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La Tunisie entre les revendications de l’UGTT et les exigences du FMI

Jeudi 17 janvier 2019, l’UGTT, l’organisation syndicale arabe la plus puissante et co-récipiendaire du Nobel de la paix 2015, a mis à exécution son préavis de grève générale de la fonction et du secteur publics. Cet acte a soulevé de sérieux soupçons quant au rôle de leadership de la centrale syndicale –à un moment où le pays fait face à des difficultés accrues…

Par Ian M. Hartshorn*

Au lendemain de la révolution de 20102011, l’ l’Union générale tunisienne du travail (UGTT) a été un rempart protecteur de la transition démocratique qui a mis fin au règne du dictateur Zine el-Abidine Ben Ali. Le 17 janvier 2019, il ne s’agissait pas de la première fois où la centrale syndicale fait usage de l’arme de la grève pour faire entendre sa voix, ni de la première fois que des secteurs entiers de l’économie tunisienne soient ainsi paralysés par des mouvements sociaux.

Par contre, une grève générale des agents de la fonction et du secteur publics reste un fait rare dans l’histoire de l’organisation syndicale. Ce débrayage national d’une journée des fonctionnaires membres de l’UGTT pourrait marquer un tournant dans la distribution des rôles qui a prévalu dans le pays au cours des dernières années.

Contestation grandissante

La confrontation opposant le gouvernement tunisien à ses employés a mis du temps à se produire. Durant les premières années qui ont suivi l’indépendance, la Tunisie, à l’instar de plusieurs autres pays, a utilisé le secteur public comme «soupape de sécurité» pour le marché de l’emploi. Au cours des dernières décennies, les emplois de la fonction publique n’ont plus suivi le rythme croissant des travailleurs diplômés et, malgré des recrutements massifs au lendemain de la révolution, ces emplois se sont raréfiés sensiblement.

En 2016, le gouvernement tunisien a signé avec le Fonds monétaire international (FMI) un accord de prêt d’une valeur de 2,9 milliards de dollars (soit plus de 8,7 milliards de dinars tunisiens, MdDT).

Dans un de ses plus récents rapports, le FMI a une fois de plus appelé la Tunisie «à mettre en œuvre des contrôles sur les recrutements et les rémunérations dans le secteur public.» La menace de la réduction des recrutements de fonctionnaires et du gel des salaires des agents du secteur public ont vite fait d’aliéner les employés de l’Etat, l’épine dorsale de l’UGTT.

L’illustration de la une du journal de l’UGTT – un montage de la Directrice générale du FMI, Christine Lagarde, en marionnettiste manipulant le chef du gouvernement tunisien, Youssef Chahed – en dit long sur cette colère syndicale. Et cette position de l’organisation syndicale tunisienne tranche nettement avec son attitude docile sous le régime Ben Ali, où une UGTT récupérée par le système d’alors approuvait presque systématiquement toutes les réformes économiques appuyées ou recommandées par le FMI.

Youssef Chahed a tenté, à la toute dernière minute, de sauver la situation en recourant à des ordres de réquisition. Egalement, la veille de la grève, le chef du gouvernement, dans une allocution télévisée, a expliqué le lien évident qui existe entre les augmentations salariales, la spirale inflationniste et la dette publique. En dépit de cet appel du premier ministre, selon l’UGTT, près de 100% des membres de la centrale syndicale ont respecté le mot d’ordre de débrayage du 17 janvier 2019.

Un syndicat, un parti ou quelque chose d’autre?

La décision prise par l’UGTT de mettre à exécution une grève d’une telle ampleur et d’un tel impact attire davantage l’attention, notamment en raison des troubles politiques auxquels le pays est confronté. En effet, en 2018, les partis au pouvoir – Ennahdha et Nidaa Tounes – n’ont pas eu la tâche facile: lors des élections municipales de mai dernier, ces deux formations ont été défiées par des candidatures «indépendantes» de tout poil; de plus, Nidaa Tounes, ou ce qu’il en reste, est miné par des fractures internes qui se résument en cette guerre sans merci que se livrent Chahed et Hafedh Caïd Essebsi, le fils du Président Béji Caïd Essebsi. Face à cette confusion régnant dans les rangs du bloc laïc, l’UGTT a de plus en plus montré une volonté prononcée à emprunter «une voie politique.»

Ainsi que je l’ai étayé dans mon livre ‘‘Labor Politics in North Africa’’ [Le monde du travail et la politique en Afrique du nord], plusieurs dirigeants de l’UGTT rejettent l’idée de la création d’un parti politique et, même si officiellement, la centrale syndicale n’a soutenu aucune formation politique lors des récentes élections, il n’en demeure pas moins que plusieurs de ses anciens dirigeants sont membres de Nidaa Tounes.

L’organisation d’une grève nationale à un moment particulièrement critique de l’histoire du pays laisse croire que l’UGTT se présente désormais en tant que parti et alternative politique ou, tout du moins, qu’elle appuiera une «liste» officielle aux élections parlementaires de 2019.

Le jour de la grève, le secrétaire général de l’UGTT Noureddine Taboubi a prononcé une allocution à l’adresse de ses troupes dans laquelle, une fois de plus, il a sévèrement critiqué M. Chahed. Malgré cela, tenter de persuader la direction de la centrale syndicale à emprunter «une voie politique» ne serait sans doute pas une tâche aussi aisée qu’il n’y paraît. Déjà en 2017, lors du congrès de la centrale, Taboubi a été confronté à une sérieuse dissidence interne, et s’engager de manière plus directe dans cette voie politique pourrait créer plus de clivages entre ceux qui soutiendraient une certaine version de Nidaa Tounes contre une base qui serait tentée par un appui à une des formations politiques de la gauche.

Une autre interprétation possible de la grève générale du 17 janvier dernier serait que l’UGTT s’efforce tout simplement de traiter de questions syndicales classiques, à savoir les salaires et le pouvoir d’achat des travailleurs. Dans des entretiens conduits en 2017, de nombreux militants politiques et syndicalistes m’ont confié qu’ils souhaitaient voir l’UGTT «abandonner la politique» et «renouer avec le travail syndical.» Cette dernière opinion est très souvent exprimée par le parti islamiste Ennahdha. Ainsi, il devient évident que tout engagement politique direct de l’UGTT entraînerait inévitablement une collision frontale avec Ennahdha…

Par ailleurs, si le gouvernement cède aux revendications salariales de l’UGTT, les choses pourront prendre une autre tournure. Ceux qui souhaitent que la centrale syndicale fasse une entrée franche sur la scène politique diront qu’elle reste la seule institution dans le pays capable de répondre aux besoins quotidiens des Tunisiens.

Alors que ceux qui veulent que l’organisation se concentre sur le travail syndical continueront de défendre l’idée selon laquelle la grève du 17 janvier 2019 a été une réussite et qu’il est temps, à présent, de ranger les armes…

Il n’y a pas que le cas de la Tunisie

La Tunisie a été un modèle dans la région –non seulement en raison de la réussite de sa transition démocratique mais également pour avoir toujours été, historiquement, un bon élève appliquant avec discipline les recommandations du FMI. Si la dernière série des réformes exigées par l’institution de Bretton Woods provoque une réaction qui menace le gouvernement et transforme les rôles des acteurs sociaux, ce serait là, peut-être, une autre opportunité pour le FMI de revoir ses objectifs. A l’occasion d’une des célébrations du premier anniversaire des soulèvements du Printemps arabe, Christine Lagarde avait déclaré: «Soyons honnêtes: nous ne faisions attention à la manière dont les fruits de la croissance économique étaient distribués.»

Aujourd’hui, il semble que les travailleurs tunisiens tentent de régler leurs griefs à l’égard du FMI. Pour l’instant, la question reste sans réponse si oui ou non le gouvernement tunisien est en capacité de mettre en œuvre les réformes qu’exige le FMI –et, d’une manière plus générale, si ces réformes n’en demandent pas trop aux gouvernements qui les appliquent.

Article traduit de l’anglais par Marwan Chahla

*Ian M. Hartshorn est professeur assistant en sciences politiques à l’Université du Nevada et l’auteur de ‘‘Labor Politics in North Africa: After the Uprisings in Egypt and Tunisia’’ [Le monde du travail et la politique en Afrique du nord: Au lendemain des soulèvements, en Egypte et en Tunisie].

**Le titre est de la rédaction et les intertitres sont de l’auteur.

Source: ‘‘Washington Post’’.

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