Libres aux Gardiens du Temple de la morale et des bonnes mœurs d’envisager la nudité comme un outrage à la morale publique, mais tout artiste digne de ce nom doit prôner l’indépendance de l’art à l’égard de tout jugement de valeur morale.
Par Mohamed Sadok Lejri *
L’acteur syrien qui est apparu, lundi dernier, 10 décembre 2018, en tenue d’Adam sur les planches du Théâtre municipal de Tunis dans le cadre des Journées théâtrales de Carthage (JTC) a déclenché le courroux d’un très grand nombre de Tunisiens.
Depuis lors, ceux qui défendent ouvertement le nu dans l’art et refusent de se soumettre aux restrictions d’ordre moral et religieux à la liberté d’expression boivent le calice jusqu’à la lie. Jamila Chihi, une actrice tunisienne libérée des conventions pudibondes et qui possède un franc-parler qui ne plaît guère aux conservateurs, en subit les affres depuis quelques jours.
Une nudité innocente ou délivrer un message politique
Les Tunisiens doivent comprendre que les artistes, les vrais, ceux qui sont dignes de ce nom, pas ceux qui font preuve d’un conformisme intellectuel sclérosant et qui sont ancrés dans la doxa étouffante, ont depuis longtemps jeté aux orties les tabous et interdits d’autrefois. Ils estiment que la pudeur est un phénomène culturel et non naturel. La nudité, pour eux, n’est plus sujet à polémique. Ils admettent une nudité innocente ou qu’un corps nu soit porteur d’un message politique ou le support d’un message intellectuel. Ce qui est loin d’être notre cas, nous autres, prétendument arabo-musulmans, dont la nudité n’a d’autre visée que la baise – un plaisir ô combien diabolisé sous nos cieux arabo-islamiques.
La direction des JTC a eu l’outrecuidance de qualifier le geste du comédien syrien d’«acte irresponsable, isolé et non professionnel» et d’«atteinte à la morale». La plus grande atteinte qui ait été portée à la Tunisie serait l’atteinte à son intelligence. En effet, nous vivons l’ère de la bêtise généralisée. Les programmes diffusés par la télé poubelle et les radios populacières sont suivis quotidiennement par des millions de Tunisiens et nul parmi les moralisateurs hystériques ne semble s’émouvoir. La vue d’un bout de sein ou d’un sexe masculin semble davantage les perturber que le triomphe de la médiocrité.
Au lieu de défendre son invité et faire sien ce geste d’une audace inouïe, la direction des JTC, par la voix de son directeur Hatem Derbel, a préféré se confondre en justifications oiseuses. Elle a tenu à apporter la preuve de son adhésion à la morale établie à travers un communiqué pitoyable pour condamner et se désolidariser de l’acteur qui a «osé» exposer son corps nu sur scène.
Une chape de plomb moralisatrice se pose sur le pays
Certains, pour susciter l’animosité du commun des Tunisiens et dans l’espoir de voir une chape de plomb moralisatrice se poser sur le pays, affirment qu’un tel geste ne s’était jusqu’alors jamais produit dans le monde du théâtre. Les conservateurs recourent souvent à ce type de mensonges pour répandre l’inquiétude dans les esprits et exhorter la société à choisir la voie de la répression.
Il faut savoir qu’en Occident, les comédiens qui font du théâtre expérimental et physique apparaissent souvent en tenue d’Eve et d’Adam. Cela heurte probablement certaines personnes mais, à aucun moment, ils ne sont inquiétés par les bigots et les tribunaux. Chez nous, une telle affaire provoque un scandale national et nos pseudo-artistes et intellectuels couards capitulent à la première éructation. Les sociétés décoincées ont franchi ce cap depuis longtemps. La liberté dont ils jouissent est à des années-lumière de la nôtre.
D’autres estiment que les membres de l’équipe de la pièce germano-syrienne ‘‘Ya Kebir’’ voulaient «créer le buzz» (une expression rabâchée jusqu’à satiété par les médias tunisiens) en exposant sur les planches du théâtre municipal de Tunis un comédien entièrement nu. Il faut être un esprit médiocre pour arriver à cette conclusion erronée car ces artistes n’ont pas besoin de «créer le buzz» pour faire parler d’eux; ils s’inscrivent dans une toute autre logique, celle de l’engagement.
La nudité ne doit pas être abordée exclusivement sous l’angle pulsionnel
Dans une société comme la nôtre, la plupart des gens condamnent la nudité, notamment lorsqu’elle se pratique en public. Les gens sont scandalisés car ils font systématiquement l’amalgame entre nudité et sexualité. Les primitifs n’arrivent pas à concevoir une nudité (du moins, en présence d’autrui) qui ne soit pas sexuelle. Ils interprètent la nudité comme un message sexuel, comme une «invitation à la luxure», ils l’abordent exclusivement sous l’angle pulsionnel… et comme la libre sexualité est associée au haram…
Tout cela révèle, in fine, un mode de raisonnement primaire. Quand une personne apparaît complètement nue sur scène, dans une société encore attachée aux normes contraignantes en matière de mœurs et qui adhèrent massivement aux préceptes d’une sexualité surveillée, c’est tout le contrôle social qui est mis à mal.
L’épisode insolite qui s’est déroulé, lundi dernier, au Théâtre municipal de Tunis ne saurait être blâmable car il n’est de meilleur moteur que la transgression pour faire évoluer cette société parfaitement adaptée aux culs-bénis. Ces derniers ne pourront jamais comprendre que l’art est par définition amorale et que les artistes ne sont pas censés respecter les règles de la morale traditionnelle.
Tout artiste digne de ce nom doit prôner l’indépendance de l’art à l’égard de tout jugement de valeur morale. Un artiste n’est pas tenu de se plier à un ensemble de convictions rigides émanant d’un système de croyances où les valeurs conservatrices prévalent sur les valeurs «moralement répréhensibles».
Libres aux Gardiens du Temple de la morale et des bonnes mœurs d’envisager la nudité comme un outrage à la morale publique, libres à eux d’associer la nudité à la honte et à la débauche, libres à eux de rester prisonniers des tabous moraux et sociaux et d’enseigner à leurs enfants qu’il faut avoir honte d’être nu, mais qu’ils ne nous habillent pas de force dans un espace public qui ne leur est pas exclusivement réservé. Qu’ils le comprennent une fois pour toutes : l’art est par définition amoral.
P.-S. : Le seul reproche que l’on pourrait faire au réalisateur de « Ya Kebir », et encore, c’est de ne pas avoir mis en garde les yeux chastes du public tunisien contre la scène de nu. Si on l’avait annoncé avant la représentation de la pièce, cela aurait provoqué un tollé de protestations et de dénonciations et la pièce aurait probablement été censurée.
* Chroniqueur et écrivain.
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