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Pourquoi les islamistes veulent-ils à remplacer le français par le «globish» ?

Le recours à l’anglais est l’une des caractéristiques du projet islamo-conservateur tunisien, dont les tenants espèrent à terme substituer l’anglais au français, langue qui est pour eux synonyme d’occidentalisation de la société tunisienne.

Par Mohamed Sadok Lejri *

Si l’on y prête attention, on s’apercevra que l’anglais figure désormais sur les grandes affiches de certaines manifestations officielles et sur les en-têtes des documents officiels émanant des institutions publiques, notamment celles qui sont dominées par les islamistes. Le nom de chaque institution apparaissait naguère en deux langues, arabe et français, et l’anglais est venu s’y ajouter depuis quelque temps. Et ce n’est certainement pas par amour pour les «langues étrangères» comme ils aiment si bien dire. L’Instance vérité et dignité, quant à elle, n’y est pas allée par quatre chemins et a carrément omis le français lors des auditions publiques.

Pour les islamistes, le français est synonyme d’occidentalisation

Bien entendu, pour justifier la présence de l’anglais, on recourt souvent à la sempiternelle rhétorique truffée d’arguments fallacieux : «C’est pour l’international…» ; «C’est pour être en phase avec son époque… une époque dictée par l’hégémonie de la langue anglaise sur la planète…» ; «Plus on maîtrise de langues, mieux c’est»… Je pense qu’il n’est rien de tout cela.
Le recours à l’anglais est l’une des caractéristiques du projet islamo-conservateur tunisien. Les tenants de ce projet espèrent à terme substituer l’anglais au français. Le français leur a toujours donné des complexes, il est pour eux synonyme d’occidentalisation de la société tunisienne. La langue française véhicule des valeurs subversives et des concepts et paradigmes qui vont à l’encontre des valeurs arabo-musulmanes, à l’encontre du «soi authentique». La langue française véhicule une conception du monde, à laquelle les conservateurs tunisiens n’ont jamais adhéré. Les Tunisiens conservateurs tiennent à ce que le système de valeurs de leurs compatriotes ne change pas d’un iota et la langue française représente une grande menace pour les valeurs en question.
L’anglais que l’on pratique de nos jours dans le monde entier est la langue véhiculaire du néo-libéralisme, il n’a jusqu’à présent pas vraiment mis à rude épreuve les valeurs conservatrices des sociétés arabo-musulmanes. L’anglais qu’on cherche à nous imposer est essentiellement articulé sur le consumérisme et le profit, lesquels ont pour funestes corollaires la rigidité manichéenne, le conformisme intellectuel, l’instinct grégaire, l’absence d’esprit critique… L’idéal pour les islamistes ! L’anglais superficiel comme langue véhiculaire permet aux Arabes de se sentir en phase avec la mondialisation sans qu’ils ne se départissent de leur ethos archaïque.

Des êtres sournois qui inoculent leur idéologie à faible dose

Si les islamo-conservateurs veulent intégrer l’anglais en Tunisie, ce n’est pas pour profiter du génie Shakespearien en lisant les textes originaux. Ils se servent de l’anglais pour que les Tunisiens abandonnent définitivement le français, langue subversive à leur yeux et à l’origine d’un début de sécularisation et de l’occidentalisation des mœurs sociales. C’est ce que nous pourrions appeler la «débourguibisation de la Tunisie à travers la défrancisation».

La pensée véhiculée par l’anglais dominant est essentiellement néolibérale. En effet, l’anglais qui se pratique aujourd’hui dans le monde entier n’est pas destiné à enrichir notre culture et à améliorer nos performances intellectuelles. L’anglophonie qui se propage de nos jours n’est pas faite pour transformer chaque jeune en une véritable encyclopédie de la littérature anglaise, elle ne fournit pas vraiment les clés indispensables pour accéder aux grands auteurs, mais joue plutôt un rôle essentiel dans la diffusion de ce qu’il y a de plus laid dans la culture américaine.

Quant aux arguments relatifs à l’économie mondialisée, ils ne sont dénués de fondement, bien entendu. En revanche, l’abandon de la langue française au profit d’un anglais superficiel pourrait avoir des conséquences fâcheuses. En effet, bon nombre de Tunisiens se sentent aujourd’hui contraints de vendre la langue française à un vil prix en alléguant comme prétexte l’hégémonie de la langue anglaise et l’américanisation planétaire. C’est comme s’ils disaient : «Jetons le français, cette langue ringarde, au coin des vieilleries, et épousons la mondialisation en prenant l’anglais à bras-le-corps.» Ainsi, l’anglais de bas étage pratiqué un peu partout dans le monde ne nous ouvrira pas à la civilisation anglo-saxonne, mais favorisera la «machrekisation» des esprits.

En outre, l’anglais qui se pratique massivement à mille lieues des banlieues chics de Londres et de Boston est condamné à la créolisation. Dans quelques années, il ne sera plus qu’un exécrable sabir avec lequel le Tunisien pourra échanger quelques bribes de conversation avec un Indien de Calcutta ou un Ougandais de Kampala. Les Tunisiens créeront leur propre variante de l’anglais et ce n’est pas avec ce sabir qu’ils accéderont à la pensée universaliste anglo-saxonne, laquelle n’a jamais été aussi profonde que la française. Il faut arrêter de fantasmer sur l’anglophonie et ses vertus, sur les grands auteurs anglais et les chercheurs de la Silicon Valley.

Bien sûr que l’anglais a produit de très grands penseurs, bien sûr que l’anglais est la marque d’une grande civilisation dans les sciences, la littérature et les arts. Néanmoins, c’est le français nous a permis, nous Tunisiens, d’accéder à l’«universalisme occidental» si j’ose dire, il est porteur de valeurs et d’une vision du monde que nous avons assimilées; je pense que cela ne sera pas possible avec l’anglais.

À défaut d’imposer leur vision par la force, les islamo-conservateurs sont en train de distiller patiemment leur idéologie de façon pernicieuse, sans laisser apparaître leur véritable intention, pour que le jour où les «déchets de la francophonie» en prendront conscience, il sera trop tard. Ennahdha n’a pas l’intention de soumettre les Tunisiens, ou plutôt les futures générations, à son projet de société à coups de glaive et en décapitant à tour de bras. Les islamo-conservateurs visent loin : ils ont opté pour le conditionnement intellectuel pratiqué depuis la prime jeunesse par le biais d’un endoctrinement général.

Les islamistes essayent de formater les jeunes esprits tout en prenant des décisions qui, de prime abord, peuvent paraître modernistes et en phase avec leur temps. Le recours à l’anglais est présenté comme un précieux trésor d’enrichissement linguistique, sinon comme une alternative au français dont le nombre des locuteurs est inférieur à celui des anglophones. L’anglais est présenté comme une condition sine qua non pour accéder à la prospérité et faire un peu de business comme les bédouins du golfe… C’est un miroir aux alouettes.

En fait, le choix d’une troisième langue, l’anglais dans le cas d’espèce, est destiné à éliminer la deuxième. L’anglais apparaît à bien des égards comme un cheval de Troie. En fait, en permettant à l’anglais de supplanter le français de façon lente et progressive, ils espèrent voir la Tunisie un jour ressembler davantage aux pays du Machrek qu’aux pays européens.

Je ne pense pas devenir paranoïaque car les islamistes sont des êtres sournois qui inoculent leur idéologie à faible dose, afin de donner la possibilité à leur projet de société de voir le jour. Ne dit-on que le diable niche dans les détails ?

* Enseignant.

* * Titre original de l’article : « Le globish, un cheval de Troie pour torpiller le français ».

P.-S. : Bien entendu, on aura compris que je ne vise pas ici l’anglais de William Shakespeare et de Thomas More, mais le global english, globish pour les intimes, pratiqué par tous les basanés des contrées arabes.

P.-S. 2 : Je fais une dissociation pure et simple entre la langue française et la France et estime que le rapport de la France à la langue française ne doit plus être la clef de voûte de la défense de la francophonie. Il n’appartient plus seulement à la France de défendre la langue française, mais à tous les francophones. Contrairement à nombre de Tunisiens francophones au caractère timoré, j’assume ma passion pour la langue française sans le moindre complexe et je ne tempère pas systématiquement le rapport ontologique que j’ai avec cette langue par des justifications oiseuses afin pour ne pas heurter la susceptibilité des défenseurs de l’«identité arabo-musulmane» de la Tunisie et de l’«authenticité du soi». Ces derniers, étant dans leur «bon droit», ne s’embarrassent pas de ce genre de scrupules.

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