À la mort de Béji Caïd Essebsi, le premier président démocratiquement élu en Tunisie, nous découvrons que la chute du régime de Ben Ali a libéré la parole, mais n’a pas contribué à la démocratisation du pays, ni participé à l’affermissement d’un pouvoir civil solide, un fait historique qui ne pouvait être consacré que par une longue pratique.
Par Yassine Essid
La mort, ce coup bas de la vie, a eu finalement raison de Béji Caïd Essebsi (BCE) l’empêchant, à trois mois près, d’aller jusqu’au bout de son mandat de premier chef d’Etat élu d’une république démocratique.
Sollicité au lendemain de la chute du régime pour remettre de l’ordre dans un pays alors livré au désordre et à l’anarchie, il s’était voué corps et âme pour rétablir l’autorité de l’Etat et la primauté de la loi. Sa mission accomplie, il s’était livré ensuite, avec juste acharnement, à garantir le succès d’une opposition politique à la tête d’un mouvement qui avait pour objectif principal de mettre la société tunisienne à l’abri de l’emprise d’une secte violente, déterminée à tout abattre et qui, après avoir noyauté les institutions de l’Etat, entendait quadriller méthodiquement toute la société civile et torpiller son fondement laïque et moderniste perçu par ses membres comme ayant ruiné l’identité religieuse de la Tunisie.
Des discours de modernité, d’égalité, de solidarité et d’intérêt général
Bien que fortement imprégné du modèle politique charismatique auto-légitimé, inspiré de la lutte de libération nationale, BCE était mal préparé, après des décennies d’un régime autoritariste pendant lesquelles la violation des droits était systématique, à la culture politique d’une démocratie obéissant aux critères d’une juste élection, du respect de la séparation des pouvoirs, d’une justice respectueuse des libertés individuelles et qui suppose le droit de parole, d’association et la pratique concrète de la diversité. Il avait pourtant réussi rapidement à substituer au flux de frustrations et de colères, qui s’est jeté dans les rues, une volonté démocratique.
Faisant appel à une raison libérale fortement soutenue par l’influence du verbe, il a emporté la conviction de beaucoup de gens, allant jusqu’à leur donner des raisons d’espérer par ses discours de modernité, d’égalité, de solidarité et d’intérêt général que recoupaient le principe de justice et de transparence. Il a ainsi fini par mobiliser les énergies afin de permettre à Nidaa Tounes d’atteindre l’objectif de battre Ennahdha, raflant d’un coup et la présidence et la majorité parlementaire.
Installé à Carthage, BCE n’a pas arrêté son combat, quitte à pactiser avec le diable pour garantir la stabilité du pays. S’il ne s’était jamais résigné aux souffrances physiques infligées par son âge avancé, il ne pouvait cependant se soustraire à l’inéluctabilité de la mort.
L’hypocrisie d’une dramaturgie solennelle et outrancière du deuil
Il aurait cependant quitté ce monde l’espoir frustré, regrettant de ne pas avoir achevé l’œuvre majeure de libération de la femme inaugurée par Bourguiba, par le vote de la loi modifiant les dispositions du code du statut personnel relatives à l’égalité des sexes devant l’héritage. Un projet qui avait soulevé une vindicte publique orchestrée par la détestable bigoterie des islamistes, des faux dévots et autres misérables partisans d’un ordre social décadent et révolu; des hypocrites qui font aujourd’hui semblant de déplorer sa disparition par l’orchestration médiatisée d’une dramaturgie solennelle et outrancière du deuil.
Toute organisation a besoin, pour vivre, d’une autorité dirigeante. L’histoire jugera plus tard le type d’exercice du pouvoir et de l’autorité au milieu de ceux qui entouraient un BCE qui avait à cœur de consolider en priorité la dimension familiale de sa consécration politique.
Rappelons à certains, qui rêvent encore d’un grand destin national, que sa mort, plus présente, plus certaine, interdit désormais toute simulation et toute illusion.
Mais, comme il arrive souvent, l’euphorie démocratique postélectorale et les promesses d’intégration de tous et de chacun avaient aussitôt fait place au désenchantement, plus simplement dit, à l’incapacité du nouveau régime à ouvrir un horizon de possibles en offrant espoir et perspectives au plus grand nombre.
Une classe politique «low cost» et un cercle rapproché de combinards
De là la relation de plus en plus déplorable que les Tunisiens en sont venus à entretenir avec une classe politique «low cost» et ses carences phénoménales dans le gouvernement de l’Etat et dans sa représentation parlementaire, sans parler évidemment du cercle rapproché de combinards dont certains n’ont pas cessé d’être engagés dans une compétition féroce autour d’un chef d’Etat qui rechignait parfois à reconnaître les limites que lui imposait la constitution pour intervenir dans les affaires du pays.
À l’annonce de la mort de Béji Caïd Essebsi, une profonde émotion s’est emparée des populations : des drapeaux en berne, des spectacles annulés, des radios qui diffusent en boucle des sourates du Coran, des boutiques qui ferment et une foule qui s’agglutine le long de l’itinéraire que suivait le cortège. Témoignages d’une affligeante banalité, de nombreux télégrammes de condoléances rendaient hommage à la personne, saluant l’œuvre à travers des opinions politiquement construites, exprimées en fonction d’enjeux stratégiques identifiés.
Dans toutes nos ambassades, des registres étaient ouverts qui dresseront le portrait que les signataires se font du disparu. Une flopée de souverains et de chefs d’Etat ont fait l’effort d’assister personnellement aux funérailles, conférant ainsi par leur présence une forme de soutien et de solidarité au peuple et à la nation. Des prises de paroles préparées soigneusement rendront hommage à l’œuvre et à la personnalité du défunt, résultat d’un mouvement d’information, de vulgarisation de la geste présidentielle dont ils se font l’écho.
Enfin, plus tard peut-être, viendra la décision solennelle d’édifier à celui qui a représenté l’identification et la personnification de l’unité nationale, un monument, un buste ou, plus simplement, d’apposer une plaque qui porterait son nom sur une avenue (et c’est déjà fait à Carthage !)
Une réalité de plus en plus insoutenable, économiquement et politiquement
Au-delà de ce phénomène de mobilisation nationale et internationale, de ce consensus chantant d’une seule voix les vertus du disparu, l’amitié et le respect entre les peuples, force est de constater qu’en quittant l’ici-bas, BCE n’a pas laissé un pays en paix avec lui-même. Il nous a légué le modèle d’une société encore incertaine, incapable de penser le monde complexe et opaque dans lequel nous vivons depuis 2014 et qui incline à la déploration et à l’inquiétude. Par sa volonté, on est passé par deux gouvernements, et le second, celui de Youssef Chahed, plébiscité par deux fois «d’union nationale», fut tout aussi improductif que le premier. Un processus de fragmentation s’était enclenché dans les différents domaines de la vie économique, sociale et politique.
Dès lors, c’est tout le socle de nos repères collectifs qui vacilla. Bref, un mandat gâché par une démocratie qu’on a habillée d’une aura de légitimité en totale rupture avec une réalité de plus en plus insoutenable, économiquement et politiquement.
Il existe un mot que les Grecs de l’antiquité avaient confectionné pour définir l’état politique et social désastreux dans lequel se trouve aujourd’hui la Tunisie : c’est le mot «stasis». Dans son acceptation politique, la «stasis» est l’une des formes, la plus monstrueuse, d’une pensée de la cité centrée sur la virtualité du retour à la sauvagerie. Elle recouvre à la fois le concept de conflit entre frères, de brouilles dans la famille et de sédition politique entre concitoyens. C’est comme une guerre en somme, sauf qu’au lieu d’être une guerre contre un ennemi extérieur, opposant deux ou plusieurs Etats séparés par une frontière, elle se déroulerait à l’intérieur, nourrie par les inimitiés, abreuvée par les querelles, entretenue par les luttes qui déchirent la société et divisent le peuple de la cité et qui, à terme, débouchent sur la guerre civile.
Tel un palimpseste qui a gardé l’historique de traces anciennes, la chute du régime de Ben Ali n’arrête pas de faire réapparaître, sous la couche superficielle d’un pays aspirant au statut de nation émergente, non seulement une économie longtemps assise sur la prédation, gisant derrière le trompe-l’œil d’une société réputée stable et en paix, mais des contradictions sociales profondes, des fractures et des tensions graves, des univers anxieux et déprimés, des communautés tellement désespérées qu’elles étaient devenues tout simplement réfractaires au progrès et à la modernité, des régions où le sous-développement enveloppait une réalité criante, des attitudes et des croyances encore ancrées dans des cadres de solidarités confessionnelles et tribales.
La démocratisation politique et sociale freinée par la course au pouvoir
C’est sur ce terreau fragile qu’on a voulu pourtant faire prospérer la démocratie. En l’espace d’une huitaine d’années rien en fait n’a changé dans un pays où, pendant plus d’un demi-siècle, un pouvoir personnel et implacable a été exercé sur un peuple objet et non sujet de la politique. Un pays où une élite non enrôlée mais tenue au mutisme, s’est abstenue de toute participation active dans la gestion des affaires du pays. Un pays où les carences et les abus passés continuent de peser d’un poids considérable sur ses institutions.
L’ampleur et la rapidité de certains changements sociaux n’ont pas été suffisamment discernés ni suffisamment pris en considération par les nouveaux maîtres du pays.
Aujourd’hui, des faits graves et préoccupants rongent le corps politique et social et pourraient constituer les prémices d’événements graves et de désordres internes qui risquent de compromettre à jamais la transition démocratique. Ils peuvent en fait préluder à une «stasis» qui menacera l’existence même du pays en opposant les Tunisiens les uns contre les autres dans un combat mortel.
La tournure violente que prend tout débat est annonciatrice d’une déstabilisation sérieuse du pays et de ses institutions. Comment en sommes-nous arrivés là ? Le principal tort du 14-janvier 2011 est d’avoir ouvert la voie à la course au pouvoir avant même la consolidation des valeurs d’une démocratisation politique et sociale.
Au lieu d’être un moyen de doter la Tunisie d’un régime politique moderne adapté à la réalité du monde dans lequel nous vivons, la liberté est devenue un enjeu majeur de politique politicienne, un facteur d’inertie et de cassure profonde dans la société, le passe-temps d’une nuée de députés incontrôlables, une entreprise aussi inefficace qu’onéreuse en termes de reniement de certaines valeurs universelles essentielles et fondamentales qui risque de mener à la régression sociale généralisée.
En face, des gouvernements qui se sont avérés non seulement incapables de gouverner, mais, plus difficile, d’être les artisans d’une adaptation rapide de la société à la démocratie, à son époque, et au contexte de la mondialisation.
Mais la réussite d’une opération exige l’accord de toutes les forces politiques présentes. Or, arrivé au pouvoir, tout parti s’installe immédiatement dans une posture d’organisation hégémonique. Or le passage à la démocratie est plus que jamais l’affaire de tous, et la transformation de la société doit se faire graduellement avec le concours de toutes les forces vives de la nation.
Pour qu’il y ait démocratie en Tunisie, il faut que ses principes imprègnent la conscience de tout Tunisien
L’acceptation de la lutte pacifique pour la conquête du pouvoir politique passe par des compromis : recherche de compétences, trêve sociale indispensable à la résolution de la crise économique et l’élaboration sereine d’un nouveau modèle économique adapté à la réalité présente et qui ne soit pas seulement le résultat d’une conditionnalité contraignante dictée par l’assistance extérieure. Cette trêve permettra à chaque parti de contribuer à réaliser les réajustements doctrinaux et structurels rendus indispensables par les nouvelles conditions de la vie politique.
Nous nous trouvons encore une fois au seuil de nouvelles échéances électorales et tout parti victorieux ne rêve en fait que de confisquer le pouvoir, tous les pouvoirs. On en viendrait alors à des querelles où les passions partisanes se déchaîneront non plus par des dissentiments d’assemblée, ni par toutes sortes d’invectives réciproques, mais désormais par le fer et le feu.
Si l’on situe le jeu métaphorique dans sa logique téléologique, on constate que le rapport établi entre l’homme et le politique est interactif, les mauvais gouvernements dirigés par de mauvaises gens fabriqueront des individus incapables de découvrir la paix civile.
La chute du régime de Ben Ali, bien qu’elle ait libérée la parole, n’a pas contribué d’une manière décisive à la démocratisation du pays, ni participé à l’affermissement d’un pouvoir civil solide, un fait historique qui ne pouvait être consacré que par une longue pratique.
Comment pourrait-il en être autrement puisqu’il s’agit de traduire en acte des traditions d’humanisme que nous ne possédons pas? Pour qu’il y ait démocratie, il aurait fallu que ses principes aient imprégné la conscience politique de chaque Tunisien. Que chaque individu, au sein de la famille, de l’entreprise, d’un parti, ait déjà reçu la formation requise à travers une tradition où toutes les questions sont résolues par le débat contradictoire. Que chaque membre de la société soit arrivé à la forme la plus accomplie de l’éducation pour l’exercice d’une citoyenneté véritable.
Les grands événements, surtout les plus douloureux, ne doivent pas être seulement l’occasion de messes solennelles, de discours édifiants et d’éloges funèbres, mais doivent servir d’instrument de la pédagogie nationale.
Mettre en évidence à travers la mort d’un dirigeant un ensemble de valeurs politiques qu’on cherche ainsi à légitimer, nous permet de comprendre quelle image la fonction politique donne d’elle-même.
Si l’idée qu’une majorité d’hommes injustes avait le dessus, elle exercerait un pouvoir tout aussi injuste, et la cité deviendrait inférieure à elle-même. Si les gens les plus intelligents, faits pour commander aux ignorants, l’emporteraient, alors elle deviendrait meilleure. C’est le seul antidote à la mort.
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