Pour remédier à «la défiance structurelle» entre syndicats et pouvoir et mettre fin aux tensions déstabilisatrices que connaît le pays de temps en temps souvent liées aux revendications d’augmentations salariales, il convient de moderniser le dialogue social, vieux de 40 ans et devenu obsolète et coûteux pour la Tunisie.
Par Khémaies Krimi
Grisée par le succès de la grève générale de la fonction et du secteur publics, , le 17 janvier 2019, l’Union générale tunisienne du travail (UGTT) a décidé de faire monter les enchères. Sa commission administrative en remet une couche en annonçant une nouvelle grève générale pour les 20 et 21 février prochain.
La centrale syndicale exerce ainsi son droit constitutionnel et surtout son droit légitime de défendre les intérêts de ses adhérents à des salaires décents. Des salaires à même de les aider à faire face à la forte détérioration de leur pouvoir d’achat (-50%) par l’effet de la flambée des prix, de l’effondrement du dinar et du surendettement auprès des banques (augmentation à cinq reprises, en l’espace d’une année, des taux d’intérêts des prêts contractés auprès des établissements financiers).
Un gouvernement habitué à céder
Sans ceinture politique solide et agissante, le gouvernement de Youssef Chahed, qui a très mal géré son bras-de-fer avec la centrale syndicale, sera obligé, tôt ou tard, de mettre la main à la poche et de répondre favorablement aux revendications de l’UGTT, faut-il sacrifier pour cela le budget du développement pour 2019. C’est ce que craignent, à juste titre, beaucoup d’observateurs.
C’est un exercice cynique auquel le gouvernement aime, semble t-il, se prêter : résister d’abord avant de se faire tordre le bras et d’obtempérer ensuite. Est-il besoin de rappeler, à ce propos, qu’en 2017, ce même gouvernement, après moult tergiversations, avait cédé, au dernier moment, aux demandes de l’UGTT et accepté de gonfler la masse salariale de 1,2 milliards de dinars.
Par-delà les légitimes revendications des syndicalistes et l’entêtement déplacé et onéreux du gouvernement et quelle que soit l’issue de ce conflit, le grand perdant c’est le contribuable et le pays en général.
À titre indicatif, le manque à gagner généré par la grève générale du 17 janvier 2019 ne sera pas supporté ni par les grévistes ni par ce gouvernement impuissant et sans vision, mais par le contribuable, y compris ceux qui vont voir leur salaires augmenter, augmentation qui sera aussitôt absorbée par une nouvelle poussée de l’inflation.
Un dialogue social obsolète
Par ailleurs, la mauvaise gestion de ce conflit social vient illustrer de manière éloquente que, depuis l’institutionnalisation, durant les années 70, du dialogue social entre les partenaires sociaux, la qualité de ce dialogue ne s’est guère améliorée. Elle s’est même détériorée, et ce, pour une raison simple : les négociations ont toujours porté sur les majorations salariales et jamais sur l’amélioration de l’environnement du travail et sur la pérennité des entreprises.
Ce constat amer a amené certains think-tank du pays à proposer des solutions pour mettre fin à la persistance de rounds sociaux, toujours empreints de tensions et de discours réducteurs de part et d’autre.
Des pistes à explorer pour sortir de la crise
Ainsi, l’Institut arabe des chefs d’entreprises (IACE), a estimé, dans un communiqué rendu public après la grève générale que «les négociations entre le gouvernement et la partie syndicale ne devraient pas porter seulement sur les augmentations mais plutôt accompagnées de mesures pour améliorer la production». Et l’IACE de préciser : «L’augmentation des salaires ne va pas résoudre la crise surtout que les expériences passées ont montré qu’aucune augmentation salariale n’a amélioré le pouvoir d’achat du Tunisien devant une inflation galopante qui dépasse de loin les 7%. Au contraire, à chaque fois qu’on fait une augmentation salariale, le pouvoir d’achat baisse et du coup on sera de nouveau appelé à une nouvelle augmentation». Aussi et pour résoudre structurellement ce conflit, l’IACE appelle à un débat national sur la productivité.
Espérons que dans l’esprit des responsables de l’IACE, le débat proposé sur la productivité ne doit pas se limiter, comme cela a été le cas jusqu’ici, sur les moyens d’inciter les travailleurs à travailler plus ou mieux mais surtout à examiner tous les leviers liés à la productivité.
La productivité a plusieurs leviers
Riadh Zghal, professeure en sciences de gestion, considère, à ce sujet que le travail n’est pas le seul levier de la productivité. Elle a cité d’autres leviers dont la maintenance, la bonne gouvernance, l’assurance qualité, la chasse au gaspillage, l’amélioration des conditions de travail, la motivation la formation continue…, autant de leviers à actionner ensemble pour améliorer la productivité qui demeure très faible en Tunisie, soit 52% contre 80% en Finlande par exemple.
Pour sa part, l’Institut tunisien des études stratégiques (ITES) propose par la voix de son directeur général, Neji Jalloul, de lier, dorénavant, l’augmentation des salaires à la productivité.
Il pense également qu’au lieu d’augmenter les salaires, il convient d’agir sur les causes qui sont à l’origine de la baisse du pouvoir d’achat. Concrètement, il s’agit d’intensifier le contrôle économique aux fins de maîtriser les circuits de distribution, de réduire le rôle des intermédiaires et de restructurer le marché de gros.
Au final, nous estimons que le moment est venu pour moderniser le dialogue social et que les gouvernements qui se sont succédé, depuis Bourguiba, assument l’entière responsabilité de l’absence d’encadrement du dialogue social selon les normes internationales. C’est cette absence de vision qui explique en grande partie «la défiance structurelle» entre syndicats et pouvoir et les tensions déstabilisatrices que connaît le pays de temps en temps.
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