De la violence dans les stades à l’hooliganisme politique, les Tunisiens semblent renoncer à toute possibilité de coexister afin de prendre à bras le corps le présent et l’avenir du pays.
Par Yassine Essid
L’histoire du football en Tunisie ne pourra jamais se concevoir indépendamment d’un ensemble d’interférences, à la fois sociales et politiques. L’importance que revêt cette activité physique, transformée aujourd’hui en joutes à tout venant entre bandes rivales dans la fabrique de la société, n’est plus à démontrer.
Pourtant, de tous les sports de masse, le football est celui qui déchaîne le plus de passions de la part des supporters et fut longtemps la seule activité sociale festive et pacifique qui rassemblait dans une même ferveur toutes les composantes d’un peuple. La violence, à laquelle on assiste tant aujourd’hui, est un de ses avatars.
S’adaptant à tous les régimes politiques, le football sert à la fois d’instrument de manipulation des foules, d’outil de propagande internationale et une ingénieuse machine contribuant à l’intégration des masses.
Le dernier carré de la brutalité se situe ailleurs
Pendant des décennies, et au-delà des différenciations sociales, les clubs s’organisaient et les spectacles se déroulaient dans une société relativement stable, partageant un fort nationalisme, unie autour de quelques valeurs fondamentales, respectueuse des institutions, modérément portée vers la contestation, faiblement mobilisée pour les invectives furibondes entre supporters et la contestation violente dans et en dehors des stades.
Tout cela faisait que la tradition du football, tout en rendant visibles à la fois les proximités et les distances sociales, ne se limitait pas seulement à un enjeu sportif, ou à un divertissement populaire, mais, tel un miroir, réfléchissait, sur la surface du stade autant que dans les gradins, cette pleine appartenance à des valeurs communes.
Le public de l’Espérance voue encore un culte pour Slim Chiboub, le gendre de Ben Ali.
Cette époque est bel et bien révolue. Il y a comme une rupture du consensus sur toutes les modalités de compétitions. Des spectateurs qui s’échauffent et n’hésitent pas à en venir aux mains, des invasions de terrain pendant ou à la fin de la partie qui ont le plus souvent la même cause : un match mal engagé que l’on veut arrêter, une décision d’arbitrage contestée, et les responsables de la défaite, arbitres et joueurs adverses, que l’on pourchasse dans tous les recoins. Quant aux forces de l’ordre, on est toujours prêts à en découdre.
La violence est toujours présente, mais ses degrés diffèrent, allant de l’invasion presque pacifique à la bagarre générale. Enfin, le dernier carré de la brutalité se situe ailleurs, lorsque la colère des supporters quitte l’enceinte sportive pour s’exprimer dans la ville et troubler l’ordre public.
Désormais, organisateurs, dirigeants, agents de l’ordre constituent, avant même l’arrivée des équipes mal contrôlées par une fédération manquant d’autorité, et avant le début du match, l’élément fondamental des rencontres où la faiblesse technique des joueurs et la mauvaise qualité du jeu n’ont d’égal que le délire des sens des supporters.
Depuis l’indépendance, la vie des clubs de football en Tunisie se confondait presque avec l’histoire nationale. L’Espérance sportive de Tunis (EST), le Club africain (CA), l’Etoile sportive du Sahel (ESS), le Club sportif sfaxien (CSS), et bien d’autres associations sportives, communautaires ou de quartiers, ont été, au-delà de leur identité, des groupements destinés à faire exister des collectifs imaginaires, sans plus.
La confusion entre argent, politique et football
Certains se rappellent peut-être encore la dissolution de toutes les activités sportives de l’EST, lors de la saison 1971. Un événement sans précédent lorsqu’on connaît le passé légendaire du club. Ses droits ne furent rétablis que grâce à la mansuétude du président Bourguiba qui lui permit, au retour de l’étranger, d’apprécier une fois de plus sa popularité à en juger par l’accueil qui fut réservé par les Espérantistes au sauveur charismatique et providentiel. Avec la nomination de Hassen Belkhodja, alors ministre, à la tête du club, le football a perdu définitivement ses rapports jusque-là distants à l’autorité. Les clubs ayant été encadrés le plus souvent par certains notables régionaux qui furent dès lors leurs soutiens actifs.
Le chef de l’Etat demande à Hamdi Meddeb de rester à la tête de l’Espérance.
L’histoire du football prend un tournant inattendu avec l’arrivée de Slim Chiboub à la tête de la même Espérance. Tristement célèbre gendre de Ben Ali, affairiste corrompu jusqu’à la moelle, il doit sa notoriété populaire principalement à la prise en main de la destinée de ce club, dont il s’empara comme on s’empare d’une entreprise en perdition pour en faire un mécanisme de profits indus avec l’exacerbation du professionnalisme à travers des joueurs soumis aux lois du marché. Il en fit aussi, à dessein, un instrument de promotion personnelle. C’était la fin de l’âge d’or du football tunisien, lorsqu’il n’était qu’un loisir familial grâce à des footballeurs simples et courageux et un public discipliné.
La confusion entre argent, politique et football n’est plus dès lors un fait marginal. On a cessé d’être dans les indéniables vertus pédagogiques du jeu, ses effets intégrateurs, son respect des règles, son initiation à la vie en commun, mais dans une discipline où se mêlent outrageusement affairisme, politique, corruption et clientélisme.
L’époque étant celle des magnats russes qui piochent dans leur fortune personnelle pour acheter certains clubs de football européens, le débarquement inattendu d’un homme d’affaires tunisien expatrié, dans un monde où règne déjà tous les types de malversations, représente une parfaite illustration de la période post Ben Ali. Celle du chaos généralisé sur lequel s’étaient greffées les formes multiples de la contestation de l’autorité dans tous les domaines et sous toutes ses formes.
A la faveur du soulèvement de janvier 2011, dans un contexte de perte de repères et de désordre généralisé, Slim Riahi est élu en juin 2012 président du Club africain (CA), éternel rival de l’Espérance. Ses moyens financiers considérables, d’origine trouble, lui permettront d’entrer également en politique. Lors de la campagne législative de 2014, l’homme d’affaires porte le drapeau de l’Union patriotique libre (UPL), créé 3 ans plus tôt, un pot-pourri politique qui se veut, dit-on vaguement, à la fois moderniste, centriste et libéral.
Des gradins des stades aux travées de l’Assemblée
Le 29 septembre 2017, Béji Caïd Essebsi, renoue avec la pratique paternaliste d’interférer dans la gestion d’un club sportif. Il reçoit un autre homme d’affaires Hamdi Meddeb, le président de l’Espérance, pour l’inviter de revenir sur sa décision de quitter ses fonctions à la tête du club. Celui qui la veille encore clamait de manière inflexible sa détermination à mettre à exécution une décision de démission longuement murie, s’était plié à la règle qui consiste à ne jamais contrarier l’autorité d’un chef d’Etat.
Aujourd’hui, dans un contexte de régime pluraliste, dans lequel sont menées des actions permanentes entre adversaires politiques, le football se retrouve au centre d’une lutte politique beaucoup plus acharnée pour récupérer ce phénomène de masse.
Les matchs de football deviennent ainsi un observatoire symbolique de la manière dont s’organise la lutte pour le pouvoir et l’affrontement partisan de gens qui se revendiquent d’histoires différentes, de réflexions différentes, et qui renoncent à toute possibilité de coexister afin de prendre à bras le corps le présent et l’avenir du pays.
La violence s’étant encore manifestée le dimanche 26 novembre à l’occasion du match qui a opposé l’ESS à l’EST à Sousse, la partie a dégénéré en bagarre générale, obligeant les forces de l’ordre à intervenir. Sur les gradins, des heurts ont également éclaté entre les supporters étoilés et les forces de police. Des actes propres à un peuple devenu le symbole de l’irrespect des lois, manquant de civisme, vivant dans un pays en déclin moral dans lequel le football est l’un des terrains privilégiés où se joue cette rupture avec le passé.
Le plus étonnant dans cette histoire, ce sont les cris d’orfraie poussés par l’opinion publique et les officiels, outrés par ces débordements, et qui réclament des sanctions exemplaires.
Or, ils feignent d’oublier qu’à fléau social correspond un autre fléau, cette fois politique. Sport et politique se disputent aujourd’hui, chacun à sa manière, une tribune d’expression majeure et sans responsabilités sur les faits qui s’y déroulent.
Béji Caïd Essebsi reçoit Slim Riahi, l’ex-président du Club africain et président de l’UPL.
Un certain hooliganisme politique
Nous assistons en effet, depuis sept années et sans interruption, à de graves écarts de conduites, à l’indiscipline et aux frasques des politiciens que les principes de la république ne peuvent admettre.
Référez-vous à l’ambiance qui règne à chaque séance à l’Assemblée des représentants du peuple (ARP) : chahut, conflictualité des discours, accusations non-fondées et invectives jamais susceptibles de sanctions, font que nos belles lois ne sont finalement qu’un vain mot.
Regardez aussi ce qui se passe dans les débats politiques télévisés entre «experts», représentants de la société civile, membres de partis politiques, etc. Là aussi : écarts de langage, violences verbales, injures, départ prématuré des certains participants offensés.
La même ambiance est également perceptible à travers des déclarations, largement médiatisées, entre les responsables politiques : chefs et membres de partis, représentants du syndicat, et même certains ministres.
Tout cela relève d’un certain hooliganisme politique qui s’apparente de plus en plus au phénomène des stades. Pareilles mœurs, aujourd’hui banalisées, ont cessé d’offusquer la moralité commune et participent, par une osmose lente, à l’effondrement général, non seulement des nouvelles pratiques du mouvement sportif, de son organisation, de ses enjeux, mais aussi les manières de concevoir la société et la façon d’agir politiquement sur elle.
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