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Tunisie-France : Une coopération bilatérale à «réinitialiser» !

La visite du président Macron à Tunis doit être une occasion pour réinitialiser les «logiciels» et les «algorithmes» régissant coopération entre la Tunisie et la France.

Par Asef Ben Ammar, Ph.D

Le big-bang politique survenu en Tunisie en 2011, notamment grâce à la révolte du jasmin, a retenti comme un abrupt «reset» stratégique dans les relations bilatérales tuniso-Française.

Unique dans le monde arabe, inimaginable dans les ex-colonies de la France, ce big-bang a amplifié les ambitions socio- économiques des Tunisiens et a ouvert leurs yeux sur bien d’anomalies et de perversités historiques de la coopération France-Tunisie. Pas nécessairement le même feeling chez les «coopérants», diplomates et investisseurs français pour qui, la Tunisie doit rester une «terre d’accueil» pour les affaires, et où tout se passe et se passera «business as usual» !

Sept ans après la révolution du jasmin, la situation reste inusitée et paradoxale. À se demander si le contexte n’est pas dû pour un «reset» sec à une coopération déjà «surannée»? Sinon, comment revitaliser l’impératif d’une telle coopération, pour notamment la «décoloniser» de ses pervers et la revamper en profondeur?

Des hiatus et des irritants

Commençons par reconnaître que la diplomatie tunisienne des premières années de l’ère post-2011 a eu tout faux, ou presque. Elle n’a pas su ou pu refléter le tempo politique et l’ampleur des ajustements escomptés en matière de coopération chez leurs partenaires français, passant de l’ère Sarkozy à celle de Macron, passant par celle de Hollande.

Plusieurs hiatus encore béants et diverses dissonances accumulées attendent d’être réglés, 7 ans après la révolte du jasmin. Plusieurs irritants, incompréhensions, voire même des contentieux enveniment encore aujourd’hui la coopération Tunisie-France. Autant d’enjeux qui appellent de leurs vœux à une réinitialisation des «logiciels» et «algorithmes» régissant cette coopération, afin de l’épurer ses référentiels, de renouveler ses approches et de repenser ses paradigmes.

La Tunisie post-2011 a dû faire avec des ambassadeurs français comme toujours très intrusifs, peu diplomatiques, souvent «maladroits» dans leurs mots, faits et gestes. Leurs messages et leur com. ne passaient plus en Tunisie, tellement jugés «grossiers» et atypiques à l’ère de la Tunisie post-2011.

Du simple citoyen au plus haut placé dans la hiérarchie au pouvoir, tous en Tunisie constatent (et à regret) que la diplomatie française en Tunisie ne va pas dans la dentelle, tenant mordicus à ses «rentes» et pré carré d’un ex-pays colonisateur. Une diplomatie qui ne veut lâcher prise sur une Tunisie, affaiblie, mais qui s’émancipe progressivement et qui «tape du poing sur la table» pour être considérée autrement qu’un débouché et différemment qu’une ex-colonie de la France.

Quasiment tous les ambassadeurs français post-2011 ont géré les dossiers de cette coopération de façon parfois improvisée, «bureaucratique», peu diplomatique et souvent peu stratégique. La rhétorique et les écarts de langage de certains de ces ambassadeurs ont fait scandale au sein des élites, et à maintes reprises. L’ambassadeur français ayant soutenu les dernières années de Ben Ali (2007-2011) a claironné jusqu’à la dernière minute un appui indéfectible au système autoritaire de ce dernier. Son successeur, son excellence Boris Boillon, n’a pas fait mieux, et il a fait son Rambo (sur Facebook, comme dans les couloirs du gouvernement tunisien), et il aurait même tenu des propos blessants et indignes face à des journalistes tunisiens voulant savoir plus sur la position de la France quant à l’avènement de la démocratisation en Tunisie. Il s’en est excusé! Depuis, il est poursuivi par la justice française pour trafic et blanchiment d’argent en France.

Pas mieux, l’actuel ambassadeur, Olivier Poivre d’Arvor, et son staff jouent presque la même partition, incarnant la même posture qui rappelle un douloureux passé colonial. Une attachée au sein de l’ambassade de France a récemment émis, sur son compte Facebook, le vœu de voir un «colonel» prendre le pouvoir en Tunisie, jugeant que la «Tunisie post-2011 est très mal gouvernée…»!

C’est une diplomatie de «gros sabots» qu’incarne l’ambassade de France en Tunisie post-2011. Les médias et les réseaux sociaux tunisiens ont relayé, et de façon virale, les intrusions maladroites de l’actuel ambassadeur et son manque de tact. Il faut dire que celui-ci a multiplié les propos jugés «inappropriés» et les déplacements inopinés qui portent à croire qu’il cherche à jouer le «résident général» (titre colonial) qui gouverne et qui dicte ses ordres, en terrain conquis!

Pour se mettre à l’air du temps, la coopération tuniso-française ne peut continuer à déléguer en Tunisie des ambassadeurs aussi «bleus» en diplomatie et aussi peu novices en matière d’aide au développement dans un contexte de transition démocratique.

Une diplomatie déconnectée de la société civile

Avec une telle approche, la diplomatie française est en passe de se couper de la société civile tunisienne et de la vraie vie communautaire et citoyenne dans les régions et dans la Tunisie profonde. Et pour cause, l’essentiel des programmes de coopération est géré de manière discrétionnaire et bureaucratique, impliquant notamment l’AFD (Agence française de développement) et ses relais en Tunisie.

Plusieurs observateurs déplorent l’absence de leviers de coopération issus de Fondations ou d’OBNL (organisme à but non lucratif), et ce pour favoriser le rapprochement des préoccupations de la vraie vie des citoyens de la Tunisie profonde.
Pourtant, les enjeux se prêtant à une coopération bilatérale moins «guindée» et plus communautaire ne manquent pas. Des anciens combattants de l’armée française, leurs veuves et descendances ont besoin d’une reconnaissance et d’un appui matériel, même symbolique de la France.

Presque 45.000 anciens combattants tunisiens ont été volontaires dans l’armée française pour payer de leur vie la libération de la France du joug nazi, entre 1942 et 1945. Beaucoup de Tunisiens étaient aux commandes des chars blindés de la 2e Division blindée Leclerc, qui libéraient Paris quartier par quartier, entre le 24 et le 27 août 1945. Au moins, le tiers de ces libérateurs sont morts sur le sol français de la France, au front et la tête haute.

Cela dit, les retraites des anciens combattants tunisiens continuent d’être gelées (cristallisées dans le langage diplomatique) ou encore rendues inaccessibles à leurs veuves encore en vie. Plusieurs veuves d’anciens combattants ayant permis la libération de la France vivent aujourd’hui dans l’indigence, notamment dans le Sud et les régions intérieures où les plus forts contingents de soldats ont été recrutés. Ces veuves, ayant à leur disposition les médailles de la «Légion d’honneur», mais n’ont pas de quoi se soigner ou d’assumer une fin de vie descente. La France ne peut pas continuer à regarder ailleurs, alors que ces veuves et leurs enfants vivent dans la pauvreté alimentaire et l’indigence médicale, dans les contrées les plus reculées de la Tunisie. La coopération (économique et humanitaire) doit assumer son rôle et agir pour venir en aide à ces individus et zones ayant sacrifié de nombreux jeunes pour la libération de la France.

Des réparations se font attendre

C’est probablement le Sud et les régions intérieures de la Tunisie profonde qui portent le plus les stigmates, séquelles de la colonisation et des crimes de guerre perpétrés par l’armée française en Tunisie. Et cela pas uniquement par la force de la matraque, mais aussi par la marginalisation et la militarisation à outrance (Sud comme zone militaire interdite) imposées par une France coloniale obnubilée par le pompage de ressources naturelles (phosphate, pétrole, gaz, etc.). Ces régions ont été désertifiées par le dictat de «zéro infrastructure» : ni route, ni chemin de fer, ni infrastructures vitales. Les exactions de l’armée française (1881-1961) sont encore des plaies ouvertes. En Tunisie, la coopération française n’a fait aucun mea-culpa à ce sujet, et n’a engagé aucune réparation dans ces régions déshéritées, dans le cadre de sa coopération scientifique, économique et humanitaire.

Pire encore, et contre ces régions précaires et contestatrices, la France a prêté main forte aux régimes de Bourguiba et de Ben Ali, jusqu’au 13 janvier 2011. La veille de sa fuite, la France proposait encore des armes et de l’aide technique aux forces de police de Ben Ali. Il s’agit de vrais crimes de guerre, enveloppés dans la coopération bilatérale !

S’exprimant à ce sujet à Alger, le président Macron a reconnu sans détour que pendant la colonisation, les armées françaises ont commis des crimes contre l’humanité en Algérie. Va-t-il aller jusque-là en Tunisie? Pas certain, mais à suivre…!

Pièces archéologiques et patrimoine dénaturé

De centaines de statuettes, pièces de monnaie, précieux vestiges et autres «bijoux» archéologiques, produits par une Tunisie plusieurs fois millénaire, ont été spoliées du temps de la colonisation et ornent aujourd’hui de célèbres musées français (Louvre, collections privées, monuments gouvernementaux, etc.). Les citoyens et démocrates de la Tunisie post-2011 souhaitent voir la France restituer à la Tunisie cette partie de sa mémoire collective et les preuves d’un passé glorieux en Ifriqiya, le grenier de Rome!

Sur un autre plan, plusieurs intellectuels français et tunisiens ne comprennent pas pourquoi l’ambassade de France continue à défigurer, par son armada militaire et ses barbelés agressants, l’Avenue Bourguiba et l’entrée principale de la Médina de Tunis. Quasiment, toutes les représentations diplomatiques internationales (américaines, italiennes, allemandes, canadiennes, britanniques, etc.) ont délocalisé leurs ambassades vers la banlieue de Tunis. Plusieurs se demandent, pourquoi la France ne fait pas autant pour débarrasser la principale artère de Tunis de ce paysage de guerre qui défigure Tunis et dévalorise le branding touristique de tout un pays, et de tout un processus de transition démocratique.

Expatriés tunisiens en France

Autre enjeu crucial a trait aux milliers d’expatriés tunisiens (médecins, universitaires, ingénieurs, pas les immigrés ordinaires) qui sont formés jusqu’au Bac et même dans leurs études universitaires aux frais de la Tunisie, et qui partent en France dans le cadre de projets de coopération finançant des bourses procurées aux meilleurs étudiants. Certains de ces bourses et programmes liés sont issus de prêts (et taux d’intérêt) octroyés par la France à la Tunisie. Le tout ne fait qu’enfler la dette tunisienne, mais ne procure pas ultimement toutes les retombées tangibles pour la Tunisie. Puisque le grand contingent des étudiants reçus dans les grandes écoles et universités de médecine et de pharmacie en France ne revient plus en Tunisie. Excellents et compétents (sélectionnés au mérite), ceux-ci sont recrutés et finissent par rester en France, pour le grand bonheur de la France. Il y a ici, une injustice! Mais aussi un créneau que la coopération tuniso-française peut valoriser pour permettre à ces expatriés de partager, un tant soit peu, leur expertise avec des entreprises et organismes de leur pays d’origine, dans le cadre de projets de coopération structurés.

Les inefficacités qui gangrènent le paradigme de la coopération

L’aide procurée par la France à la Tunisie s’inscrit souvent dans le cadre d’une aide axée sur le projet (aide-projet), et c’est le cas de plusieurs projets et financement (prêts) contractés par l’Onas, la Sonede, la Steg, etc. Contrairement à l’aide-programme (ciblant plusieurs projets), ou encore aide-budget qui permet au budget de l’État de trouver de la marge de manœuvre requise, l’aide-projet est loin d’être efficace et efficiente en Tunisie post-2011. Choisi de façon discrétionnaire par le payeur de fonds, l’aide-projet ne cadre pas nécessairement avec les priorités tunisiennes (post-2011), et ne peut réellement être utile quand le pays se cherche des ressources additionnelles pour boucler son Budget ou pour investir dans des mégaprojets d’infrastructures créateurs d’emplois et de développement local durable.

L’AFD gère l’essentiel de telle aide sous forme de prêts assortis d’intérêt à taux variables, mais dont le taux effectif réel dépasse souvent les 3%, tout compte fait. Malgré ces taux d’intérêt élevés, le discours de la coopération insiste sur le caractère généreux et «philanthropique» d’une France solidaire et «grande amie» de la Tunisie. Quand on sait que l’État français se procure du financement sur le marché monétaire international à des taux d’intérêt réels nuls, voire même négatifs, on peut imaginer le caractère plutôt mercantile de plusieurs financements présentés comme «aides» généreuses consenties par l’AFD à la Tunisie.

Cela dit, et pour le citoyen lambda, l’AFD et la diplomatie française en Tunisie continuent d’opérer sans regard évaluatif externe assorti de documents d’évaluation sommative et structurée. L’opacité est préoccupante, puisque le citoyen n’accède pas aux évaluations et audits permettant de montrer, hors de tout doute, l’efficience et la valeur ajoutée des programmes et des opérations financées au profit de la Tunisie, par la coopération française.

Dissonances et double discours

Plusieurs exemples récents montrent que la coopération française présente en Tunisie est capable de «parler des deux coins de la bouche», pour dire la chose et son contraire quasiment en même temps. Exemple, la mésaventure tunisienne vécue récemment en lien à la «liste noire des paradis fiscaux» a été votée à l’unanimité par les 28 ministres des Finances européens réunis à Bruxelles le 5 décembre 2017. La France a bel et bien voté pour, et sans réserve! Mais, voilà Paris, et par la bouche de son ambassadeur à Tunis se désole et promet de faire tout son effort pour réparer une telle «injustice»; au passage très coûteuse pour l’économie tunisienne!

Et cet exemple n’est pas unique. La France a tendance à se «cacher» derrière les procédures et instances européennes de Bruxelles, pour bloquer la Tunisie ou la mettre sous pression. Et elle entretient tout un autre discours dans ses officines diplomatiques en Tunisie. Ces officines n’hésitent pas à s’offusquer et à s’indigner, jetant le blâme sur Bruxelles, le tout pour se dédouaner si le sujet est problématique.

Sur un autre terrain, les statistiques économiques véhiculées par les services économiques de l’ambassade de France contiennent de nombreuses aberrations, «faux», leurres et manipulations exagérant l’aide supposée de la France à la Tunisie.

À titre d’exemple, les statistiques comptent souvent les binationaux qui reviennent en Tunisie pour des vacances comme exclusivement des touristes français. Et cela induit en erreur les organismes et l’opinion publique peu éclairée sur la nature de ces statistiques et cette «comptabilité créative» liée. Les mêmes aberrations et écueils statistiques sont utilisés pour exagérer le nombre d’entreprises françaises installées en Tunisie, les IDE, les transferts de devises (remittance) venant de la France, etc.

La Tunisie ne peut pas rester dans le pré carré de la France, et les mois et années à venir vont ouvrir la Tunisie à plus de nouvelles collaborations avec la Chine, l’Allemagne, l’Italie, l’Inde, le Brésil, le Qatar, le Maghreb… et même la Turquie.

La coopération bilatérale et multilatérale de la Tunisie va indéniablement chercher des pays partenaires émergents et ayant un taux de croissance élevé, allant jusqu’au 8 et 9% par an, soit quasiment le triple ou le quadruple de celui de la France ou le taux moyen des pays du «vieux continent».

Pour finir cette chronique, on ne peut s’empêcher de noter que sauf exception, les ambassadeurs français nommés en Tunisie ne parlent pas arabe! Et cela ne facilite pas une compréhension profonde des enjeux de la coopération tuniso-française, notamment dans les milieux ruraux et reculés. Réalisées et opérées exclusivement en langue française, plusieurs activités de la coopération tuniso-française sont malheureusement communiquées et comprises en une autre langue, à savoir la «langue de bois»! Très souvent, la rhétorique de telle coopération reste nébuleuse pour le commun des mortels. Et ce déficit dans la communication impacte nécessairement sur l’atteinte des objectifs escomptés, même si les financements liés continuent de creuser l’endettement de la Tunisie et des générations futures.

* Analyste en économie politique.

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