À la faveur du retour forcé au religieux auquel on soumet la Tunisie, on use et abuse de la psalmodie en politique, figure de style obligée. Aussi, la règle y est à l’incantation, non à l’action.
Par Farhat Othman *
L’incantation est la récitation de formules magiques destinées à opérer un charme, un sortilège; elle l’est aussi d’un texte sacré, comme c’est le cas avec le Coran, dont elle est l’une des manifestations du pouvoir sur les esprits. Car sa psalmodie, pure récitation similaire à de la rumination, est sans nulle attention au sens des versets, surtout leurs visées qui échappent à nombre de fidèles, livrés au charme des mots divins, et la manipulation qu’on peut en faire.
C’est aussi ce qu’on fait le mieux en politique en Tunisie où l’on continue, force de l’habitude oblige, à s’adonner avec délectation à pareille incantation réduite à une psalmodie de la langue de bois élevée faussement au rang de l’art, n’étant au mieux que de l’artefact.
Le fake qui envahit la vie politique
En effet, notre temps est propice à la culture des illusions et des phénomènes d’origine artificielle ou accidentelle, et ce dans les faits non seulement naturels mais aussi et surtout humains. Comme l’indique son étymologie (artis factum : fait avec art), l’artefact peut relever de l’art de l’illusion, comme de faire de la vérité fausseté. C’est ce qu’on appelle fake en anglais, et qui envahit la vie politique.
Nos politiques ne font rien d’autre; peu leur importe que, pendant ce temps, le désespoir pousse de plus en plus aux excès, y compris en cédant au désir de faire spectacle de son désarroi afin d’être dans l’esprit du temps, de l’artefact.
Ce fut le cas du jeune journaliste faisant le buzz autour de son terrible acte d’immolation, qu’il ait été voulu ou juste simulé. Cela ne semble pas réveiller nos responsables de leur léthargie et des réflexes d’incantation, psalmodiant de vaines intentions, de simples vœux pieux.
C’est bien du fake, artefact d’incantation politique, que vient de faire le président de la République en réunissant une institution, le conseil de la République, n’ayant aucune existence formelle dans l’organigramme officiel de l’État. Quand une instance aussi informelle prend ainsi le pas sur les instances officielles, nos responsables ne font-ils pas preuve supplémentaire d’irresponsabilité, rendant les institutions officielles encore moins crédibles?
Comment le seraient-elles, d’ailleurs, lorsqu’elles n’obéissent même pas à la loi, comme on l’a vu avec l’Instance Vérité et Dignité (IVD)? Et comment le droit peut-il faire loi quand lui-même est l’incarnation de l’illégalité avérée?
C’est bien le cas de nombre des lois de la dictature et du protectorat toujours en vigueur alors qu’elles sont devenues nulles de nullité absolue depuis l’entrée en vigueur de la Constitution. De plus, que dire de l’illégalité suprême dans laquelle se trouvent tous les responsables politiques du fait de la violation flagrante de l’obligation de mise en œuvre de la Cour constitutionnelle, l’institution chargée justement de redonner quelque légitimité aux lois du pays?
Certes, on peut se plaindre, les uns des autres, ainsi que l’a fait le chef du gouvernement de la lenteur du parlement, sinon son inertie. Comment toutefois prouver honnêtement qu’il se soucie véritablement du droit et de la légitimité du pouvoir quand il s’abstient de faire le minimum nécessaire, bel et bien en son pouvoir, à savoir mettre hors la loi les circulaires liberticides, ce droit scélérat souterrain dans notre État se voulant de Droit? Nous y reviendrons plus bas.
Au vrai, c’est de volonté politique dont manque le plus la classe politique en Tunisie; elle psalmodie et ne gouverne pas; plutôt que d’agir, elle fait de la pure incantation. Et ce au prétexte de priorités trompeuses ou de l’argument fallacieux du mythique conservatisme social qui n’est qu’une habitude de se soumettre à des lois scélérates, d’un côté, et d’en abuser grâce à l’impunité assurée, de l’autre.
Au conseil de la République, le chef de l’État y est donc allé de son laïus de moraliste qui ne prend plus, disant — pour ne rien dire, à la vérité — que des solutions urgentes et courageuses sont nécessaires, qu’il y va non seulement du salut public, mais aussi de la préservation de la démocratie. Est-ce bien sauver le pays que de se limiter à parler sans agir, psalmodier comme un religieux se remettant à un Dieu qui l’exhorte à agir bien plus qu’à prier?
Pour prémunir la Tunisie contre les risques sécuritaires, y apaiser les tensions sociales et faire progresser le processus démocratique, il ne faut pas se limiter à ressasser de vœux pieux; on sait que l’enfer en est pavé; bien pis désormais, en user, revient à tromper! Certes, il importe de mettre chacun face à ses responsabilités, mais il ne suffit plus de tirer de sonnette d’alarme quand le tocsin du pire, sonnant depuis si longtemps, est encore plus assourdissant.
Incantation juridique et simili-droit
La Tunisie est loin d’être l’État de droit qu’elle se croit; au mieux, elle est cet État de simili-droit, une sous-démocratie. Effectivement, un État de droit est d’abord manifesté par des lois justes; ce qui impose d’abolir les textes de loi toujours en vigueur devenus anticonstitutionnels. Il est vrai, cela nécessite une majorité au parlement que le chef du gouvernement peut estimer ne pas avoir. Ce qui n’est pas nécessairement vrai, puisqu’une alliance est théoriquement possible au parlement sur des sujets sensibles hautement symboliques, y compris pour les questions à tort jugées intouchables en termes religieux.
En effet, le vote du parti religieux est important à ce sujet; or, il a toujours fait montre, certes forcé, de réalisme quand il s’est agi de donner l’illusion ou la preuve de son progressisme. Cela compte énormément à ses yeux, étant l’argument majeur pour sa pérennité au pouvoir. On s’en rendra compte, d’ailleurs, avec le projet de loi sur l’égalité successorale. Ce texte n’a été avancé finalement par le président de la République que parce qu’il est assuré de son adoption. De plus, ne l’oublions pas, Ennahdha a bien fait état d’avancées dans sa position sur certaines questions sensibles dans sa lettre au président de la République sur les droits et libertés du rapport de la Commission des libertés individuelles et de l’égalité (Colibe). Or, on se refuse encore à la publier ou à exiger sa publication, alors qu’elle semble comporter l’acceptation par Ennahdha de l’abolition de l’homophobie en Tunisie, et non seulement l’interdiction du test anal, en plus de la libéralisation de la consommation d’alcool.
Pourquoi alors M. Chahed ne propose-t-il pas un projet gouvernemental dans ces matières? Ne serait-ce pas la meilleure façon de saluer le huitième anniversaire du 14 janvier avec, enfin, la consécration de certains des droits intangibles des Tunisiens? Encore mieux, pourquoi ne le ferait-il pas, sans avoir à passer par le parlement, en usant de ses propres pouvoirs avec un résultat non moins important au service des libertés et de la dignité des citoyens? Cela pourrait parfaitement se faire par l’arme dont il dispose en matière de circulaires.
C’est que nombre de nos circulaires actuelles phagocytent les libertés et rognent les droits de manière parfaitement illégale et même criminelle ainsi que le note le nouvel ouvrage de l’Association tunisienne de défense des libertés individuelles (Adli) ‘‘Les circulaires liberticides : Un droit souterrain dans un État de droit!’’. Pourtant, les circulaires ne sont que des textes internes édictés par les administrations publiques, essentiellement les départements ministériels, visant à interpréter et clarifier des textes juridiques, ainsi que leurs modalités d’application par les agents publics. En dépit de leur rang inférieur dans la hiérarchie des normes, cela ne les a pas empêchés de défaire des droits, nier ses libertés.
Aussi, si sa volonté est sincère pour servir l’État de droit, le chef du gouvernement ne devrait pas hésiter à agir promptement en annulant toutes les circulaires liberticides citées en détail dans le document de l’Adli. Bien mieux, il pourrait en prendre d’autres qui soient cette fois-ci vertueuses; histoire de faire oublier les scélérates tolérées. Ce faisant, il agira concrètement, ne se limitant pas à faire de l’incantation.
À la veille du triste anniversaire d’une révolution purement théorique, sans libertés ni droits, que M. Chahed concrétise donc l’État de droit avec l’abolition de ces circulaires! Qu’il en prenne de bien salutaires, en interdisant par circulaire, par exemple, le test anal et en retirant le cannabis, drogue douce bien moins nocive que le tabac, de la liste des stupéfiants! Ce serait rendre justice à pas mal de nos concitoyens brimés aujourd’hui par des textes scélérats datant, le premier, de la colonisation : l’article 230 du Code pénal, et l’autre de la dictature honnie : la terrible loi 52.
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