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Tunisie : Les petits syndicats mettent la pression sur le gouvernement

Une conférence nationale sur «le dialogue social et le pluralisme syndical» s’est tenue à Tunis à l’initiative de trois syndicats : Confédération générale tunisienne du travail (CGTT), le Syndicat des agriculteurs de Tunisie (Synagri) et la Confédération des entreprises citoyennes de Tunisie (Conect).

Par Khémaies Krimi

Objectif de cette conférence, organisée à Tunis, le jeudi 28 juin 2018 : relancer le débat sur le dialogue pluri-syndical et le gouvernement et mettre la pression sur ce dernier pour l’amener, sept ans après la reconnaissance du pluralisme syndical, à mettre en place des mécanismes pour réglementer la représentativité syndicale dans le dialogue social.

Globalement, cette conférence a prouvé, encore une fois, que les héritiers du parti unique, du syndicat unique et de la pensée unique n’ont pas abdiqué et sont hélas toujours là. Pis, les dirigeants actuels du pays – gouvernement, partis, syndicats (Union générale tunisienne du travail, UGTT, Union tunisienne, de l’industrie, du commerce et de l’artisanat, Utica, et l’Union tunisienne de l’agriculture et de la pêche, Utap) –, pour la plupart des héritiers et des nostalgiques des anciens partis uniques, le Parti socialiste destourien (PSD) et le Rassemblement constitutionnel démocratique (RCD), sont en train de mener une farouche résistance pour empêcher l’émergence de syndicats libres et indépendants, et ce, en dépit de la reconnaissance du pluralisme syndical par la nouvelle Constitution de 2014 (Art.35 et 36).

Pluralisme syndical, un droit constitutionnel encore inaccessible

Au regard des interventions, les représentants des trois syndicats organisateurs se disent carrément exclus du dialogue social par le biais de manœuvres et pratiques exclusives, et ce, avec la complicité du gouvernement censé être à l’écoute de tous les syndicats.

Habib Guiza, secrétaire général de la CGTT a déploré la décision du gouvernement de ne faire bénéficier la subvention destinée aux organisations syndicales, soit 8 millions de dinars tunisiens (MDT) par an, à la seule UGTT et à en priver le reste des syndicats des travailleurs. Il y a une politique des deux et des deux mesures, a-t-il martelé, tout en rappelant que le pluralisme syndical est une vieille tradition en Tunisie. Puisqu’il a existé avant l’indépendance et a même été prévu par la constitution de 1959. Pour lui, la reconnaissance du pluralisme syndical par la Constitution de 2014 n’est qu’un retour aux sources.

«Logiquement, avec l’avènement de la révolution du 14 janvier 2011, il y a eu un changement de paradigme, de la phase de libération nationale et de la construction de l’Etat national, on est passé à celle de la transition démocratique et le mouvement syndical, tout comme les autres forces vives du pays, doit s’inscrire, normalement, dans cette nouvelle dynamique, en vertu de laquelle la Tunisie devait passer de l’autoritarisme politique avec son héritage ‘‘makhzénien’’ à la citoyenneté participative», a souligné M. Guiza.

«Au niveau syndical, a-t-il ajouté, on devrait passer du syndicat national qui s’est développé dans le cadre du mouvement national, avec la première organisation syndicale créée en 1924 par Mohamed Ali El Hammi, puis l’UGTT, fondée en 1946 par Farhat Hached, au syndicat citoyen d’aujourd’hui, dans le cadre de la transition démocratique que vit la Tunisie depuis l’avènement du 14 janvier 2011». Et Habib Guiza de préciser son approche : «Les valeurs portées par le 14 janvier 2011 signifient clairement que l’ère du régime du ‘‘parti unique /syndicat unique’’ est révolue définitivement et irrévocablement.»

«Avec cette révolution, la société tunisienne s’est révélée plurielle, multiple, diverse, contradictoire, comme toutes les sociétés du monde. Et cette diversité – avec laquelle la société tunisienne doit apprendre à vivre, c’est-à-dire l’organiser, la réguler, l’apprivoiser – implique le respect des positions minoritaires (la majorité n’écrase pas la minorité), l’acceptation des divergences (celui qui conteste n’est pas un ennemi que l’on doit éliminer)», a encore expliqué le secrétaire général de la CGTT.

Le gouvernement nourrit la concurrence déloyale entre syndicats

Pour sa part, Karim Daoud, président du Synagri, a reproché au gouvernement d’avoir fait bénéficier le syndicat concurrent, l’UTAP, des privilèges d’accorder l’attestation professionnelle d’agriculteur et de distribuer en exclusivité le son (fourrage) aux éleveurs. Il estime que ces décisions favorisent une concurrence déloyale entre les deux syndicats en ce sens où elles donnent plus de pouvoir à l’UTAP et à ses membres et affaiblit le Synagri et ses adhérents.

Tarak Chérif, président de la Conect, a estimé, de son côté, que le débat sur le pluralisme syndical est, par expérience, un exercice très difficile en Tunisie car il remet en cause les situations de monopole, les privilèges des réseaux en place et les intérêts bien établis des grandes organisations nationales (Utica, UGTT, Utap…).

Pour faire valoir leurs droits, les nouveaux syndicats doivent, selon lui, d’attendre l’institution de la Cour constitutionnelle, la seule instance habilitée à mettre fin aux tergiversations du gouvernement et au monopole qu’exercent les organisations syndicales historiques sur la vie syndicale.

Il a ajouté que si les fondateurs des nouveaux syndicats libres avaient décidé de quitter les organisations mères, ce n’est parce qu’ils n’y avaient pas leur place, mais tout simplement pour insuffler un souffle nouveau et enrichir le mouvement syndical, dans son acception la plus globale, par de nouvelles approches innovantes et adaptées à l’époque.

Moralité de l’histoire : pour les représentants des syndicats libres, il y a urgence de refonder le syndicalisme en Tunisie non pas sur la base de l’unité et de la centralité de l’organisation mais sur celle de l’unité de l’action et de la pluralité des structures.

De nombreux manquements

Dans sa longue communication sur «le rôle du pluralisme syndical dans la promotion du dialogue», Hatem Kotrane, professeur à la Faculté des sciences juridiques, politiques et sociales de Tunis, a évoqué la tendance fâcheuse du gouvernement à instrumentaliser et à clientéliser les grands syndicats et à marginaliser, à dessein, les petits.

Dans ce contexte, il a parlé de beaucoup de défaillances et de manquements : non-respect des libertés syndicales, non-respect d’une soixantaine de conventions internationales sur les relations de travail auxquelles la Tunisie a adhéré, absence de critères consacrant une représentativité syndicale plurielle et équitable, inexistence de cadre juridique réglementant les négociations collectives, absence de dialogue social au sein des entreprises, polarisation excessive du gouvernement sur la représentativité syndicale alors qu’elle ne constitue pas le seul levier à actionner pour promouvoir le dialogue social…

Le juriste a tiré à boulets rouges sur l’actuel ministre des Affaires sociales auquel il a reproché sa tendance à tergiverser, à banaliser le pluralisme syndical et à qualifier d’«idée vague» la loi consacrant le pluralisme syndical comme étant un droit constitutionnel, qui peut être appliqué en dehors des structures syndicales classiques et même imposé par le rapport de force, en dehors de toute représentativité arithmétique.

C’est le cas l’Union des enseignants universitaires chercheurs tunisiens (Ijaba) qui vient de conclure, en dehors du dialogue social et après une grève qui a duré plus de trois mois, un accord avec le ministère de l’Enseignement supérieur et de la Recherche scientifique, évitant ainsi aux étudiants une année blanche.

Bientôt une loi sur la représentativité syndicale

Réagissant aux récriminations des représentants des syndicats marginalisés, qui ont décidé de s’associer en coordination de combat voire de groupe de pression, Mahdi Ben Gharbia, ministre chargé des Relations avec les instances constitutionnelles, la société civile et les droits de l’Homme, s’est voulu rassurant, en affirmant que le gouvernement a pris des initiatives visant à consacrer le pluralisme syndicat sur le terrain et compte en prendre d’autres très prochainement.

Au nombre des mesures prises, il a cité la promulgation d’une loi, en juillet 2017, portant création du Conseil national du dialogue social. Une autre loi sera promulguée bientôt qui portera sur les mécanismes d’exécution du pluralisme syndical.

À ce propos, Mehdi Ben Gharbia a précisé que «le pluralisme syndical est un principe constitutionnel qui doit être traduit à travers une loi qui en détermine les mécanismes d’application». Ce projet de loi est en cours de préparation par le ministère des Affaires sociales et sera discuté par les organisations nationales : patronats, syndicats et société civile.

La représentante du Bureau international du travail (BIT), Wafa Abdelkader, a fait état de la disposition de son organisation à apporter à la Tunisie toute l’aide nécessaire pour élaborer dans de bonnes conditions ce nouveau projet de loi.

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