Entre son propre passé nullement reluisant et tant de murs à bâtir, d’enfants à enfermer, de sanctions à imposer, de guerres commerciales à déclarer et de régimes à déstabiliser, Mme Albright ferait mieux d’arrêter de se prendre pour une émissaire de la liberté et de la démocratie… en Tunisie.
Par Yassine Essid
À force de s’exposer on finit par susciter la curiosité et attirer les soupçons. Non pas ceux de l’ignorance et de la malveillance, mais légitimes, salutaires et sans compromis.
Mme Albright, qui apparemment s’intéresse exagérément au processus de transition démocratique en Tunisie, était encore une fois parmi nous il y a quelques jours en sa qualité de présidente du conseil d’administration du National Democratic Institute for International Affairs (NDI). Une boîte à outils comme on en compte tant aux Etats-Unis, censée œuvrer pour le soutien et le renforcement des institutions démocratiques dans le monde, mais permet surtout à d’anciens politiciens américains, qui avaient connu leurs années de gloire et acceptent mal de se retrouver hors du jeu, de ne pas sombrer dans la poignante mélancolie qui frappe généralement les déclassés de la politique. Sauf que pour prétendre donner aux autres des leçons de liberté et de respect des droits individuels, il faut être soi-même irréprochable.
Rappelons à ce propos, qu’en matière de démocratie, les questions politiques autour des problèmes touchant au passé servent à empêcher que reviennent les temps de la cruauté, de même qu’un droit à l’oubli n’annule pas le droit à la mémoire.
Le droit des Américains de tuer les enfants irakiens
En 1996, Mme Albright, alors ambassadeur des Etats-Unis à l’Onu, était l’invitée de Lesley Stahl dans l’émission ‘‘60 Minutes’’, célèbre magazine d’information américain produit par CBS News. Faisant référence aux sanctions économiques dirigées alors contre l’Irak par les Etats-Unis sur le commerce des produits alimentaires ainsi que des produits médicaux, la journaliste s’était adressée à Madeleine Albright par ces mots : «Nous avons entendu dire qu’un demi-million d’enfants sont morts suite à l’embargo. Je veux dire c’est là plus d’enfants morts qu’à Hiroshima. Pensez-vous que ça en valait la peine?» Cruellement franche, Mme Albright répondit : «Je pense que c’est un choix très difficile, mais nous pensons que le prix payé en valait la peine (the price is worth it)».
Sous d’autres cieux, proféré par une autre personnalité que l’éminente diplomate américaine, un tel aveu de culpabilité exprimé publiquement sur un génocide avéré, l’aurait amené tout droit à comparaître devant une cour de justice pénale internationale. Au minimum, il aurait enlevé à celle qui fut promue six mois plus tard, sous le second mandat de Bill Clinton, première dame à la tête du Département d’Etat (1997-2001), toute possibilité, voire toute velléité d’activité politique aussi bien aux Etats-Unis qu’ailleurs. On l’aurait en plus déclaré personae non grata dans tous les pays qui avaient grandement souffert de l’ingérence politique, économique ou militaire de la puissance américaine.
Se présentant devant la Commission des relations extérieures du Sénat pour être confirmée dans ses nouvelles fonctions, Mme Albright n’avait rien renié de ses propos, ni reconnu l’immensité de sa responsabilité. Faisant grand étalage de cynisme, elle alla jusqu’à dire : «Nous insisterons pour que les sanctions de l’Onu contre l’Irak soient sévères jusqu’à ce que ce régime se conforme aux résolutions appropriées du Conseil de sécurité».
Hégémonie, crimes contres l’humanité et imputé
Il n’y a donc là rien de surprenant quant à la volonté d’appliquer les sanctions les plus sévères contre l’Irak sans égard pour ses effets collatéraux sur une population civile fortement éprouvée au point, qu’à la même époque, l’un des deux coordinateurs humanitaires de l’Onu, Denis Halliday, n’a pas hésité à appeler les choses par leur nom en déclarant lors de son départ en 1998: «J’utilise, dit-il, le mot ‘‘génocide’’ parce qu’il s’agit d’une politique délibérée de destruction du peuple irakien. Je crains de ne pas avoir d’autre point de vue». Mais l’impunité n’est-elle pas consubstantielle à l’hégémonie et un accessoire significatif dans le déploiement de la volonté de puissance ?
De toute évidence, les Américains n’ont pas la mémoire courte et le souvenir de cette conduite infâme a persisté pendant un lustre. En mai 2016, en effet, l’ex-secrétaire d’Etat de Clinton avait accepté l’invitation de Scripps College, une toute petite université de Californie, pour inaugurer la cérémonie de remise des diplômes. Bien mal lui en prit. Etudiants et corps enseignant se sont joints à des manifestations contre l’invitation adressée à Madeleine Albright en la qualifiant de «criminelle de guerre», l’accusant d’avoir largement contribué à un «génocide» par l’extermination systématique de 576.000 enfants irakiens en raison des sanctions économiques sévères pour lesquelles Mme Albright s’était montrée une fervente partisane.
Cette affaire avait surtout relancé une série d’autres affaires peu reluisantes quant à son passé politique, révélant un riche palmarès relatif à ses implications dans les crimes perpétrés par les Etats-Unis dans d’autres pays que l’Irak. Au Rwanda, elle fit pression sur les Nations Unies pour qu’elles retirent leurs forces de maintien de la paix au cours des deux premières semaines du génocide de 1994 qui ont coûté la vie à des centaines de milliers de personnes.
Le rôle d’Albright dans le bombardement de la Yougoslavie par l’Otan en 1999, a également fait l’objet d’un examen minutieux. Alors que Washington bloquait l’action des Nations Unies contre le génocide au Rwanda, les Etats-Unis affirmaient qu’un génocide pourrait éventuellement avoir lieu en Yougoslavie si l’Otan n’intervenait pas. Là aussi, l’ancienne secrétaire d’État Albright avait fortement soutenu les bombardements de l’Otan. Des milliers de personnes ont été tuées et une grande partie de l’infrastructure du pays détruite.
M. Albright joua en outre un rôle important dans le «Plan Colombie» de l’administration Clinton, permettant l’acheminement des milliards de dollars d’aide au pays, dont 80% sous forme d’aide militaire aux forces de sécurité liées aux organisations paramilitaires de droite leur permettant de lutter contre les Forces armée révolutionnaires de Colombie (FARC).
Enfin, en cherchant bien, on découvrit une curieuse variante de ses mérites intellectuels, relative cette fois à sa conception de la démocratie et du libre choix en matière électorale, lorsqu’elle déclara publiquement et dans un langage fort peu diplomatique, voire carrément eschatologique, qu’il existe une «place spéciale en enfer» pour les femmes qui ne voteront pas pour Hillary Clinton, alors candidate se présentant contre Donald Trump.
Déchargée désormais de toute responsabilité politique, Mme Albright a donc choisi de mener un combat militant, non crédible et non lucratif, pour la cause de la liberté aux côtés de certains Etats démunis et de gouvernements préoccupés par leur seule survie. Elle tend ainsi la main à une classe politique tunisienne n’ayant à la bouche que les mots de démocratie, de justice et d’élections libres; des vocables qui n’ont jamais rendus effective l’installation aux postes de commande de candidats dotés de caractéristiques hors du commun.
La fragile démocratie tunisienne a-t-elle besoin de cette âme belliqueuse ?
On s’est retrouvé par conséquent avec des élus ne possédant aucune sagesse pour discerner le bien commun. C’est, dans la plupart des cas, des personnalités médiatiques ou bien issues de groupes d’intérêt particulier qui n’ont aucune maîtrise des affaires publiques ni la sagesse qui est la vertu même. Intellectuellement diminués, ils prennent pour des idiots tous ceux qui, mieux informés et plus largement impliqués dans la réalité du pays, abreuvent de leurs analyses à longueur d’année l’opinion en matière de réformes et de bonne gouvernance. Or l’incompétence jointe à la prétention les amènent inéluctablement à s’ébahir des idées d’une personne qui a toujours adhéré dans sa longue carrière diplomatique au principe belliqueux que la parole est au canon.
Ainsi, Mme Albright était-elle en visite en Tunisie, le jeudi 20 juin 2019, pour exalter les merveilles accomplies par la jeune démocratie tunisienne et l’aider, on ne saura jamais comment, à rester stable et à devenir prospère. À ce titre, elle bénéficia de toutes les marques d’égards, rendant visite au président de la république et au chef du gouvernement, à des parlementaires, des dirigeants de partis politiques et des représentants de la société civile. Bref, tous ceux qui, le 4 juillet prochain, iront à pas de course, si sottement flattés qu’on aurait presque honte pour eux, féliciter l’ambassadeur des Etats-Unis à l’occasion de la fête de l’indépendance américaine.
Cependant, imbue des valeurs de la démocratie représentative, Mme Albright aurait mieux fait de rappeler au passage à ses hôtes certains principes inspirés de la pensée d’un de ses aïeux en politique (le président et philosophe James Madison (1809-1817) pour qui les élections ne consistent pas en une compétition entre programmes concurrents (si tant est qu’ils en existent), ou entre personnalités rivales (en fait tous contre tous), mais sont simplement un mécanisme destiné à discerner les meilleurs et les plus aptes à gouverner.
Il n’existe pas une démocratie à usage interne et une autre applicable aux autres pays, sauf pour une puissance impériale qui voit la consécration des principes démocratiques s’arrêter à ses frontières. Pour les sociétés périphériques, cela dépend de ce que requiert l’impérialisme qui n’est pas encore une doctrine désuète, balayée par l’accès à l’indépendance de la plupart des pays. L’idée même d’empire, censée être tout à fait inappropriée à l’ère des Etats-nations, est en train de retrouver une seconde jeunesse.
Volonté de puissance et ingérence de l’empire américain
Les empires sont la combinaison des quatre sources de pouvoir social –idéologique, économique, militaire et politique. Du temps de la guerre froide, les Etats-Unis intervenaient par la propagande idéologique, telle que la chaîne radiophonique de la Voix de l’Amérique, ou économique, principalement sous forme d’aide alimentaire. Le régime qui condamne aujourd’hui le recours aux armes de destruction massive est celui-là même qui avait utilisé l’agent orange, ou défoliant, responsable de plusieurs maladies chez les civils et combattants vietnamiens évoluant dans les zones directement ou indirectement exposées. Sans parler de ses effets sur l’environnement.
Si l’Amérique a réussi à ce point à développer son empire, c’est un peu grâce au mythe de la démocratie américaine, mais surtout à la geste qu’elle a réussi à imposer à l’ensemble de la planète en l’accompagnant de sa culture franchisée : Mc Do, Burger King, KFC et autre écœurants accessoires.
Il y a enfin la forme hégémonique de l’empire, celle par laquelle on tire les ficelles, on fait et défait les gouvernements, on intervient dans l’appui à tel ou tel candidat, et l’on décide de l’issue d’un scrutin. L’ingérence est alors acceptée par les Etats souverains comme étant normale ou légitime. On se rappelle tous la cérémonie de l’iftar organisée par Jacob Walles, alors ambassadeur des Etats-Unis à Tunis, qui avait réuni ceux qui constituaient à l’époque les prétendants au poste de président de la république. Le même ambassadeur s’était même octroyé pendant les élections le statut d’observateur, à titre spécial, en se rendant en toute autorité dans les bureaux de vote de la rue de Marseille à Tunis ainsi que dans une école du Bardo pour apprécier le bon déroulement du vote.
En mars 2003, l’administration américaine, alors républicaine, avait justifié l’imminente invasion de l’Irak, le qualifiant de pays terroriste «en possession d’armes de destruction massive». Une grosse couleuvre, en fait une capsule contenant une poudre blanche brandie par Colin Powell à l’Onu et avalée férocement par un Occident aux ordres des Etats-Unis.
D’ailleurs, Donald Trump, qui n’est pas à une bourde près, pourrait bien un matin justifier ses menaces d’aller envahir l’Iran en alléguant que les Iraniens ont acheté des armes de destruction massive aux Irakiens !
Aujourd’hui, pour satisfaire Israël et l’Arabie Saoudite, son plus gros client, Donald Trump a renié la signature de son pays sur l’accord de Vienne de 2015, engageant aussitôt une épreuve de force avec l’Iran. Les sanctions américaines, destinées à asphyxier l’économie iranienne portent également atteinte aux intérêts de ses alliés européens. Sur la base des effets extraterritoriaux du droit américain, les entreprises américaines ou étrangères, reconnues comme poursuivant leurs relations commerciales avec l’Iran, feront à leur tour l’objet de sanctions. Son affinité avec les régimes autoritaires et son alignement sur les positions d’Israël et de la plupart des États du Golfe laissent présager une confrontation majeure avec ses alliés transatlantiques.
L’émissaire de la liberté ferait mieux de rester chez elle
Une caricature a été publiée à la mi-avril par le ‘‘New York Times’’ montrant un aveugle, Trump, coiffé d’une kippa et guidé par son chien qui n’est autre que le Premier ministre israélien Benyamin Netanyahou reconnaissable par un collier portant l’étoile de David. Dénoncé pour antisémitisme par les lobbies juifs, le plus célèbre quotidien au monde a préféré s’excuser et, en dépit du droit constitutionnel de libre expression, a décidé de bannir du journal toute caricature politique.
Entre son propre passé, nullement reluisant et tant de murs à bâtir, d’enfants à enfermer, de sanctions à imposer, de guerres commerciales à déclarer, de Tweets à balancer, et de régimes à déstabiliser, Mme Albright ferait mieux d’arrêter de se prendre pour une émissaire de la liberté et de rester chez elle. Le travail qui l’attend pour redonner du sens à la démocratie, américaine cette fois, l’occupera à plein temps.
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