre d’accord Noureddine Taboubi (UGTT) et Ouided Bouchamaoui (Utica). 

R3>R1>R2

Dans la même logique d’Arrow; et en mettant ensemble les trois séries de préférences (présentées précédemment), il sera impossible à la FRC de décider et d’agir avec le consensus requis entre ces trois acteurs : aucune réforme n’obtiendrait le feu vert absolu, et le tout finira par privilégier le statu quo à la réforme.

Situation paradoxale et impasse décisionnelle selon Arrow, et voilà pourquoi ! Les 3 systèmes de préférence sont résumés comme suit :

Pour la coalition NiNa : R1 > R2 > R3

Pour l’Utica:                     R2 > R3 > R1

Pour l’UGTT:                   R3 > R1 > R2

En agrégeant les préférences des 3 partenaires, on obtient :

• deux fois sur trois (Utica et UGTT): R3 > R1

• deux fois sur trois (NiNa et UGTT): R1 > R2.

Face à ces préférences et pour être logique (avec un choix transitif), on devrait avoir une réforme démocratiquement choisie, et donnant : R3 > R2

Paradoxalement, on bute sur un dilemme et une impossibilité au sens d’Arrow, puisque de facto, 2 acteurs préfèrent (NiNa et Utica):   R2 > R3

L’impossible réforme; l’art de la procrastination!

Cette situation inusitée illustre l’impossibilité décisionnelle; à l’origine de l’inaction et le statu quo. Faute de consensus sur les réformes à prioriser et à engager de manière concertée et validée par la FRC, le compromis requis est ainsi impossible à obtenir, preuve à l’appui!

Bref, en raison de la diversité des préférences et des intérêts corporatistes, les choix deviennent forcement intransitifs et impossibles à agréger pour prioriser des réformes. Cette situation paradoxale a permis à certains de qualifier le théorème d’Arrow, du théorème de l’impossibilité de la démocratie au sein des gouvernements (ou sociétés) constitués de partis (ou d’individus) et d’acteurs décisionnels ne pouvant pas s’entendre sur les réformes à engager. En somme des acteurs incapables de gouverner et d’agir efficacement pour initier les réformes et créer le changement et le progrès.

Chacune des forces politiques en présence se cramponne mordicus sur ses positions idéologiques, opposant indirectement son veto à tout changement contraire à ses dogmes et préférences. Tous sont portés à se dire ; «pourquoi changer aujourd’hui, ce qu’on n’a pas pu ou voulu à réformer avant?». Chacun des acteurs pense à ses intérêts de court terme sacrifiant les intérêts de long terme, chacun sacrifie les intérêts collectifs au profit des intérêts corporatistes et privés. Chacun menacerait les autres de quitter la FRC, si on voulait aller à l’encontre de ses préférences et ses choix.

Le théorème d’impossibilité d’Arrow nous donne la preuve que la FRC n’est pas en mesure de faciliter les réformes attendues par le gouvernement de Youssef Chahed.

L’Accord de Carthage n’a pas apporté la solution. Et s’il était au coeur même du problème. 

Quoi faire?

En raison des préférences propres à chacun des partis, Arrow arrive ainsi à la conclusion que la seule façon d’aboutir à un choix collectif cohérent et favorisant le changement et les réformes majeures, est de s’en remettre à un gouvernement homogène, non-coalisé, et majoritaire, avec un chef de gouvernement élu (légitimité oblige!); ayant plein pouvoir pour agir avec leadership, célérité et bienveillance pour convaincre au sujet de la pertinence de ses réformes.

Faute de quoi, il n’y a qu’un «dictateur» qui peut aller de l’avant avec les réformes en décidant de facto unilatéralement et pour tous ! Parions que le scénario du retour à un régime dictatorial n’est plus envisageable, et Dieu merci !

La morale de l’histoire : le théorème d’impossibilité d’Arrow explique pourquoi la FRC est devenue une feuille de route pour nulle part, une «plaque routière» indiquant «Impasse» ou «Sans issue».

La FRC est désormais un mécanisme qui mène à une impasse décisionnelle tuant dans l’œuf toutes les grandes réformes attendues en Tunisie. Arrow illustre comment certaines institutions, se voulant portant démocratiques, génèrent le statu quo (inaction et le blocage) plutôt que le changement (réformes) et le progrès.

La classe politique en Tunisie et ses élites doivent méditer (et se faire expliquer, si nécessaire) le théorème d’impossibilité d’Arrow, pour comprendre que le dédoublement de mécanismes décisionnels est de nature à générer des cafouillages, des blocages empêchant les sociétés d’évoluer et de prospérer. La FRC fait désormais partie du problème (refus et allergie aux réformes), et ne fait plus partie de la solution de la crise économique que vit la Tunisie.

* Ph.D., analyste en économie politique.

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