Pour lutter contre la corruption dans le secteur de l’énergie, qui est réelle et prouvée par des rapports sérieux, la dénonciation et la sanction des corrompus et des corrupteurs sont insuffisantes. Il faut aussi réviser les lois régissant le secteur, qui sont toutes minées… sciemment.
Par Khémaies Krimi
Pour expliquer à leurs étudiants les limites des lois et les possibilités de les contourner en toute légalité, les professeurs de droit adorent comparer les failles qui peuvent se manifester dans les textes de lois lors de leur application aux ouvertures et trous du fromage gruyère. C’est que les lois et réglementations ne sont jamais parfaites.
La légistique ou l’art de rendre intelligibles les lois n’est pas hélas une science exacte. Il y a toujours un moyen pour les contourner. Pour remédier cette lacune, les pays modernes ont trouvé la parade. Ils votent presque chaque semaine des amendements et de nouvelles lois pour boucher les trous et dissuader les délits, l’ultime objectif étant de les contenir à temps.
Dans les pays sous-développés comme la Tunisie, les gouvernants traînent du pied avant de voter de nouvelles législations et laissent carrément faire jusqu’au pourrissement et à l’émergence de fléaux dangereux difficilement contrôlable.
Mauvaise gouvernance du secteur, trois rapports accablants
C’est malheureusement le cas, aujourd’hui, avec le séisme qui vient d’ébranler le secteur de l’énergie, à travers le limogeage de ses principaux responsables publics et la suppression pure et simple de ce département et son rattachement à celui de l’Industrie et des PME. À l’origine de ce bouleversement, deux carences majeures : la mauvaise gouvernance qui sévit dans ce secteur et la réversibilité du code des hydrocarbures.
S’agissant de la mauvaise gouvernance, des rapports de trois institutions crédibles du pays ont pointé du doigt, depuis le soulèvement du14 janvier 2011, ce secteur qualifié d’opaque et gangrené par la corruption et la mauvaise gouvernance.
Le premier rapport établi par une institution révolutionnaire, en l’occurrence la Commission nationale d’investigation sur les affaires de corruption et de malversation. Le second a été publié, en 2012, par une institution républicaine, la Cour des comptes. Le troisième a été élaboré, en 2015, à la demande du Fonds monétaire international (FMI), par la direction du Contrôle général des finances (CGF).
Ces trois rapports ont fait état de défaillances criminelles au quadruple plan de la gouvernance, de la négociation des contrats, de la production et de l’exportation. Parmi ces défaillances figurent l’absence, à tous les niveaux, de stratégies cohérentes pour le développement du secteur, l’absence de coordination entre les structures chargées de la gestion du secteur (Office des mines, direction générale de l’Energie, Etap, Steg, Stir…), l’absence de répertoire des contrats et conventions conclues avec les opérateurs étrangers, l’absence d’un système d’information fiable accessible à tous et dissuadant toute manipulation mal intentionnée, l’absence de contrôle a posteriori…
Ces rapports ont également mis le doigt sur la faible capacité de négociation des acteurs publics évoluant dans le secteur. La plupart des contrats conclus jusque-là ont profité aux opérateurs étrangers. Conformément à un code des hydrocarbures ambivalent, l’Etap, qui porte tantôt la casquette de partenaire et tantôt celle de représentant de l’Etat, ne participe bizarrement qu’aux gisements à faible rentabilité et à faible revenu. Et la liste des insuffisances énumérées par ces rapports est loin d’être exhaustive.
Un code des hydrocarbures qui favorise la corruption
Concernant justement l’ambivalence du Code des hydrocarbures, cette législation, rédigée au temps de Ben Ali par une sorte de mafia juridico-politico-financière, a pour spécificité pernicieuse de favoriser la corruption et les malversations. Les experts lui reprochent d’être réversible en ce sens où les investisseurs étrangers peuvent l’utiliser et y recourir selon leurs propres intérêts, et ce, avec la complicité de cadres pourris.
En dépit de sa faiblesse, cette réglementation n’a jamais été respectée. À preuve, cette loi n’a pas abrogé les textes antérieurs. L’administration a continué à accorder des permis et à les renouveler conformément à des lois antérieures, celles de 1948, 1958, 1985, 1987, 1990…
Intervenant, en octobre 2014, lors d’un séminaire sur la corruption dans le secteur des hydrocarbures, organisé par l’Association tunisienne de lutte contre de corruption (ATLUC) et l’Institut de gestion des ressources naturelles, Mohamed Ghazi Ben Jemia, docteur en géologie et consultant dans le domaine des hydrocarbures, s’est longuement attardé sur le renouvellement des permis d’exploration non conformes au cadre légal existant ou passé. Il a cité deux exemples, celui des compagnies non soumises à la loi des hydrocarbures de 1999 et qui ont bénéficié du 3e et 4e et même pour certaines compagnies d’un 5e renouvellement avec des extensions associées alors qu’elles n’y ont pas droit légalement, et celui des compagnies soumises à la loi 1999 qui ont bénéficié du 4e renouvellement avec les extensions associées alors qu’elles n’y ont pas droit légalement.
Autrement dit : le mal réside dans la faiblesse et la réversibilité du Code des hydrocarbures.
Pour sa part, interpellé, le 3 septembre 2018, par Radio Mosaïque, Mohamed Toumi, directeur général de la société Topic qui exploiterait la concession pétrolière non validée «Hakl El Menzel», à l’origine de la décapitation du ministère de l’Energie et des Mines, est revenu sur cette réversibilité. Il a déclaré que «la société n’a rien à se reprocher… et que le problème réside dans l’interprétation des textes de lois, évoquant une différence dans le texte arabe et français».
La corruption nichée dans les loi !
C’est pourquoi, lorsqu’on entend ces soi-disant victimes de cette décapitation du ministère de l’Energie, tout autant que les anciens ministres et hauts cadres concernés, déclarer avec «agressivité» sur les plateaux des radios et télévision que «contrairement à ce qui se dit, les contrats de forage en Tunisie sont tous en parfaite conformité avec la loi et la réglementation en vigueur», personne ne peut les démentir car, dans les faits, tout est conforme à la loi. Ce qu’ils omettent toutefois de dire c’est que Ben Ali et son entourage avaient pillé le pays conformément à des lois rédigés par des juristes corrompus ou, en tout cas, complaisants et complices.
C’est la raison pour laquelle, nous pensons qu’en matière de lutte contre la corruption, la dénonciation et la sanction des corrompus et corrupteurs sont insuffisantes; cette lutte gagnerait à être accompagnée par une révision, dans les meilleurs délais, des législations qui régissent tous les secteurs économiques, sans distinction aucune. Elles sont toutes minées.
Par la même occasion, on doit saluer Chawki Tabib, président de l’Instance de lutte contre la corruption (Inlucc), qui est l’une des rares personnalités politiques à avoir compris la problématique. En bon juriste, à chaque fois qu’il aborde en public le dossier la corruption, l’avocat a tendance à transcender les personnes et à recommander la révision en toute urgence des lois.
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