Abdelfattah Mourou au palais de Carthage, Rached Ghannouchi au perchoir et un futur chef de gouvernement qui sortira des rangs de la majorité islamiste. Cette hypothèse est plausible mais nullement rassurante, et pour cause…
Par Yassine Essid
Cette configuration correspond un peu trop à une théocratie dans la mesure où tous les pouvoirs seront entre les mains d’un même groupe de personnes qui l’exerceront de manière absolue au nom de la religion.
Bien qu’issue de la légitimité des urnes, ne contrevenant aucunement à la constitution qui dispose que l’islam est la religion officielle du pays, Ennahdha n’en voulait pas. Un tel plan serait contre-productif. Plutôt que d’apaiser les esprits au nom de la fallacieuse doctrine de la démocratie islamique, Ennahdha, qui a marqué l’esprit du public du douloureux souvenir des stigmates infligées au pays par le gouvernement de la «Troïka», donnerait l’impression de vouloir tout contrôler. Il lui faudrait en plus éviter de passer aux yeux de l’opinion internationale pour une organisation qui cherche à former une génération pieuse, qui affirme que la terre est plate et que l’homme n’a jamais débarqué sur le lune.
Enfin, une telle configuration politique ferait surgir une opposition insoumise, à la fois laïque, syndicale et de gauche, qui s’exprimera dans la rue par des actions de protestation quasi quotidiennes, et bloquera un pays dont la marche est déjà considérablement entravée.
Le décès de Béji Caïd Essebsi met à mal la stratégie de «l’oiseau rare»
Une autre froide logique de situation, moins totalitaire cette fois, accorderait à Ennahdha à la fois la présidence de l’Assemblée des représentants du peuple (ARP) et celle de l’exécutif. La fonction présidentielle serait bénévolement concédée à cet «oiseau rare» choisi de l’extérieur du mouvement. En contrepartie, le groupe parlementaire qui lui est affilé aiderait les islamistes à obtenir la majorité à l’Assemblée et constituerait avec eux un pouvoir exécutif homogène. Or ce qui était envisageable hier ne l’était plus au lendemain du décès de Béji Caïd Essebsi (BCE). En imposant une présidentielle avant les législatives, sa disparition a mis à mal toute la stratégie de «l’oiseau rare».
Ainsi, la rassurante perspective pour les islamistes de remporter une majorité aux législatives ne relève plus aujourd’hui de l’automaticité. La nouvelle donne pourrait bien brouiller les cartes et permettre à un président, qui se placerait audacieusement au-dessus du clivage islamo-moderniste, de faire élire une majorité autre que celle prévue par les dirigeants de Mont plaisir. C’est ce que redoutait le Conseil de la Choura qui fut longtemps hostile au rôle de manipulateur que jouait Rached Ghannouchi, et explique aujourd’hui son abdication quant au choix à la majorité de Abdelfattah Mourou comme candidat officiel d’Ennahdha à la présidentielle.
Youssef Chahed et l’alliance possible avec les islamistes
En décembre 2018, Youssef Chahed, alors placé en tête des personnalités «présidentiables», avait affirmé qu’il n’était pas tenté par une telle candidature : «Je n’y pense pas. Ce n’est pas une priorité pour moi». Il ne voulait pas d’une fonction où, constitutionnellement, le président de la république ne gouverne pas; cette prérogative incombe au seul gouvernement dirigé par le Premier ministre.
Pendant deux ans, celui qui était présenté comme le dauphin de BCE s’était retrouvé rabaissé en permanence par un chef d’Etat qui en faisait presque son subordonné. Certes, BCE, petit à petit, en s’ingéniant, en étendant ses pouvoirs et ses immixtions dans l’action du gouvernement, s’est souvent placé en marge du texte constitutionnel qui avait fait de la fonction de chef de l’Etat un mécanisme régulateur du fonctionnement des institutions de la république, sans plus. Mais ce privilège, ou plutôt cette disposition favorable que l’on appelle bienveillance, s’exerçait exceptionnellement à l’égard d’un présidentialisme atypique qui était encore conféré à BCE au nom d’une conception quasi mythique d’un organe de pouvoir jusque-là supra partes.
Pour parer donc à toute sournoise manigance qui pourrait l’écarter à tout jamais du pouvoir et compromettre son avenir politique, Youssef Chahed avait entretenu une double entente dont on ignore les tenants et les aboutissants avec Rached Ghannouchi qui lui permit de conserver sa fonction à la tête de l’exécutif et l’entre-vision d’une alliance possible avec les islamistes.
Le départ prématuré de Béji Caïd Essebsi ne correspond malheureusement plus à une telle manœuvre, contrariant profondément les calculs de Chahed autant que ceux de Ghannouchi. Si derrière la paille des mots, on s’attache au grain des choses, on trouvera le récit de ce qui fut une double illusion; chacun pensant que l’autre n’avait de raison d’être que de lui servir de marchepied. Se partageant les rôles, il était plus facile à Ghannouchi de garder le premier rôle qu’à Chahed de le lui enlever.
Tahya Tounes de l’espoir aux déconvenues
Agissant en catimini, Chahed créa dans l’intervalle son propre mouvement politique qu’il baptisera plus tard Tahya Tounes. Le voilà désormais Premier ministre, chef de parti affublé par ses récents thuriféraires du titre désuet de «zaïm» (leader charismatique) et, pourquoi pas, futur chef d’une majorité politique de rassemblement qui prolongera son séjour à la tête de l’exécutif.
Mais un parti politique a pour principal allié (et ennemi) le temps. D’abord celui, suffisant, de se donner une identité : parti du progrès ? du renouveau? de l’efficacité ? de droite ? de gauche ? Il lui faut ensuite trouver ses repères qui définiraient sa place dans le monde politique et associer dans l’esprit des électeurs le nom du candidat à son parti. Or avant que cela ne se réalise, Tahya Tounes essuie déjà de sérieuses déconvenues. À Sfax ainsi qu’à Monastir où membres du bureau régional, secrétaires généraux locaux, ainsi que militants, sont passés à l’ennemi et appellent à voter le ministre de la Défense Abdelkrim Zbidi. Un parti peut toujours garnir d’affiches rouges et blanches tous les murs du pays sans que cela pallie l’absence d’organisation, d’encadrement et d’engagement pour un programme crédible et inattaquable et un face-à-face qui lui donnerait une raison d’être comme ce fut le cas pour Nidaa Tounes versus Ennahdha.
Le 31 juillet, Chahed sort enfin du bois pour annoncer sa candidature à la présidentielle; une candidature prétendument réclamée avec insistance par les instances du parti. Tous les membres de Tahya Tounes, ce tout jeune mouvement perdu au milieu d’une pléthore d’organisations bien plus rôdées à la politique, se ralliaient d’enthousiasme car ils sentaient d’instinct le besoin de se serrer autour d’un homme fort. C’était le plébiscite des foules plutôt que le simple choix d’un candidat.
Chahed est-il Premier ministre ou candidat à la présidentielle ?
Une fois sa candidature déposée auprès de l’Isie, Chahed a jugé utile de préciser que de toutes les vertus dont devrait se prévaloir un futur président de la République, deux sont incontournables : une exacte propreté (de quelqu’un qui sent le savon de Marseille ?), et le pouvoir de communiquer (en intégrant aussi bien les médias publics, les sondages tronqués, le marketing politique et la publicité particulièrement pendant les périodes électorales ?).
Par ailleurs, Chahed est-il Premier ministre ou candidat à la présidentielle? Les deux à la fois. Il l’a dit, l’assume et ira jusqu’au bout du bout, d’autant plus que rien dans la loi ne s’y oppose. Alors au diable la morale à la Zbidi qui a démissionné le jour même du dépôt de sa candidature parce qu’il considère que ce qui est moralement bon est politiquement juste et réciproquement. Pour Chahed, le principe d’égalité entre les candidats ne le concerne en rien.
Rappelons à ce propos que, candidat aux primaires socialistes, Manuel Valls avait présenté sa démission à François Hollande et conformément à la Constitution, c’est tout le gouvernement qui a démissionné. «Le temps est venu, dit-il, d’aller plus loin dans mon engagement. Le sens de l’Etat me fait considérer que je ne peux plus être Premier ministre tout en étant candidat. Je quitterai mes fonctions demain car je veux, en toute liberté, proposer aux Français un chemin». François Hollande a aussitôt nommé Bernard Cazeneuve comme Premier ministre; à charge pour lui de former son nouveau gouvernement. Qui empêche donc Chahed d’en faire autant pour être totalement libre autant qu’éthiquement irréprochable dans la course à la présidence ? 7
Dans une grande épopée grecque, le succès monte à la tête du héros, qui prétend se hisser au rang des dieux; il est alors impitoyablement remis à sa place par Némésis, la déesse de la vengeance. Il était frappé du syndrome d’un orgueil démesuré, l’hubris grec qui associe narcissisme, arrogance et prétention. Le terme renvoie également à un sentiment de toute-puissance. Sauf que, dans le cas de Chahed, sa toute puissance relève surtout de l’impardonnable oubli qu’elle tient beaucoup du hasard et un peu de la volonté de Béji Caïd Essebsi. Mais on le comprend. Lorsqu’on se considère comme tenant entre ses mains le destin d’un pays et de sa population, il est difficile de retourner à la condition de simple mortel.
En conservant sa fonction, Chahed s’offre une longueur d’avance sur ses rivaux dont le premier et pénible devoir est de se faire connaître, rencontrer le plus possible d’électeurs, faire du porte à porte, supporter un énorme effort d’organisation pour la mobilisation des sympathisants au moment des élections. Pendant qu’ils se démèneront furieusement au rythme des meetings et autres activités politiques visant à convaincre les électeurs, Chahed confond les rôles. En tant que chef de gouvernement matin, midi et soir, tout en étant candidat, ce qu’il fera sera mis à profit pour sa campagne électorale qui sera conduite et largement médiatisée à peu de frais ou plutôt aux frais de la république.
Pour réussir à gagner la confiance des ses électeurs, ce qu’il n’avait pas fait depuis deux ans il le fera en deux mois. Alors que les naïfs défenseurs de la dignité des campagnes électorales seront forcés d’aller au charbon pour entendre exprimées les frustrations des citoyens et dénoncées les erreurs des gouvernants, il s’offrira pour ce qui le concerne des réunions publiques une fois par jour sans avoir à développer des arguments pour défendre un futur programme puisque le sien est déjà en action et lui commande de servir le peuple. Alors autant en profiter pour mieux le séduire !
Le futur programme décliné en actions immédiates
En prévision de la célébration de la fête de la femme, Chahed présida, le 8 août 2019, les travaux de la conférence nationale sur «La femme dans les postes de prise de décisions politique», appela à renforcer l’accès de la femme aux postes de décision, rappela que l’égalité effective entre les hommes et les femmes est en-deçà des attentes, qu’elle nécessite la mise en œuvre des législations en vigueur et des décisions concrètes et annonça un train de mesures en sa faveur. Réduire l’écart entre les hommes et les femmes, être en parfaite osmose avec la moitié sacrifiée de la population, voilà à quoi tient le secret de la parfaite réussite. L’électeur égaré dans l’actualité politique s’en souviendra.
L’absence de toute politique respectueuse de l’environnement, le volume dérisoire des investissements dans les énergies renouvelables, les promesses jamais tenues en matière de pollution, ont lourdement affecté le bilan écolo du gouvernement Chahed. Qu’à cela ne tienne ! Par une habile mise en scène, il revient au plus éminent des citoyens d’infliger la preuve qu’il n’en est rien. Le 9 août, il donne le coup d’envoi de l’exploitation de la première centrale photovoltaïque baptisée «Tozeur 1», et supervise le démarrage des travaux de réalisation de la deuxième tranche «Tozeur». Un vieux projet à comptabiliser dans la colonne des actifs en faveur de sa campagne électorale.
Les membres du gouvernement entre déboires et espoirs
Tant qu’on y est, poussons un peu plus loin, et sur le mode du fantasque, la comédie du cumul. Apprenant la candidature de leur Premier ministre, plusieurs membres de son gouvernement ont commencé à s’inquiéter. Si Zbidi, qui n’est pourtant pas une célébrité, disent-ils, a osé se présenter, pourquoi pas nous? Sauf qu’ils suivront l’exemple de leur chef et ne démissionneront pas. Et dans la mesure où ils ne disposent pas de partis ou groupements politiques pour les soutenir, ils entendent mettre à profit leur pouvoir pour attirer la sympathie de l’électorat en engageant autant que possible leur administration, ce qui permettra d’associer leurs noms dans l’esprit des futurs électeurs.
Ainsi, le ministre des Finances assurera sa promotion, non sur le ton des slogans creux inscrits sur des affiches de campagne qui pollueront le paysage, mais par des mesures concrètes dont profitera largement le public. Dans ce cas quoi de mieux qu’une revalorisation des retraites et leur indexation sur les taux d’inflation? Ne sommes-nous pas dans une démocratie où la proportion des retraités devient de plus en plus importante ? Il y a lieu aussi d’augmenter le SMIG, ce qui lui attirera inévitablement la sympathie de l’UGTT, et pourquoi pas son soutien.
Contrairement à celui qui tient les cordons de la bourse, le ministre de la Justice se rend compte qu’il ne dispose pas dans ce domaine d’une grande latitude. Il pourrait toujours visiter les prisons, organiser une grande évasion la veille du scrutin, mais les détenus et les personnes condamnées n’ont pas le droit de voter, a fortiori quant il s’agit d’évadés recherchés. Il pourrait, à la limite, inviter le parquet à faire preuve d’une clémence exceptionnelle et de diligence dans le traitement des affaires. Mais il leur faudra dans ce cas s’assurer préalablement que les bénéficiaires de l’indulgence de la cour sont bien inscrits sur les registres électoraux et demandera aux juges qu’ils informent les prévenus, par des tournures elliptiques, que cette mansuétude inhabituelle ils la doivent au ministre-candidat.
Le ministre de l’Intérieur avait songé un moment à se présenter à son tour tout en gardant ses fonctions, mais il y renonça aussitôt. Il ne pourrait en effet rien promettre aux électeurs, encore moins leur garantir un surplus de tolérance de la part des agents de l’autorité publique sans mettre en péril la paix civile.
Enfin, le ministre de l’Agriculture, uniquement reconnaissable à son chapeau de paille à larges bords, évocateur d’une fière paysannerie, avait eu un vif mais bref désir de se présenter. Mais il se ravisa aussitôt car ses déboires en matière de politique agricole et d’élevage ne pourraient que lui nuire et exposeront Chahed à de sérieux mécomptes. Il décida de ses blottir davantage sous l’aile protectrice du chef de gouvernement en priant le ciel que celui-ci le garde auprès de lui aussi longtemps qu’il sera en fonction.
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