Le seul tort de la fameuse affiche de Qatar Charity est qu’elle nous renvoie, nous autres Tunisiens, à nos propres contradictions. Et nous rappelle qu’on veut bien accepter d’être pauvres mais pas d’être qualifiés de mendiants. Alors que la logique de tous nos budgets repose sur la mendicité internationale organisée.
Par Yassine Essid
La lecture du dernier rapport de la Cour des comptes a de quoi surprendre et déstabiliser. Il démontre, en effet, à quel point la société tunisienne est organisée autour d’un système de mauvaise gouvernance qui angoisse, irrite et, plus que tout, est appelé à durer.
Or loin d’inquiéter la classe politique, ce témoignage ne suscite aucune réaction, ni de la part des partis politiques censés être des promoteurs d’idées mais qui se consument en querelles internes, ni du côté de la représentation nationale déconnectée de la réalité nonobstant les prérogatives de contrôle extrêmement étendues qui sont les siennes, ni d’un chef de gouvernement qui n’a jamais acquis de puissance décisionnelle et peine à convaincre autour de projet de société, si tant est qu’il en ait un.
Pourtant, au vu des révélations et des recommandations exprimées par les auteurs d’un rapport aussi accablant, il y a de quoi décréter immédiatement l’état d’urgence économique et social.
Mais où est le gouvernement ?
L’indifférence affichée jusque-là par Youssef Chahed et les membres de son gouvernement, en fait des portiers qui ne sont là que pour tenir les clés et sonner les cloches, me renvoie à une histoire à la fois cocasse et extravagante, sortie du génie comique de l’un de ses prédécesseurs.
Visiblement choqué face à l’accumulation des ordures ménagères qui n’ont pas été collectées pendant des jours à la cité Ezzouhour, Hamadi Jébali, alors Premier ministre islamiste du régime de la «Troïka», s’est fendu d’une déclaration volontairement absurde et surréaliste en s’exclamant: «Mais où sont passées les municipalités? Où sont les autorités? Où sont les gouverneurs? Où est le gouvernement ?» («Fînî lahkouma»).
Il y avait là incontestablement l’expression d’une souffrance émotionnelle qui l’avait poussée jusqu’au déni de soi. En arriver à oublier qu’on est la puissance publique est de l’ordre de l’existentiel : ne plus savoir qui on est et ce qu’on est. C’est un mal lancinant dont nous souffrons tous à des degrés divers mais qui devient redoutable lorsqu’il atteint les hommes politiques.
En tant que chef de gouvernement, M. Chahed vit, comme le vivait alors M. Jebali, le même syndrome d’individualités multiples. D’un côté, une personnalité première, réelle, qui se préoccupe de la survie du pays. De l’autre, une personnalité secondaire qui supporte de moins en moins le fonctionnement, les comportements, les désordres, les déboires, les tiraillements, les interférences et les frustrations de la vie politique avec sa cacophonie, ses dirigeants encombrants, ses élus incompétents, son manque de discipline et par-dessus tout un statut de chef mal assumé duquel il cherche à fuir en niant une réalité qu’il trouve si vaine à maîtriser.
La Cour des comptes, composée de magistrats, a pour mission principale de s’assurer du bon emploi de l’argent public et d’en informer les citoyens qui savent ce que c’est qu’un gouvernement, mais constatent aussi qu’ils sont floués partout et sur tout, qu’ils n’y peuvent rien et s’en vont vaquer à leurs occupations sans trop d’illusions sur leur lendemain.
Il faut reconnaître que les résultats des 26 missions d’audit reproduits dans le 31e rapport annuel de cette juridiction, méritent d’être lus avec une attention particulière; ils constituent en effet l’unique présentation synthétique de l’état de la gouvernance du pays au point de remettre en cause les fondements mêmes sur lesquels est fondée notre conception de l’Etat.
Cet inventaire minutieux et chiffré n’est pas destiné à nous rassurer, loin s’en faut. Il n’est pas dans la continuité des discours enchanteurs des gouvernants de ce pays, mais a plutôt pour fonction d’alarmer l’opinion publique et d’irriter, au point de les faire pâlir, les bons petits soldats du gouvernement qui déclareront sagement qu’ils prendront en compte les conclusions de ce rapport. Or on sait bien maintenant que dans nos pays on ne modifie vraiment les choses qu’à travers des secousses violentes.
Les analyses susceptibles d’intéresser le plus les lecteurs, sont celles menées de façon claire, précise et réaliste, qui ont trait à l’évolution générale du secteur public, ministère par ministère, entreprise par entreprise.
Le montant colossal de remboursement de dette extérieure
Aussi on ne peut manquer d’être effarés par le caractère déplorable de l’exercice du pouvoir par certains ministres; alarmés par le déficit insondable des caisses sociales; désormais convaincus du manque de rigueur dans l’exploitation des fonds publics et des entreprises d’Etat ; outrés des systèmes de recrutements du personnel qui leur sont imputés et qui se font le plus souvent sur la base du népotisme et du favoritisme.
L’état désastreux de la situation financière, matérielle et humaine de Tunisair, la compagnie aérienne nationale, est en l’espèce tout à fait emblématique. Rien que la lecture des faits et des pratiques douteuses attribués à Tunisair donnent froid dans le dos lorsqu’elles ne relèvent pas carrément de la mise en danger de la vie d’autrui.
Du reste, ce qu’on soupçonne sans jamais en évaluer la portée réelle pour le présent et l’avenir lointain de la Tunisie, c’est le montant colossal de remboursement d’une dette extérieure qui se ressème toute seule comme une mauvaise graine. Ainsi, lit-on, qu’à partir de 2021 et jusqu’à l’année 2025, la Tunisie est sommée de rembourser des crédits d’une valeur de 1 milliard de dollars par an, et continuera à acquitter ses créances jusqu’à 2055 ! C’est le total, tout provisoire, de la facture à payer qui permet à certains de faire semblant d’administrer le pays. Les auteurs soulignent, par ailleurs, le caractère plus qu’«ambigu» de cet endettement, dans la mesure où il sert rarement ou trop partiellement les objectifs pour lesquels les crédits avaient été alloués. Au vu de ce bilan désastreux, on va finir par douter de tout.
Sujet d’alarme pour les experts financiers, l’endettement extérieur est aussi un argument choc que ne manquent pas de brandir les dirigeants du Front populaire et autres opposants encore imbus de mythologie tiers-mondiste, mais incapables de proposer une alternative crédible.
Les deux s’accorderont cependant pour admettre que l’importance démesurée de la dette et les difficultés de son remboursement, constitueront un fardeau intolérable, surtout en cette étape fatidique où le pays peine à retrouver la croissance.
Contractés auprès d’institutions financières internationales, ces crédits sont alloués sous la condition de mise en place de réformes draconiennes qui auront inévitablement des effets accablants sur les populations qui les subissent: plus de pauvreté, de précarité, de chômage, de dégradation des services publics, de baisse du niveau de vie, d’arrêt des subventions en faveur de certains produits de première nécessité, d’émigration massive des diplômés vers d’autres pays, etc.
Il faut d’abord cesser de vivre au-dessus de ses moyens
Levés sur les marchés de capitaux, les crédits sont tributaires de la note souveraine accordée par les agences de notation quant à la solvabilité du pays emprunteur et sa capacité à les rembourser à l’échéance et dans leur intégralité.
Mais peu importe le mode d’emprunt puisqu’il s’agit toujours de sommes à rembourser d’une façon ou d’une autre dans un laps de temps précis en acquittant les intérêts convenus.
L’origine de cet alourdissement du service de la dette est bien connue et réside dans la privatisation croissante des sources de financement extérieur et le rôle dominant des grands marchés financiers internationaux, avec une aggravation des conditions d’emprunt. Les taux d’intérêts seront alors d’autant plus élevés, et les délais de remboursement plus courts, que la note souveraine est basse. Le non-accomplissement des engagements souscrits expose le débiteur à des sanctions diverses, la plus lourde étant la mauvaise réputation qui affectera le pays sur les marchés et l’empêchera d’emprunter à nouveau.
Le bon sens commun estime cependant qu’on peut toujours rééchelonner la dette, la répudier purement et simplement, ou considérer qu’elle n’existe pas puisqu’on peut toujours frapper des billets. Or, en attendant de pouvoir imprimer un jour des dollars, on est obligé de les gagner. Et le seul moyen d’en gagner, c’est par les exportations, les revenus du tourisme et les transferts d’argent de la communauté tunisienne vivant à l’étranger.
Cependant, ces dollars servent aussi à payer les importations. Chaque dollar utilisé pour le service de la dette est donc un dollar de moins pour les biens d’importations et les mesures décrétées par le FMI ne peuvent matériellement se traduire que par une diminution relative des biens importés. Il faut alors cesser de vivre au-dessus de ses moyens, payer d’abord ses dettes, acheter et consommer ensuite.
Pendant ce temps, le gouvernement trouve dans l’endettement une source indispensable au financement de sa survie sous prétexte que cet intarissable flux de ressources n’aurait pour objet que le développement. Un concept devenu une asymptote de la raison économique, on pourra s’en approcher tant qu’on voudra, mais sans jamais l’atteindre.
La dette, qui naguère favorisait la croissance, est devenue un cumul de créances, et ne sert qu’à permettre aux gouvernements de durer un peu plus longtemps en faisant vivre le pays à crédit. En somme un moyen de se débrouiller à l’intérieur d’un éternel sous-développement sans aucune perspective de s’en sortir un jour.
Avec ou sans FMI, il va de soi que le pays emprunteur doit passer par certaines conditions du prêteur; des conditions de plus en plus dures pour une nation déjà lourdement endettée.
Tout doucement, un jour chasse l’autre, un printemps sur un hiver et un automne par-dessus un été, les crédits se succèdent à des taux de plus en plus exorbitants, le paiement d’intérêts sur intérêts, jusqu’à la rupture avec les bailleurs de fonds, jusqu’à la ruine générale, jusqu’à ce que tout le pays explose.
L’inévitable recours au partenariat avec les organisations charitables
Le virage de politique économique, suite aux conditions exigées en échange de prêts, nous mène inéluctablement vers plus de privatisation, plus de réduction des dépenses publiques, plus de chômage, sans parler de l’insoutenable cherté de vie et les coupes claires dans les budgets gouvernementaux autant que dans ceux des ménages. Tout cela provoque une réorientation fondamentale du mode de gouvernement du social.
L’Etat, de moins en moins en capacité d’assurer des services sociaux à tous les démunis, est bien obligé d’encourager le partenariat avec les organisations charitables comme faisant partie des moyens de fortune destinés à assurer des prestations et des services aux gens qui en ont le plus besoin.
Soulager les pauvres engage plusieurs groupes et plusieurs disciplines, y compris la morale religieuse, la sociologie et l’économie. Chaque communauté a sa propre conception de la pauvreté qui est inhérente à la condition humaine, au-delà du temps, de l’espace, de la société et de la culture.
Il faut cependant distinguer entre celui qui est digne de la charité, celui qui est obligé de donner, et la forme sous laquelle cette charité doit avoir lieu. Individus et communautés sont appelés également à décider de l’importance, de la nature, certaine ou équivoque, des bienfaits octroyés pour soulager la condition des plus miséreux.
L’aide ne peut que saper le moral des assistés. On le sait. Or la Tunisie vit depuis sept ans l’âge d’or de la charité, qui est le prototype de la dépendance dans ce qu’elle a de moralement, socialement et économiquement intolérable. Mais alors pourquoi le gouvernement a-t-il fait d’une affiche de campagne lancée par le Qatar Charity pour une collecte de fonds au profit de la Tunisie matière à incident diplomatique ?
Par leur indignation outrancière, classe politique et presse, qui risquent de décourager de futurs donateurs, ne font que perpétuer la même vision d’un irréductible conflit entre la réalité de la misère sociale vécue, mais légitimement et souverainement dénoncée de l’intérieur, et l’inadmissible image qui en est reproduite par les médias et les ONGs étrangers qui nous fait sentir cette honte sourde d’avoir été amenés, par l’événement de l’histoire, à solliciter aide et assistance au même titre qu’un vulgaire pays sous-développés.
Sur l’affiche, une pauvre femme, emmitouflée dans un accoutrement de fortune, porte sous le bras un sac ou une couverture. On reconnaît tout de suite que ce n’est ni Gaza, ni le Pakistan, ni le Niger, mais une habitante d’un bled perdu et oublié de Tunisie. Deux mots gelés, telle une enseigne lumineuse dont les extrêmes sont durcis par le froid, rappellent que les temps sont vraiment durs. Non seulement ces femmes survivent par grand froid, mais leur existence, leur seuil de pauvreté absolue, comme le temps qu’il fait, est en dessous de zéro. Résignée et abandonnée, elle ne sait même pas comment et à qui crier son indignation.
La charité privée, d’où qu’elle vienne, y compris le Qatar
La faim avait amené la Tunisie à accoucher d’un régime de liberté. La faim avait donné au peuple une liberté et un espoir d’égalité et de bien-être. Or depuis les prix s’envolent et on triche sur tout. La viande et le poulet deviennent un luxe de riche, les légumes sont hors de prix tout comme les denrées alimentaires de base. Il est donc normal que pour certaines catégories sociales le temps est venu de retrouver le souffle émancipateur de la charité privée, d’où qu’elle vienne, y compris le Qatar qui n’est pas un modèle de morale politique et sociale.
Outre les activités humanitaires classiques (aide alimentaire et assistance aux démunis), Qatar Charity a investi massivement en Tunisie en finançant de nombreux projets, notamment la réhabilitation d’infrastructures, le réaménagement de terres agricoles ou la construction de logements sociaux, d’écoles et de structures sanitaires.
Or l’affiche incriminée, qui a tant choqué ceux qui prennent plaisir à jouer les veuves effarouchées, n’a rien de révoltant, elle est même en-deçà de la réalité vécue par certaines catégories de la population dans certaines régions sinistrées par l’effet des temps difficiles et de la politique de l’indifférence. Son seul tort est qu’elle nous renvoie à nos propres contradictions. Elle nous rappelle qu’on veut bien accepter d’être pauvres mais pas d’être qualifiés de mendiants. Que faute de revenus suffisants et de solidarité, on vit matériellement d’aumônes, de l’argent ou de la nourriture donnée par charité, et qu’on ne peut compter que sur les dons pour subsister. D’ailleurs que fait le chef de gouvernement dans ses déplacements officiels à l’étranger sinon quémander en faisant du porte-à-porte, en appelant à la générosité des pays «frères et amis» de la Tunisie ?
Dans tout Etat, le budget est l’expression chiffrée de la politique économique et sociale du gouvernement. Le pays devant s’atteler à rétablir les grands équilibres sociaux, économiques et politiques. Or il se fait que jusque-là tous les projets de budget déposés sont plutôt la traduction d’une stratégie : celle d’un Etat dont la logique repose sur la mendicité internationale organisée.
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