Aujourd’hui, toute la vérité doit être dite sur le bilan économique de Béji Caid Essebsi (BCE), qui mérite la note d’«échec». Les responsables en charge de l’économie (à Carthage ou la Kasbah) ne peuvent pas contredire l’état de lieux dressé ici et encore moins se dérober du terrible bilan dévastateur pour l’économie tunisienne.
Par Asef Ben Ammar, Ph.D
Larmes, youyou et Allah-Akbar ont dominé les discours et cérémonies des funérailles présidentielles, décrétées en Tunisie en hommage au défunt président, décédé le 25 juillet 2019, à l’âge de 92 ans.
Les médias et personnalités politiques, nationales et internationales, ont salué BCE, pour son sens politique et son pragmatisme idéologique dans le montage des coalitions, et autres compromis requis pour sécuriser la transition démocratique.
Ce faisant, tous les hommages et discours des personnalités politiques liés ont évité de parler des choses qui fâchent! Tous comprenaient que le bilan économique de BCE fait partie de ces sujets déplaisants et malheureux. Pourtant BCE, ce premier président tunisien a été élu au suffrage universel en décembre 2014, sur la base d’un programme électoral promettant la création d’au moins 100.000 emplois par an et un taux de croissance annuelle supérieure à 4%.
Cinq ans après son élection comme président de la Tunisie, on se doit de lever le voile sur le bilan économique de l’ère Caïd Essebsi, comme premier président élu démocratiquement en Tunisie.
On doit aussi questionner ses choix économiques, ses décisions et indécisions, lors de son mandat de 4 ans 7 mois, au sommet de l’État. Regardons ensemble l’évolution des principaux indicateurs macroéconomiques, comme ils sont au lendemain du décès de BCE.
Croissance. Rien ne s’est passé comme promis! Sous le règne de BCE, la crispation économique s’est matérialisée d’abord sur le front de la croissance économique. Le taux de croissance annuel (du PIB) s’est abruptement atrophié passant de 3% en 2014, à une moyenne de 1 à 1,5% depuis. Il faut dire que la Tunisie a vécu durant 2015 deux opérations terroristes majeures, opérationnalisées par des islamistes proches du parti Ennahdha. Cela a mis à terre le secteur touristique et paralysé les activités liées : artisanat, services, loisirs et investissements internationaux.
Juriste de formation, et formaté dans la pure tradition de l’État-providence des années 1960 en France, BCE a négligé la croissance et sous-estimé l’importance de l’économique dans la viabilité de la démocratie tunisienne.
BCE a été aussi très mal conseillé et très peu pourvu en vrais experts économistes, capables de concevoir les politiques économiques, de rationaliser les finances publiques et d’optimiser les politiques monétaires. BCE a eu tort de sous-estimer les effets de la morosité économique et ses impacts sociaux sur la collectivité.
Chômage. Sur le front de la création d’emploi, les promesses de création de 100 000 emplois nouveaux sont restées lettre morte; puisqu’il fallait un minimum de 3% de croissance pour qu’une économie puisse générer de la création nette d’emplois. Durant le règne de BCE, le taux de chômage n’a pas faibli, malgré toutes les mesures, les subterfuges, les discours, le saupoudrage budgétaire et autres «calmants» initiés par les gouvernements successifs (dirigés notamment par Habib Essid et par Youssef Chahed) pour infléchir la pente ascendante de la courbe du chômage.
Le taux moyen de chômage est resté énorme, figé dans les alentours de 16% de la population active déclarée et atteint même les 45% chez les jeunes diplômés. Durant le mandant de BCE, l’armée de chômeurs a grossi, et de larges franges de demandeurs d’emploi ont choisi l’émigration clandestine, vers l’Europe principalement. Malgré les promesses électorales en faveur de l’égalité des chances, les femmes ont payé un lourd tribut dans cette évolution. Des milliers de jeunes Tunisiens ont rejoint les côtes italiennes sur des bateaux de fortune, et des centaines parmi eux ont perdu la vie, dans cette volonté acharnée de changer d’horizon et de fuir le chômage endémique qui sévit en Tunisie profonde.
Inflation. La morosité économique, corrélée à l’augmentation de la propension à consommer ont fait hausser des prix et de façon continue. Le taux d’inflation a dépassé une moyenne interannuelle de 6% depuis 2015.
Le pouvoir d’achat des salariés (et leur famille) s’est étiolé, et malgré les augmentations salariales, l’ère BCE, a été marquée par une perte nette du pouvoir d’achat estimé à plus de 20% depuis le début 2015.
Déficits. Durant les dernières années, les divers déficits structuraux (balance commerciale, balance de paiement, déficit budgétaire) se sont creusés à une cadence sans cesse grandissante, voire alarmante!
Les importations ont augmenté plus vite que les exportations, faisant fondre les réserves en devises et mettant plus de pression sur les importations notamment en médicaments et équipements requis par le tissu industriel.
Le déficit budgétaire a atteint 6% du PIB, le salaire des fonctionnaires les 15% du PIB, faisant perdre à l’État sa marge de manœuvre en matière de financement des projets structurants et à effets d’entrainement.
Les effectifs de fonctionnaires ont continué à gonfler atteignant les 800.000 au total (fonction publique et sociétés d’État), et les nouveaux recrutés ne sont pas toujours les plus compétents, étant pour la plupart recrutés sur la base de leur proximité partisane et politique avec les partis au pouvoir. Ici aussi BCE a manqué de leadership en laissant l’État se paralyser progressivement par ses sureffectifs, ses gaspillages et démotivation de ses fonctionnaires.
Dinar. Durant le règne de BCE et ses gouvernements successifs, les divers indicateurs monétaires ont viré au rouge. D’abord, le dinar a perdu entre 2015 et 2019 quasiment 40% de sa valeur face aux devises fortes. La chute du dinar a plombé le pouvoir d’achat, paralysé l’épargne et fait reculer l’investissement productif.
Les taux d’intérêt ont aussi grimpé, atteignant les 12% (taux directeur de la Banque centrale a atteint 7,75%).
Le marché monétaire s’est asséché progressivement de ses liquidités requises pour créer la consommation et inciter l’investissement. Certes, les autorités monétaires ne relèvent pas du gouvernement, et ont acquis plus d’autonomie depuis 2014, mais ce faisant la Banque centrale de Tunisie s’est mise à dépendre du Fonds monétaire international (FMI) en adoptant les dictats de cet organisme prêteur devenu incontournable pour accéder aux prêts internationaux.
BCE a laissé faire la main invisible du FMI opérer à gré en Tunisie, et ce pour éviter à la Tunisie, une banqueroute rendue menaçante par le gonflement de la dette et le fardeau des services de la dette.
Dette. Depuis 2014, le taux d’endettement rapporté au PIB est passé de 52% à 78%. Les trois gouvernements constitués durant l’ère de BCE ont utilisé dangereusement la «carte de crédit» de la Tunisie pour payer ses programmes et ses errements économiques, en pelletant les intérêts et le remboursement du principal aux générations futures et les plus démunis.
C’est pourquoi Fitch Rating a revu à la baisse la cote de crédit (confiance) de la Tunisie, deux fois pendant le mandat de Caïd Essebsi.
À la lumière de ces indicateurs, personne n’est dupe, et la vérité doit être dite : le bilan économique de BCE mérite la note d’«échec». Les conseillers et ministres en charge de l’économie (à Carthage ou la Kasbah) doivent prendre pour leur grade, ne pouvant pas contredire cet état de lieux et encore moins se dérober de ce terrible bilan dévastateur pour l’économie tunisienne. Ici aussi, les observateurs s’accordent à dire qu’une démocratie qui se finance à crédit est forcément une démocratie au rabais!
Social. Depuis janvier 2015, la tension sociale ne s’est pas relâchée suffisamment, pour rétablir la confiance et restaurer un capital social amoché par les longues décennies de dictature et d’une transition démocratique déclenchée sous la gouvernance du parti religieux Ennahdha. Première erreur de Caid Essebsi, élu avec 60% des suffrages, tient à son incapacité de parler et de mobiliser les 40% d’électeurs qui n’ont pas voté pour lui.
Sous la gouverne de BCE, les tensions interrégionales ont atteint des niveaux jamais vus auparavant. Désormais, le discours social de la Tunisie profonde a tendance à légitimer l’appropriation et la revendication criante de larges proportions (redevance) des revenus issus des ressources naturelles régionales (phosphates, pétrole, gaz, etc.). Ce discours est le fruit direct de la mauvaise gestion de l’État et du dédain manifeste par les preneurs de décision à Tunis (gouvernement et opposition).
Au lieu de restaurer la confiance, l’ère de BCE a été marquée par un laisser-faire favorisant l’impunité tant au niveau de ceux et celles qui ont profité et promu la corruption dans leurs environnements (organisationnel, institutionnel, etc.), mais aussi de ceux et celles ayant tiré les ficelles juridiques et les profits économiques pour entraîner de plus en plus de jeunes à consommer du cannabis et à banaliser les comportements associés.
Réformes. Une des causes expliquant la morosité du bilan économique de BCE a trait aux manques de courages pour réformer l’économie et promouvoir l’initiative fondée sur la valeur du travail et de la productivité. BCE, n’a pas eu le courage requis pour engager les chantiers des réformes requises pour rationaliser l’administration publique, favoriser le travail et la productivité, privatiser les sociétés d’État en faillite, alléger le fardeau fiscal, recentrer l’État sur ses missions essentiels et laisser faire le marché libre.
BCE avait pourtant suffisamment d’appui en 2015 pour engager ces réformes et mobiliser les Tunisiens autour de l’effort, du travail et de l’abnégation. BCE et ses conseillers ont manqué de talents pour convaincre au sujet de l’économique et son rôle crucial dans la viabilité et la vitalité des démocraties modernes.
La coalition de BCE avec Ghannouchi, connue sous le label de Feuille de route de Carthage, n’a pas livré ses promesses économiques et a été négationniste sur l’importance de l’économique dans la santé des démocraties. Cette coalition a bloqué les réformes, réduit les marges de manœuvre, se transformant rapidement de bouée (de sauvetage) à boulet, que la Tunisie va continuer à payer chère encore pour quelques années.
* Universitaire et chercheur en économie politique.
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