À trop vouloir jouer au croche-pied et s’adonner à la petite politique politicienne, partis et candidats aux élections présidentielles en Tunisie oublient l’essentiel. Ils oublient l’économique et ses néfastes méfaits chez une large frange de la population tunisienne. Plus qu’un déni, c’est un négationnisme économique qui abuse de la démocratie.
Par Asef Ben Ammar, Ph.D
Ce négationnisme économique est illustré, notamment, au travers d’une lutte fratricide qui oppose des candidats prêts à tout pour le pouvoir : dénigrement, usage de faux, invectives, fake news, bluffs, polémique bidon, intimidation, emprisonnement, délinquance, etc.
Les 26 présidentiables en lice sont issus de plus de 210 partis et, dans leur campagne électorale, ils courtisent le vote de sept millions d’électeurs. Et pour ce faire, ils parlent de tout et de rien, sauf du bilan économique des gouvernements successifs et partis ayant gouverné la Tunisie, durant les 8 dernières années. Ils miroitent plein de promesses et mirages, sans dire comment les financer, et quoi faire pour payer la dette, pour rehausser un pouvoir d’achat mis à terre, pour réduire les déficits, pour revaloriser un dinar amputé de moitié et pour assurer des services publics de qualité, sans corruption et sans file d’attente.
Une telle omerta est clivante, divisive, et ultimement fatale pour la jeune démocratie tunisienne. Elle brouille les cartes, émiette le vote, pousse à l’abstentionnisme, amplifie le désenchantement et le vote-sanction.
Un paysage pathétique et une trajectoire qui risquent de faire courir la démocratie tunisienne à sa perte.
Le risque est réel
Pour qui et pourquoi ? Si rien ne change, Cheikh Abdelfattah Mourou (71 ans), candidat controversé et parachuté à la dernière minute comme candidat du parti religieux Ennahdha, sera président de la Tunisie, au nez et à la barbe tous ceux ont milité pour séculariser l’État et le séparer de la mosquée. Les pouvoirs législatif et municipal sont déjà confortablement acquis par Ennahdha. Un scénario cauchemardesque, qui plongerait la Tunisie dans un islamisme total et totalitaire.
Pas juste une hypothèse d’école, c’est un scénario déjà supputé et simulé par les services de renseignements étrangers, présents en grand nombre en Tunisie.
Et pour cause! On voit venir le scénario égyptien, avec bien plus de fracas et d’insécurité nationale. Une situation qui pousserait inéluctablement l’armée à dégainer aléatoirement pour éviter le pire, dans un contexte géopolitique meurtri par une guerre civile en Libye et des tensions explosives en Algérie. Pas besoin de dire que cet aboutissement chaotique étouffera ce qui reste des ambitions démocratiques en Tunisie.
Risque probable? Sans doute, puisqu’il se nourrit du marasme économique, qui s’éternise depuis 8 ans, et contre lequel les partis et élites politiques tergiversent, procrastinent pour ne pas réformer et ne pas agir par des programmes économiques structurés et crédibles, afin de redonner de l’espoir, réhabiliter la confiance et créer le bien-être collectif.
Les discours des candidats aux présidentielles occultent les véritables enjeux économiques. Tous, ou presque, font comme si la Tunisie ne vit pas une profonde crise économique. Tous font comme si l’économie n’est pas de leurs champs de compétence, s’abstenant de facto de dévoiler, carte sur table, leur pensée, leur agenda, leurs réformes prioritaires, de manière chiffrée et assortie d’instruments de politiques publiques et d’échéanciers précis.
Dommage, ils avaient pourtant l’embarra du choix! Les enjeux économiques à saveur électorale ne manquant pas : déficits budgétaires, chômage endémique, endettement affligeant, inflation galopante, désindustrialisation, paupérisation rampante, chute du dinar, sureffectif de l’administration, recul de la productivité, émigration des élites, contrebande, corruption; et la liste est longue. Les candidats n’avaient qu’à se mouiller, choisir un angle d’attaque et élaborer un narratif articulé autour d’un message économique solide et ciblant un électorat précis.
Autisme ou manque de jugeote ? C’est un manque de vision!
De l’aveuglement volontaire
Depuis la transition démocratique initiée en 2011, la classe politique en Tunisie a mis tous ses œufs dans le seul panier du pouvoir pour le pouvoir, laissant pour compte le couffin de l’économique des citoyens. Désormais, seul le portefeuille des élites politiques doit compter, et c’est le porte-monnaie du citoyen qui doit trinquer. Au diable les aspirations pour de meilleures conditions de vie de ceux qui ont chassé Ben Ali. Et c’est probablement ici que se niche le «péché originel» de la démocratie tunisienne!
Contre toute attente, partis et candidats restent avares en commentaires sur les souffrances quotidiennes de l’«arrière-pays» et sur la misère qui ronge la Tunisie profonde. Rien non plus sur comment remédier à la perte de presque 40% du pouvoir d’achat, à une inflation galopante (7% à 8%) et à dinar agonisant.
Pourtant, il y a ici immense vivier électoral, capable de changer la donne. Ce vivier compte plus de 630 000 chômeurs, et pas moins de 3 millions d’individus vivant en dessous du seuil de pauvreté. Tous ces précaires auraient aimé qu’on parle d’eux, et qu’on plaide pour eux, en tant que personnes dignes, en tant qu’acteurs économiques motivés, en tant que communautés solidaires; et ce bien avant de parler de la Syrie lointaine, de la désertification en Afrique subsaharienne ou de la fonte des glaces en Arctique.
Ce bassin électoral cherche impatiemment un vrai message électoral, avec un contenu économique solide et structuré, pour réanimer de l’espoir, oxygéner la confiance et ressusciter les vertus du travail et de la productivité. Faute de quoi, le désespoir et la désillusion prennent le dessus pour détourner le vote vers des promesses populistes, vers des mirages éphémères ou des prêches de religieux délivrés par les imams de 4500 mosquées opérant à la grandeur de la Tunisie.
C’est ainsi que des centaines de milliers d’électeurs centristes risquent de claquer la porte de la «démocratie» et aller voter (par dépit) pour le candidat du parti islamiste, un parti qui promeut le «paradis dans l’au-delà», sans autres engagements économiques crédibles et démontrables, pour ici-bas!
De l’inculture économique
Une autre raison de négationnisme économique est liée à l’inculture économique. Qu’on le veuille ou non, ce fléau sévit dangereusement chez les élites politiques, et il coûte déjà cher, occasionnant une perte d’au moins un point de pourcentage en croissance du PIB (comme l’affirme le lauréat du Nobel d’économie 2006, l’Américain Edmund Phelps).
Nourrie par la méconnaissance du fonctionnement de l’économie (microéconomie et macro-économie) et abreuvée par la suprématie du politique sur l’économique, l’inculture économique empêche les candidats de fonder leur programme économique sur des bilans fiables, sur des scénarios alternatifs supportables par les budgets publics et réalisables grâce à des instruments économiques calibrés sur-mesure et bien ciblés dans leurs retombées.
Il suffit de regarder les débats politiques diffusés par les médias (télévisions, radios, journaux) pour constater les bévues et inepties des candidats au sujet des enjeux économiques. Des débats étriqués et truffés d’erreurs conceptuelles, de chiffres biaisés, de préjugés négatifs sur l’efficience du marché et une marginalisation de la valeur ajoutée par l’entreprise dans la création de l’emploi et des richesses nationales.
L’entreprise est quasiment absente du débat. Les candidats sont loin de connaitre la structure sectorielle de l’économie, son dualisme latent et les fondements de la création de la valeur économique.
Pire encore, ces débats sont souvent animés par des journalistes profanes en économique et dans une large mesure profanateurs de l’efficience des marchés concurrentiels, de l’optimisation des finances publiques et des choix publics sous contrainte budgétaire (budget de l’État étant déficitaire et le citoyen ne peut payer plus d’impôts).
Des journalistes mus par le buzz, et souvent précaires, ils ne préparent pas toujours leurs questions et argumentaires économiques pour aller aux fonds des enjeux économiques, au lieu de surfer sur des polémiques stériles, sur des slogans démagogiques avec tous les clichés qui vont avec.
Étonnamment, les économistes universitaires brillent par leur absence, silence et indifférence face aux enjeux. Où sont les 3000 économistes universitaires que la Tunisie a formés de peine et de misère ? Sont-ils boycottés par les médias dominants? Ou boudent-ils de leur propre gré ces débats populistes, privant l’opinion publique de nouvelles données empiriques fiables et des évidences économétriques éclairant à la fois les électeurs et les candidats aux présidentielles.
Et ça tombe mal, dans le lot des candidats aux élections présidentielles on n’a pas vu un seul vrai économiste, de la trempe de Hedi Nouira, Mansour Moalla ou Kamel Nabli. En grande majorité, avocats, ingénieurs, médecins et entrepreneurs arrivistes, les candidats aux présidentielles sont novices en économie, incapables d’articuler leur principal message économique et de construire autour un narratif convaincant et appuyé par des chiffres récents. Leur méconnaissance des concepts économiques est encore plus décevante quand il faut argumenter. Pas rare de voir ces présidentiables confondre valeur réelle versus valeur nominale, taux d’intérêt simple versus taux d’intérêt composé, balance commerciale versus balance de paiement, taux de chômage et taux d’emploi. Sans parler de leur cafouillage et panique quand il est question des instruments des politiques fiscales : imposition, crédit d’impôt, congé fiscal, assiette fiscale, pression fiscale, taux dégressif, etc.
Un tel négationnisme économique peut aussi s’expliquer par les connexions et compromissions de nombreux candidats avec les choix et diktats économiques imposés à la Tunisie par le FMI.
Les diktats et verrous du FMI
Malheureux constat, certains candidats aux élections présidentielles cantonnent leur propos économique dans les contours étriqués et imposés par les experts du FMI en Tunisie. Avec la crise économique à l’œuvre depuis 2011, la Tunisie a accepté (en 2016), dos au mur, les dictats du FMI; avec ses potions amères voulant principalement dévaluer le dinar, déverrouiller les frontières, privatiser les sociétés d’État, abolir la Caisse de compensation et surtout démanteler la classe moyenne ainsi que la gratuité des services publics essentiels (santé et éducation).
Pour rien au monde, les partis et candidats aux élections présidentielles ne veulent pas toucher à ces contentieux brûlants et sujets délicats, non seulement par incompétence, mais surtout de peur de voir ces institutions internationales les discréditer illico presto. Élus parlementaires et anciens ministres, aujourd’hui en lice pour les présidentielles, ont, durant les cinq dernières années, accepté et/ou voté pour les emprunts du FMI, et autres bailleurs de fonds qui financent quasiment le 1/4 du budget annuel de l’État.
Une large frange de députés islamistes, centristes et d’extrême gauche ont, main dans la main, donné leur feu vert, à des prêts internationaux usuraires et à fort taux d’intérêt (5 à 7%). Ils ont applaudi les choix économiques «orthodoxes» et ultralibéraux prônés par le FMI, acceptant ainsi d’hypothéquer les générations futures pendant les décennies à venir.
Cherchez l’erreur, plusieurs des présidentiables affichent en public des postures islamiques opposées au principe du prêt avec taux d’intérêt bancaire, d’autres des postures communistes décriant le capitalisme ultralibéral, ou des postures socialisantes prônant l’État providence à tout va. C’est plus que de l’incohérence, plus que de l’immaturité politique, c’est simplement de l’abus de démocratie.
C’est déplorable, la transition démocratique en Tunisie ne mérite pas cela! Elle a besoin d’un président aguerri et capable de raisonner l’économique de façon neutre, bénéfique aux citoyens, chiffres à l’appui. La Tunisie a besoin d’un président franchement engagé sur le front économique, en mesure de convaincre par sa narration et son programme économique (celui de son parti et donc le sien).
Plus qu’une question de communication punchée, les électeurs ont besoin d’un raisonnement économique justifiant les priorités économiques, expliquant la raison d’être des mesures économiques prônées, identifiant les instruments d’implantation (loi, subvention, crédit d’impôt, réglementation, etc.) et précisant les sources de financement (dette, impôt, ppp), et les trade-offs requis entre budgets à mobiliser et coupures de budget dans d’autres services publics ou ministères. L’ampleur du fardeau fiscal (23% du PIB) empêche l’imposition de nouvelles taxes aux contribuables tunisiens
À dix jours des élections présidentielles, aucun des candidats et de partis ne dispose d’un message économique suffisamment élaboré (publié), solide et détaillé pour influencer le vote, ou du moins rassurer les électeurs et démocrates quand ils arrivent dans l’isoloir pour mettre leur bulletin dans l’urne. Pour éviter le raz-de-marée du vote religieux, les électeurs ont besoin de messages économiques suffisamment robustes, réalistes et porteurs d’engagements chiffrés.
* Analyste en économie politique.
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