Le gouvernement va-t-il être amené à déployer l’armée dans les marchés pour les réguler et maîtriser les prix qui ont tendance à flamber dangereusement ?
Par Yassine Essid
Un honorable représentant de la nation, fortement inspiré, et appartenant au mouvement Ennahdha, a fait cette semaine une sortie pour le moins remarquée en plaidant pour que l’armée nationale intervienne afin de maîtriser la hausse des prix.
Nonobstant la singularité de cette proposition, le député est ici parfaitement dans son rôle. Car il n’est pas tenu de voter machinalement toutes les propositions de lois, ni baver béatement devant le grand cirque qui agite les politicards du gouvernement. L’obligation de soumettre des propositions en vue de les faire adopter, surtout lorsque l’exécutif s’essouffle ou abdique, lui revient de droit, car il s’agit de ne point faillir aux espoirs qu’ont reportés sur lui ses électeurs désespérés.
Rôle de l’armée dans le régime démocratique
Quant à nous, nous n’avons que trop souffert d’une assemblée tantôt passive et soumise, tantôt violente et injurieuse, formée de représentants généralement dépourvus de toute démarche intellectuelle ou pratique. Alors, pour une fois que quelqu’un arrive, sans révolution ni colère, à traiter un problème devenu insurmontable en suggérant un procédé nouveau, hâtons-nous de saluer sa hardiesse, même si elle a peu de chance de trouver un consensus.
Gardons-nous cependant de toute précipitation pour juger cette démarche, en étudier la faisabilité, ou en faire un objet de moquerie. Appliquons-nous plutôt à en explorer les tenants et les aboutissants.
Formellement, la Tunisie est un État démocratique. À la faveur de la chute du régime du parti unique, elle s’est dotée d’une constitution instaurant un régime parlementaire et établissant des mécanismes délibératifs.
Cependant, parmi un certain nombre de pratiques non écrites, qui tiennent presque lieu de coutume, il y a l’absence de toute intervention de l’armée dans le champ politique ou économique et encore moins le pouvoir d’orienter, de quelque mode que ce soit, les choix du gouvernement.
D’ailleurs, si aujourd’hui la hiérarchie militaire est entièrement engagée dans la lutte contre le terrorisme islamique, elle n’est nullement acquise à la devise de l’éradication de l’islamisme dans la mesure où celui-ci demeure pacifique et prétend se réclamer de la démocratie.
A la guerre comme à la guerre
Ainsi, même si elle est consultée sur toutes les questions relatives à la sécurité nationale, elle n’est ni omniprésente ni omnipotente. Peu concernée par le processus de décision politique, elle est à fortiori peu outillée pour s’engager dans le fonctionnement du marché.
Mais, pour un gouvernement qui fonctionne dans l’improvisation permanente, qui se retrouve le dos au mur en raison de la persistance de la cherté de la vie, et qui a épuisé tous les efforts visant à juguler la hausse des prix, l’idée de notre député, qui ne manque pas de fantasme, avait interpellé le Premier ministre qui l’a jugée pas si mauvaise que ça et décida tout bonnement de la mettre à l’épreuve
Aussitôt dit, aussitôt fait. L’état-major fut convoqué le lendemain pour une réunion extraordinaire, s’inscrivant cette fois dans une séquence économique et opérationnelle afin de définir une stratégie de sécurité nationale en matière de prix.
Bien que nullement compétents pour entreprendre une telle mission, les officiers convinrent que leur rôle est d’obéir sans discuter les ordres. A la guerre comme à la guerre. On diminuera provisoirement, dirent-ils, la protection du territoire, au profit d’une mission de service public en suppléant, au quotidien et dans l’urgence, les fonctions des ministères de l’Economie et du Commerce.
Reste à savoir, maintenant que les enjeux sont définis, quel type de stratégie entreprendre de manière durable afin d’atteindre l’objectif?
Ouvrant la réunion, le chef d’état-major a rappelé pertinemment que pour toute armée, il faut d’abord identifier l’ennemi avant la mise en place de tout dispositif militaire et le type d’armement qui va avec. L’un des officiers, qui ne manque jamais, en de telles occasions, de jouer au plaisantin, suggéra de faire usage de l’artillerie lourde. Une réflexion qui lui valu le regard assassin de ses supérieurs.
Plus sérieux, un autre prit la parole, pour expliquer fort à propos cette fois, que dans cette bataille l’adversaire, bien que fortement nuisible, est désincarné et n’est pas représenté en chair et en os dans une personne ou une collectivité. En somme, il ne représente pas une puissance belligérante. Le bien-fondé de son raisonnement mit dans l’embarra tout l’état-major qui donna l’air de découvrir subitement, non pas seulement les inconvénients d’une telle mission, mais le manque de pertinence d’une décision erronée émanant d’un gouvernement qui cherche à attribuer à l’armée nationale une fonction qui ne relève pas de ses prérogatives, même si le colonel d’un régiment qui ne possède ni la caserne, ni les armes, encore moins ses soldats, est devenu chef d’entreprise publique avec les résultats que l’on connaît.
Un officier féru d’économie politique
Mais l’heure n’est plus aux ratiocinations. Il faut passer aux actes. C’est alors qu’un autre officier, connu pour être féru d’économie politique, prit la parole pour expliquer à ses collègues, profanes en la matière, que dans une économie libérale la régulation se fait par le biais du marché, lequel doit répondre à certaines conditions de concurrence pure et parfaite : l’atomicité, ou l’existence sur un même marché d’un grand nombre commerces si petits qu’ils ne peuvent influer sur les prix. L’homogénéité des produits vendus qui doivent être de même qualité. La libre entrée pour chacun sur le marché qu’il désire, au moment où il le désire, sans aucune contrainte. La transparence de l’information et la mobilité des facteurs de production. Correctement remplies, ces conditions permettront de dégager les meilleurs prix possibles en instaurant une réelle concurrence sur le marché.
Pour la Tunisie, bien des facteurs se conjuguent pour expliquer l’envolée des prix. En premier lieu la production de certaines denrées demeurée relativement inférieure face à une forte croissance de la demande, et des consommateurs qui doivent consacrer à leur alimentation une part encore plus importante de leurs revenus de plus en plus restreints.
En effet, si un marchand ne vendra jamais à perte, tout consommateur, s’il a le pouvoir de choisir, devra cependant disposer de ressources nécessaires pour acheter ce qui lui est nécessaire et disponible sur le marché. Or, le grand problème aujourd’hui est moins dans la hausse des prix que dans la diminution du pouvoir d’achat.
De plus, le marché est aujourd’hui complètement éclaté. Les vendeurs à la sauvette des fruits et légumes se sont multipliés dans les villes, s’installent avec leurs camionnettes sur des emplacements non autorisés pour vendre à des prix plus bas des denrées de moindre qualité, ce qui représente une concurrence déloyale pour les autres commerçants et une perte sèche pour le Trésor public.
Or, le gouvernement dispose, en théorie, des structures nécessaires pour une telle mission : police, agents de la garde nationale et autres fonctionnaires de l’Etat chargés de veiller à une meilleure régulation du marché par le contrôle et la répression.
«Une armée marche à son estomac», disait Napoléon
L’officier, continua, dubitatif, qu’on peut toujours faire un effort sur les prix des aliments de consommation courante par le biais du désormais célèbre «panier de la ménagère». Mais c’est une solution qui limite les augmentations brutales à court terme, mais ne permet pas à moyen terme de faire réellement baisser les prix.
Encore une fois, dit-il, intervenir militairement et sans violence revient à faire pression vers le bas sur les prix sans réguler pour autant le fonctionnement du marché.
Pour aller à la rencontre des aspirations profondes d’un peuple qui lutte péniblement pour joindre les deux bouts, on n’établira pas des lignes de front, ni des zones de grandes batailles, de même qu’on ne choisira pas quel type d’armement utiliser. L’armée n’est pas le sauveur suprême de l’ordre social. Elle n’est pas non plus une force inactive, ni une main-d’œuvre à bon marché et disciplinée. C’est au gouvernement de réaliser l’intégration satisfaisante de l’individu au corps social; et celle-ci est définie par l’égalité des chances, le mérite, un bien-être suffisant et la satisfaction des désirs légitimes.
Enfin, et c’est là tout le problème, en matière de culture de guerre, les soldats combattent généralement par obligation, par devoir, par soumission, pour la gloire et l’honneur, mais toujours au nom du patriotisme qui les motive. Or, les dépêcher sur les marchés est une réalité inhabituelle qui ne manquera pas de poser la question du rapport des combattants à l’ennemi, comme le risque de fraternisation, la difficulté d’éviter que ne s’établisse une certaine amitié ou communauté d’intérêt entre eux et les marchands coupables d’infraction afin de compléter ou varier leur ration alimentaire. «Une armée marche à son estomac», disait Napoléon.
A ce stade, le chef d’état-major, excédé, reprit la parole pour conclure. Car la polémique a pris une tournure symptomatique de la détresse intellectuelle de la classe dirigeante. Lutter contre la hausse des prix revient essentiellement à concevoir une politique économique et sociale capable de mettre le pays à l’abri des violents soubresauts qui le secouent. Or cela implique nécessairement une nouvelle approche économique et sociale et une nouvelle équipe dirigeante qui ne fourrent pas dans la tête d’un représentant de la nation une provision d’idées aussi fausses, saugrenues et désespérées. Si le ministère de la Défense nationale devient aujourd’hui l’enceinte la plus indiquée en matière de régulation du marché, que serait-il demain ?
Un député plaide pour le contrôle du marché de gros par l’armée
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