L’affaire de l’assassinat du journaliste Jamal Khashoggi, le 2 octobre 2018, dans le bâtiment du consulat saoudien à Istanbul, en Turquie, a bouleversé l’opinion mondiale et continue de susciter les réactions les plus outrées. Mais au-delà du crime lui-même, cette affaire a deux enjeux colossaux, le premier régional et le second international.
Par Chedly Mamoghli *
Cela fait trois semaines et deux jours que Jamal Khashoggi a été sauvagement assassiné. C’est une affaire qui a tous les ingrédients pour captiver l’opinion publique internationale. Toutefois, la majorité écrasante des gens ne parle que du crime lui-même – une grande partie de l’opinion se mue en sorte de police scientifique –. Ils ne s’intéressent qu’aux faits relevant de ce crime crapuleux alors que les véritables enjeux sont ailleurs. La bataille est ailleurs.
Il y a, en effet, deux enjeux colossaux aujourd’hui.
L’affaire Khashoggi une occasion rêvée pour Erdogan
D’abord cette rivalité intra-sunnite entre l’Arabie wahhabite de Mohammed Ben Salman (MBS) et la Turquie «frériste» d’Erdogan, une rivalité dont les deux protagonistes visent à arracher le leadership sunnite.
Erdogan, dans sa politique expansionniste néo-ottomane, estime que le leadership sunnite doit revenir à son pays. D’ailleurs, il ne s’en cache pas; il l’a déclaré publiquement ce mois-ci devant les dignitaires religieux turcs. Après la perte du califat par les Ottomans en 1924, Erdogan veut aujourd’hui tenir sa revanche sur l’Histoire.
Quant aux Saoud, ils pensent que géographiquement et territorialement les deux Saintes Mosquées se situent en Arabie saoudite donc le leadership sunnite leur revient de droit et c’est pour cela qu’ils revendiquent et s’attribuent le titre de serviteurs des deux Saintes Mosquées.
Aujourd’hui, l’affaire Khashoggi est une occasion rêvée pour Erdogan, elle le met en position de force face au rival saoudien. MBS est à la merci d’Erdogan qui aujourd’hui exploite cette affaire pour damer le pion à son rival dans cette course au leadership sunnite. Et jusque-là, c’est le Turc qui est le maître du jeu.
Les Saoudiens achètent l’impunité auprès des marchands d’armes
Ensuite, cette affaire est un test à l’impunité saoudienne. Jusque-là, les Saoudiens ont pu se tirer d’affaire à chaque scandale et à résister à chaque crise grâce à l’argent (et surtout à l’achat des armes). L’assurance-vie de ce régime est l’argent. Tous les Etats qui comptent dans le monde – surtout les grands fabricants d’armes – comptent parmi leurs principaux clients les Saoudiens. Et les Etats, pour reprendre la citation du général de Gaulle, «n’ont pas d’amis, ils n’ont que des intérêts.»
Par conséquent, aucun Etat, surtout en ces temps de crise, ne peut se permettre de perdre des milliards de commandes et de les offrir à un autre Etat rival. Sans parler des pays qui ont une industrie de l’armement qui vit en grande partie grâce aux Saoudiens.
Jusque-là, c’est la realpolitik qui l’a toujours emportée. Il ne faut pas se leurrer. Un pays comme les Etats-Unis doit faire vivre le fameux complexe militaro-industriel dont le président Dwight Eisenhower a mis en garde contre sa montée en puissance lors de son discours de fin de mandat.
Aujourd’hui, ce complexe et le lobby y afférent vivent en grande partie grâce aux commandes saoudiennes et ils ne vont pas les annuler pour la mémoire de feu Jamal Khashoggi. Sans oublier que l’Arabie est plus qu’un allié pour les Américains, c’est un Etat satellite des Etats-Unis dans le Moyen-Orient et ils ne trouveront pas un dirigeant saoudien aussi servile que MBS. Ils ne trouveront pas un serviteur et un affidé aussi servile et aussi zélé que MBS dans la soumission à leurs desseins politiques dans la région, surtout pour l’administration Trump.
Le régime saoudien a encore de beaux jours devant lui
Aujourd’hui, le régime saoudien passe par un sale quart d’heure, il est fragilisé et son image est ternie mais que l’impunité de l’Arabie prenne fin avec cette affaire, la probabilité est très faible. Il ne faut pas prendre ses désirs pour des réalités.
Quant à ceux qui lancent tout de go que l’affaire Khashoggi sonnera le glas des Saoud et bien cela s’apparente plus à la foi du charbonnier qu’à une analyse profonde et structurée.
Une seule thèse est plausible, c’est qu’il y ait une immense pression et mobilisation à travers le monde et qui ne s’essouffle pas pour que le sentiment d’impunité régresse chez les dirigeants saoudiens et qu’ils changent un tant soit peu de méthodes; cependant on est encore loin d’un changement de régime ou même d’une mise à l’écart de MBS.
Tels sont les deux enjeux colossaux, le premier régional et le second international, de l’affaire Khashoggi.
* Juriste et éditorialiste.
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