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Tunisie : L’épuisement de la transition démocratique

L’engagement d’une transition n’a jamais garanti la réussite d’une démocratisation. On vient d’en faire l’expérience en Tunisie, où la restauration autoritaire n’est pas exclue.

Par Yassine Essid

Comment sortir d’un régime autoritaire? La question semblait tellement évidente en 2012 ! Il suffirait de se convertir tout simplement à la démocratie. Un mot toujours aussi flou, insaisissable, fourre-tout, au point d’être revendiqué autant par les démocraties libérales, à la manière des pays capitalistes, que par les «démocraties populaires» tels que l’URSS, la Chine, le Congo et jusqu’au Rassemblement constitutionnel démocratique (RCD), en Tunisie, fondé en 1988 et dissout en 2011.

La liberté devenue synonyme de contestation

On entend généralement par démocratie la souveraineté qui doit appartenir à l’ensemble des citoyens, l’organisation politique dans laquelle ceux-ci exerceraient cette souveraineté, ainsi que les institutions démocratiques dont serait pourvu l’Etat.

Or, au lendemain de la chute du régime de Ben Ali, l’idée de liberté était devenue synonyme de contestation de toute autorité établie, de non-respect de la loi, de violation des règlements, sans parler du comportement de ceux qui n’avaient plus aucune notion du bien et du mal et trouvaient tout à fait légitime de s’approprier à leur tour les réseaux d’affaires, de contrebande et de corruption laissés vacants. Par ailleurs, grèves, arrêts de travail, rouspétances et dissidences de toutes sortes se comptaient par milliers. Dans les médias, les débats politiques étaient devenus de véritables nuisances sonores.

Enfin, il y avait, et il y a encore, le peuple. Une entité qui renvoie à une pure abstraction. Incarné dans tous et aucun individu, invoqué à tout bout de champ, le peuple se prêtait à des rôles divers. Dictateurs et démocrates font appel aux «idées du peuple», défendent la «cause du peuple», écoutent la «voix du peuple», proclament la «solidarité des peuples» et œuvrent dans «l’intérêt du peuple». On ignore cependant si par peuple ils entendent ceux qui vivent de leur travail ou de celui des autres, ceux qui égarent le peuple pour qu’il se prononce contre ses propres intérêts ou ceux qui se laissent manipuler; s’il s’agit de la plèbe ou de la collectivité nationale.

Le pire est qu’on n’est toujours pas sorti de l’auberge. Sept années plus tard, le Front populaire (FP) s’estime toujours le porte-parole du peuple. D’autres partis, Nidaa Tounes en tête, psalmodient sans aucun scrupule de conscience les espoirs de démocratie et de liberté, ainsi que la réalisation imminente du progrès et de la prospérité pour tous. Quant aux islamistes, ils avaient sans succès joué leur rôle d’enchanteurs qui croient aux miracles en exerçant pendant deux ans le despotisme contraignant qui faisait d’eux les dépositaires attitrés du conservatisme religieux. Exclus du pouvoir, ils se sont aussitôt convertis à l’idéologie, totalement dans l’air du temps, de l’islam «démocratique». Belle trouvaille ! Oser prétendre que «l’islam se démocratise», n’a plus rien de religieux et n’est plus l’apanage des seuls progressistes-modernistes, il signale que le pouvoir devient accessible à tous, surtout à Ennahdha qui l’assumera désormais sans complexe et bientôt pour longtemps.

Lorsqu’on entreprend une transition démocratique, on y voit généralement les prémices d’un renouveau, d’un changement à la dimension d’une indépendance nationale. On se meut avec aisance, et parfois indécence, dans un nouveau moule et on fait sien vocabulaire et mécanismes de procédures.

Confusion entre les attentes et la réalité des processus

Au-delà des rassemblements populaires, des discours traduisant des passions déchaînées, des harangues de ceux qui dénonçaient avec vigueur les crimes du régime précédent et qui exigeaient avec véhémence réparation, il y avait des hautes instances constituées. Des modèles connus firent le régal de leurs juristes patentés, spécialisés dans la confection des régimes semi-présidentiels.

On a finalement réussi par passer des principes abstraits et confus à l’exercice d’une souveraineté collective à travers diverses formes de médiation et de représentation politique : séparation de pouvoirs, multipartisme, élections libres, Etat de droit, liberté de parole, garanties des libertés individuelles et arrêt de la langue de bois dans les médias.

Jusque-là, tout allait bien. Sauf que tôt ou tard les politiciens, qui n’ont à la bouche que le mot de souveraineté du peuple, doivent, un jour ou l’autre, affronter le réel, lancer des politiques publiques de redistribution, lutter contre le chômage, réduire les écarts de revenus et bien d’autres chantiers afin de donner un sens à la démocratie. C’est alors qu’ils se rendent compte que la réorganisation du pays, et les revendications trop nombreuses dépassent de loin leurs modestes capacités. Il y avait en fait une confusion entre les attentes et la réalité des processus qui étaient en cours.

Primes à la démocratisation et réformes structurelles imposées

Les dirigeants se lancèrent à tour de rôle dans des opérations de marketing politique à l’échelle internationale : Bordeaux, Davos, New York, Washington, Bruxelles, se croyant en droit d’exiger une aide internationale immédiate et substantielle. Tout en affichant avec fierté leur nouveau statut, ils semblaient dire : regardez-nous ! Nous avons enfin franchi le pas, mis fin à la domination sans violence, à vous de faire en sorte que notre démocratie soit pérenne. Ils attendent toujours ces primes à la démocratisation.

Mais, aussi bienveillants et généreux soient-elles, les incitations à la démocratisation n’ont pas cessé d’être contrariées par les contraintes des réformes structurelles imposées par les Institutions financières internationale, le FMI en tête, surtout après l’épisode ruineux du gouvernement de la Troïka, la coalition conduite par le parti islamiste Ennahdha, qui a conduit le pays de janvier 2012 à janvier 2014. La mauvaise gouvernance, mais aussi l’encouragement du phénomène de la contrebande – et son corollaire qui est la corruption, avaient débouché alors sur l’édification d’une contre-société.

Vous remarquez que nous avions fait fi dans cet exposé de toute chronologie, et pour cause, puisque rien n’a vraiment changé et les gouvernements d’aujourd’hui ressemblent à s’y méprendre à ceux d’hier. En gardant à l’esprit en arrière-plan cette réalité, on peut comprendre autrement la vie politique de ce pays et son avenir incertain.

Des Premiers ministres, novices en politique, sont jetés en terre inconnue. Ils partagent tous l’énergie, la bonne volonté, mais également l’impuissance et la naïveté et, plus grave, n’ont pas la moindre idée des vrais enjeux de la démocratisation politique.

Alors que la démocratie aurait pu introduire une sélection des élites politiques selon des critères de compétence, d’efficacité, d’honnêteté intellectuelle et d’esprit innovant, autrement dit, un personnel politico-administratif qui soit au cœur de l’action publique, la libéralisation politique a plutôt suscité l’émergence d’individus de tout acabit qui n’arrêtent pas de s’entre-déchirer pour le pouvoir avec un manque de retenu extrême.

La république des copains et de coquins

Les années dorées, hier de Marzouki et aujourd’hui de Caïd Essebsi, étaient devenues les républiques des copains et de coquins. On introduit insidieusement des ministres incompétents, on engage des collaborateurs ignorants. Il arrive de plus en plus qu’on se tourne vers des caciques de l’ancien régime. La dernière affaire dans ce domaine est exemplaire. Un ancien ministre de l’Education de Ben Ali est nommé par le ministre nahdhaoui de la Santé à la tête de l’Office national de la famille et de la population (ONFP).

Une nomination qui n’est pas tombée du ciel, mais qui fut aussitôt rejetée par le Premier ministre, lui-même partie prenante. Par ailleurs, le même ministre de la Santé est impliqué dans une scabreuse affaire de mémoire de masters soutenu à huis-clos. Il s’était même fait accompagner par celui qui lui aurait rédigé le mémoire, et qui a été chargé de noter pendant la soutenance les remarques des membres du jury et de préparer les réponses du ministre-candidat!

Aujourd’hui, pris dans la nasse des injonctions paradoxales du FMI et autres créanciers, le gouvernement se retrouve privé de marge de manœuvre. Pourtant, le Premier ministre n’a pas su résister à l’envie irrépressible d’engouffrer des bonnes paroles dans la tête de jeunes diplômés chômeurs qui ne savent plus à quel saint se vouer.
Il leur présente cependant son programme contre le chômage, en leur rappelant doctement que pour créer des emplois, il faut relancer la croissance. Or, pour relancer la croissance, il faut des investissements, et pour stimuler les investissements, il faut une un climat de confiance capable d’attirer le capital.

En attendant, et selon le grand mantra du FMI, plus d’exportations stimuleraient la croissance et susciteraient des investissements. Mais à quel prix? Au prix d’une stratégie ruineuse de dévaluation qui transformera le dinar en monnaie de singe. Or, non seulement nous n’avons plus grand-chose à exporter, sinon des dattes et de l’huile d’olive, mais, dans un environnement politique et économique mal maîtrisé, la dévaluation se traduira par la perte de confiance des utilisateurs, encouragera les marchés de changes parallèles, contribuera au renchérissement des intrants des entreprises qui sera invariablement répercuté sur le prix de vente des produits, aggravant d’autant le pouvoir d’achat des Tunisiens.

Le Premier ministre a simplement oublié de rappeler les conséquences des ajustements structurels, les réductions drastiques des effectifs de la fonction publique, les salaires dérisoires qui font vivre des personnes dépendantes, l’agitation sociale et la difficulté de contrôler les débordements des mécontents et le recours abusif à l’armée pour rétablir l’ordre.

Un retour en arrière n’est plus exclu

L’engagement d’une transition n’a jamais garanti la réussite d’une démocratisation, surtout que l’exercice de la politique en Tunisie se réduit de plus en plus à une boîte à paroles ronflantes et bruyantes. Passer d’un régime autoritaire à une société démocratique suppose, d’abord, un enracinement culturel de la démocratie dans les esprits et dans les institutions, et une logique de construction forte, avec des acteurs développant des stratégies innovantes capables de concevoir des idées mobilisatrices.

Si au bout de sept ans, cette orientation ne domine pas, puisqu’on a modifié dans les apparences, sans rénover, s’installe alors une attitude de repli et la survie de la devanture démocratique à l’occidentale avec une arrière-boutique dont les éléments demeurent profondément réactionnaires. D’où un épuisement de la transition. Un retour en arrière n’est plus exclu et la restauration autoritaire n’est jamais trop lointaine.

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