Habib Bourguiba et le cheikh Mohamed Fadhel Ben Achour.
Le legs contrasté de Bourguiba à la Tunisie, fait d’aspects lumineux et sombres, se vérifie dans ses rapports à la laïcité et surtout à l’islam dont il a ignoré la diversité avec sa veine populaire soufie, en faisant une unicité caricaturale.
Par Farhat Othman *
Les fêlures dans la psychologie de Bourguiba sont évidentes dans son usage de la laïcité instrumentalisée à son ambition politique et ses différentes approches de l’islam dont la variété imposait de le concevoir au pluriel ainsi que de valoriser sa dimension soufie libertaire; ce qu’il ne fit point.
Faux laïc jouant à l’imam
Bien que nourrissant de l’admiration pour Atatürk, Bourguiba n’a nullement prétendu en être la réplique maghrébine. Au vrai, il n’a été ni un moderniste radical ni un réformateur pur, les considérations politiques dans sa vie l’ayant emporté sur les espaces de pure rénovation religieuse.
Ayant plombé son œuvre, le moi surdimensionné de Bourguiba l’a amené à essayer d’étatiser la foi, une aberration totale pour qui militait pour la sécularisation de la religion. Nombre d’exemples illustrent la contradiction majeure, inhérente au projet bourguibien qui aurait été dès le départ purement politique, personnel et non véritablement moderniste, telle l’affaire du minaret d’El Jem.
Ainsi, bien que des considérations objectives justifiaient que la hauteur dudit minaret ne dépassât pas celle de l’amphithéâtre romain, Bourguiba a fait, en l’occurrence, un choix idéologique, sinon démagogique, tranchant en faveur du minaret au prétexte que la civilisation de l’islam fut supérieure à celle de Rome. Par ailleurs, malgré sa conviction affichée que la culture humaine était universelle et le droit au progrès à égalité pour tous les peuples, Bourguiba évoquait constamment sa hantise de rattraper le cortège de la civilisation; ce qui indiquait bien que ce progrès fut chez lui linéaire, au sens qu’il ne contestait pas une certaine vision occidentalocentriste, conception ethniciste de l’histoire.
Certes, tous ceux qui ont connu Bourguiba ont témoigné qu’il avait du respect pour qui osait lui tenir tête, avec le courage d’exprimer leurs opinions dissidentes. Un tel trait de caractère, à son honneur, explique aussi sa psychologie profonde, faisant lumière d’une personnalité qui serait celle d’un dictateur aux pieds d’argile, en ce sens qu’il ne fut l’homme autoritaire qu’on a connu que par défaut ou par fonction, afin de faire comme tout le monde en quelque sorte, à un moment où la force s’imposait et l’autoritarisme était une clef pour tout succès.
Bourguiba a imposé ses vues aux cheikhs de la Zitouna, représentants de l’islam officiel en Tunisie.
Ce faisant, il n’a fait, de lui-même, que condamner sa politique réformiste à n’avoir que la durée de sa propre personne combien même elle était judicieuse et nécessaire. Éloquente est, à ce propos, la thématique de l’égalité des parts successorales, supposée heurter un texte du Coran d’après les intégristes religieux. Sous la pression interne et surtout internationale, Bourguiba y renonça avançant l’argument spécieux de l’existence de prescription en l’objet pour justifier une reculade dont le motif véritable était pour lui la nécessité du repli stratégique en un moment délicat pour sa gloriole. Ce qui n’a fait qu’écorner davantage la validité de son approche réformiste.
Le plus grand reproche que d’aucuns ont fait à Bourguiba est de n’avoir pas su passer de l’étatisme à la découverte de la société civile comme espace pour l’effort de réforme et du changement; d’autant plus que c’était dans le prolongement de sa philosophie, et surtout dans ses cordes. Son culte de la personnalité a fait perdre à la Tunisie une occasion de modernisation en un temps où tout était encore possible. Par conséquent, si l’œuvre de Bourguiba ne fut pas minime, notamment en matière conjugale ou de généralisation de l’enseignement, elle s’est contentée de limiter le rôle public de la religion en instillant des éléments de la sécularité occidentale dans la vie publique. Bien que se voulant rationaliste, elle ne sut se libérer de l’atavisme de l’autorité, devenue culte de la personnalité.
Au vrai, Bourguiba fut d’abord un leader politique autocrate, se voulant charismatique, usant de la religion comme d’un levier pour une ambition personnelle dévorante.
Autocrate contre la foi populaire
L’action de Bourguiba en Tunisie a été menée au nom de l’islam. Malgré l’occidentalisme affiché du personnage et contrairement à la Turquie, l’œuvre tunisienne a été entreprise de l’intérieur de la religion, au nom de l’islam, et non contre elle. Toutefois, il restait à bien définir ce qu’était l’islam authentique; ce en quoi Bourguiba a échoué par excès de caractère, non seulement fort, mais trop imbu de sa personne.
Il faut dire que, dès 1965, Bourguiba était très critique à l’égard d’Atatürk, s’en prenant à ses positions à l’égard de la religion, osant même le faire à Ankara, manquant de provoquer une crise diplomatique entre la Tunisie et la Turquie. De même, il était contre la dissolution du califat, considérant l’institution, malgré ses imperfections, un élément constitutif de la personnalité arabe musulmane, aspect éminent de communion islamique. De fait, Bourguiba eut la volonté, dès le départ, d’imposer sa lecture d’un islam jugé perverti. S’attaquant à une puissante partie, confiant en son pouvoir, il privilégia la méthode forte, cherchant les effets bénéfiques de l’électrochoc; ce qui lui valut d’être traité de mécréant.
Au fond, Bourguiba ne fut rien d’autre qu’un animal politique en premier. Ce qui l’a caractérisé le plus, c’était son sens stratégique qui était bien plus affûté ou plus important que sa volonté réformiste. Tant que l’islam, même dans sa vision rétrograde, pouvait servir ses vues, il n’hésitait pas à en user. Ce fut une constante de son entreprise, ce qui relativisa son intérêt et surtout sa portée, jetant des doutes sérieux sur la sincérité de sa volonté de réformer l’islam non pas en œuvre proprement dite, mais comme une réalisation parmi d’autres dans le parcours d’un homme se voulant d’abord un chef, un prophète moderne en quelque sorte.
Ainsi, si Atatürk a rayé la religion de la vie publique en Turquie, Bourguiba l’instrumentalisa à sa manière. La geste bourguibienne se voulait et était le prolongement des mouvements de réforme de l’islam de par le monde arabe et islamique, particulièrement en Tunisie. Contrairement à la réforme turque dont la finalité était contre la société, celle de Bourguiba, malgré l’extranéité de ses sources, a eu des visées internes, se voulant authentique. Pour la décision symbole que fut la monogamie, par exemple, il n’innova nullement, ayant été précédé en la matière par d’illustres prédécesseurs, du Maghreb et du Machrek, comme Tahar Haddad, Allal Fassi ou Mohamed Abduh.
Au final, en Tunisie, le projet de rénovation religieuse eut à souffrir de l’État autoritaire que Bourguiba imposa au prétexte d’y réussir. S’il choisit de ne pas militariser l’État tunisien, il n’en fit pas moins un État policier, manquant de policer les mœurs religieuses de la société. En cela, il ne fit que maintenir le ver dans le fruit religieux au lieu de l’en extraire. Et comme un virus, l’esprit dogmatique sommeilla dans la société jusqu’au moment où la pression policière céda pour se réveiller plus fort que jamais.
Car l’une des erreurs majeures de Bourguiba fut son tropisme à l’égard d’un aspect essentiel de l’islam populaire tunisien qui aurait pu l’aider à réussir, à savoir sa forte dimension soufie. En s’attaquant aux manifestations souvent dégénérées certes de cet islam, il ne fit que scier la branche sur laquelle il était assis, se coupant davantage des masses, les poussant dans le giron des plus intégristes.
On s’accorde à distinguer deux périodes dans l’instrumentation de la religion par Bourguiba. D’abord, celle de la lutte pour l’indépendance où il fut un quasi-salafiste, veillant à ne pas heurter le sentiment traditionaliste populaire, quitte à aller contre les réformistes de la mosquée de la Zitouna. Ainsi a-t-il défendu le port du hijab ou du couvre-chef comme traits caractéristiques de l’identité tunisienne. C’était sa façon de lutter contre l’absorption de cette identité par celle du colonisateur.
Par la suite, ayant en vue de réaliser son projet, il fit volte-face, reniant ses convictions d’antan. C’était la stratégie qu’imposaient les deux moments de sa guerre, le premier contre le protectorat et le second contre le sous-développement, deux temps tactiques d’une même stratégie, d’avant et d’après l’indépendance; et cela a correspondu à deux statuts : chef politique en premier lieu et chef religieux en second.
L’échec de l’entreprise de Bourguiba, qu’on réalise bien aujourd’hui, ne fait que rappeler celle du courant rationaliste en islam qui a entraîné la fermeture dogmatique dont on continue à souffrir. Ce fut, pour l’essentiel, parce qu’on a cherché à imposer la réforme par le haut, de force. Ainsi, à la fermeture dogmatique islamique, Bourguiba a finalement opposé une enclosure politique qui a fait peu de cas de ses principes initiaux, se suffisant du jugement de l’histoire d’avoir raison avant tout le monde, comme dans le drame de Palestine.
Conséquemment, le pouvoir et la gloire personnels ont triomphé des ambitions réformistes de Bourguiba. Pour parler en termes religieux, disons qu’il s’est retrouvé à s’acquitter d’un petit jihad, celui livré à ses ennemis politiques, plutôt que du grand jihad auquel il appelait pourtant et qu’il aurait dû livrer à sa propre personne pour en raboter les excès d’orgueil et de vanité, une dualité qui fut mortelle pour la pérennité de son œuvre.
* Ancien diplomate, écrivain.
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