Dans ce texte dédié à Chakib Dérouiche, chroniqueur d’El Hiwar Ettounsi, originaire de Menzel Bourguiba, anciennement Ferryville, l’auteur raconte un épisode vécu par lui et son frère Dr Ahmed Ben Miled, dans cette ville, durant la fameuse guerre de Bizerte en 1961.
Par Farouk Ben Miled *
Monsieur Chakib Dérouiche, ayant su tardivement et par vous-même d’ailleurs, que vous êtes de Menzel Bourguiba, j’ai voulu un paragraphe de notre histoire hélas truffée d’oublies.
Le lendemain du déclenchement de la bataille de Bizerte, les nouvelles annonçaient déjà plusieurs morts et blessés. Les hôpitaux locaux de l’époque, très insuffisamment équipés en matériels et médecins, étaient débordés et la situation des blessés était désespérée.
Evidemment, le gouvernement tunisien n’avait rien prévu de tel, et nos médecins fussent-ils «destourianisés» de longue ou de fraîche date, se sont tous courageusement abstenus de réagir devant le feu, autrement que par des slogans, sans parler du «mootmed» (délégué) du coin qui s’est débiné en premier.
Sauf deux, spontanément et sans se connaître, pour sauver l’honneur !
Le premier est le Docteur Hamadi Ben Salem, le frère de feu notre célèbre peintre Ali Ben Salem et gendre de Sidi Lamine Pacha Bey, ce que j’ai su il y a peu de temps. Il réagit à son instinct de médecin pour soigner les blessés à Bizerte. Je ne connais pas la suite.
Le deuxième est le Docteur Ahmed Ben Miled, installé à Halfaouine, où il créa dès 1940 un dispensaire où il soignait gratuitement avec d’autres médecins les indigents de toutes confessions, le «Dar Ibn El Jazzar».
Membre fondateur du Parti communiste tunisien (PCT), de la Confédération générale des travailleurs (CGT) et de l’Association des étudiants musulmans nord-africains (AEMNA) à Paris entre 1924 et 1933, avec son esprit baroudeur, en 1943, pendant les bombardements de Tunis, il se proposa de lui-même et fût médecin de la défense passive pour sauver les blessés, responsable de Tunis-Nord.
Je rappelle ici que Tunis-Nord concernait le quartier de Bab Saadoun, qui abritait sur la colline du même nom, à l’époque, Sidi El Guitouni, et à mi-flanc de celle-ci une batterie de DCA allemande «la flac»; terreur des bombardiers américains, qui ciblaient de très haut El Aouina et aussi la Gare de Tunis.
Les bombardements de la rue Sidi El Béchir font foi.
Le Docteur Ahmed Ben Miled n’hésita pas non plus instinctivement et par réflexe de médecin à faire son devoir.
Etant l’aîné de la fratrie, à 24 ans, avec mon permis de conduire, il me demanda de le conduire.
J’ai donc peint sur un tissu blanc ordinaire un croissant rouge que j’accrochais avec des ficelles et épingles à nourrice sur le toit de la petite Opel deux portes et nous partîmes.
Sabbalet Ben Ammar dépassée, la chasse qui nous survolait en rase-motte devint de plus en plus menaçante, et mon père me fit descendre au pont de Bizerte à l’époque Proville, pour continuer tout seul jusqu’à Menzel Bourguiba et ce n’est pas par hasard.
En 1924, il fût envoyé par le PCT pour encadrer la grève de la briqueterie et grâce à lui, les provocations policières furent contenues. À son retour à Tunis, il est incarcéré et ne sortit de prison qu’en 1925 pour passer son bac qu’il prépara en prison. C’était donc un peu des retrouvailles.
Je n’insistais pas redoutant son terrible «coup de boule», dont certains de ses compagnons de lutte retourneurs de veste connurent avant moi, pour l’avoir boudé parce qu’il ne partageait pas leur suivisme.
En cela, il me rappelle le capitaine Goderville, ce Normalien poète qui pendant la Résistance n’hésitait pas à se servir de ses muscles pour s’exprimer.
J’ai donc regagné Tunis en stop, les louages n’existaient pas encore, et la TAT n’étant pas au rendez-vous.
À son retour, il nous raconta qu’il s’est rendu directement à l’hôpital civil où il ne trouva que l’infirmier chef avec lequel il organisa l’accueil, puis il se rendit aussitôt à l’Arsenal où le planton de garde alla informer son supérieur, lequel informa le sien jusqu’à l’Amiral qui l’accueillit poliment et donna des ordres pour lui remettre les morts et les blessés qu’une ambulance militaire transporta.
Il nous raconta aussi que la plupart des blessés étaient des gosses mal formés et mal informés qui, armés de bâtons, croyaient ou alors on leur a fait croire qu’ils allaient ainsi conquérir l’Arsenal militaire de Menzel Bourguiba, Ferryville de l’époque.
Ils y allèrent donc éparpillés réclamer l’Arsenal dont les portails métalliques étaient fermés.
Les militaires les laissèrent s’agglutiner puis ouvrirent les portails où ils s’engouffrèrent, puis une fois tout ce petit monde piégé, ils fermèrent les portails.
La suite, hélas, je vous la laisse deviner et mes souvenirs s’estompèrent.
C’était juste une information pour ne pas oublier ces hommes de bonne volonté qui méritent notre reconnaissance et que notre histoire encore une fois a occultés, et ce n’est sans doute pas la seule.
* Architecte D.P.L.G., membre fondateur de la LTDH.
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