Avec le retour du parti islamiste Ennahdha à la tête du pouvoir en Tunisie, les Tunisiens ont besoin d’un manuel pour les aider à survivre dans des conditions extrêmes, pour affronter un milieu hostile, et, surtout, pour survivre à l’inéluctable effondrement économique.
Par Yassine Essid
C’était prévisible. Délogé en janvier 2014, comme on déloge un renard de son terrier, le mouvement Ennahdha revient aujourd’hui par… une défaite ! L’accès au perchoir de son président Rached Ghannouchi par 123 voix sur 217 est loin d’être un plébiscite pour son parti et encore moins l’expression d’un ralliement enthousiaste autour de sa personne.
Cependant, le couple Ennahdha/Qalb Tounes ne perdurera pas dans la mésalliance. J’ignore quelle était la nature de la transaction conclue avec les frères Karoui, ni les moyens de pression exercés sur eux (un sauf-conduit peut-être ?). Or les islamistes, qui savent tout et n’ont rien à apprendre des autres, sont connus pour ne jamais tenir leurs promesses ni honorer leurs engagements.
Sans autre compétence que le titre de «Frère musulman»
Le vénérable Cheikh, le Guide général (al-morchid al-‘âm) des Frères musulmans en Afrique du nord, l’auteur du fameux enregistrement exhortant ses fidèles à s’infiltrer progressivement dans tous les secteurs stratégiques, n’est autre que Rached Ghannouchi, aujourd’hui président de l’Assemblée des représentants du peuple (ARP) ! En neufs ans, il a enrichi le bestiaire politique en réhabilitant le culte du serpent, le dieu des Egyptiens, des Indous, des Grecs et des Romains; une affreuse bête se vautrant sur un tapis de pourpre et dont la morsure donne subitement la mort. Polymorphe et polychrome, usant de stratégies offensives et défensives, le serpent est très doué pour la dissimulation et le camouflage. Il fait le mort, simule l’agonie, se faufile dans des espaces très étroits, se confond avec la roche et la végétation, utilisant ses éclatantes couleurs pour tromper ses proies et intimider ses attaquants.
Sous le régime de la Troïka, de janvier 2012 à janvier 2014 – en fait celui d’Ennahdha, les gouvernements pléthoriques étaient à l’époque formés de gens sans autre compétence que leur titre de frères musulmans, sans autre référence que leur statut de victime de la répression de l’ancien régime et sans autre obsession que leur désir de vengeance et le rejet de la laïcité considérée comme un blasphème. Leur acharnement à faire appliquer un jour la charia passait par la création de leurs propres syndicats, associations d’étudiants, de médecins, de travailleurs, d’avocats, d’ingénieurs, en plus de leur propre système bancaire, télévisions, radios, journaux, etc.
La razzia et le butin en guise de programme
Côté programme, c’était plutôt la razzia et le butin qui leur servait de modèle. La prise du pouvoir, sur laquelle repose toute logique de prédation, a pour mécanisme essentiel l’usage des ressources publiques à des fins privées, les recrutements à tout va dans l’administration et dans les entreprises publiques de dizaines de milliers de sympathisants islamistes, en fait des groupes d’intégristes chargés de noyauter toutes les institutions de la république.
Bien que la corruption et les prélèvements indus ne fussent plus, théoriquement, après l’institution d’un gouvernement légitime, au cœur du système politique, certains atavismes n’avaient pas manqués de manifester çà et là leur irréfragable résurgence.
Enfin, en matière de vénalité, de cooptation et de favoritisme de quelques dirigeants d’Ennahdha en faveur de certains membres de leurs familles, la première désillusion était venue de la nomination du gendre de Rached Ghannouchi, Rafik Abdessalem Bouchlaka, au poste de ministre des Affaires étrangères.
Pour ce qui est de l’ambiance, dans cette aire qui est le chez soi et qui conditionne notre vie quotidienne, l’espace public avait subitement dévoilé l’ébauche d’une réalité qu’on croyait confinée à ces foules au niveau intellectuel médiocre, aux sentiments irrationnels, à l’excitabilité excessive qui appartiennent aux Etats des mille violences extrémistes et sectaires d’Asie du sud ou d’Afrique.
Les Tunisiens découvraient alors, médusés, l’existence d’un tempérament inhabituel et terrifiant à la fois, qui a commencé à ronger la nation comme ferait un agent pathogène qui a réussi à franchir les défenses d’un organisme dont l’immunité est devenue défaillante.
Une conscience jihadiste capable de susciter des vocations
De Karachi à Tunis, de Kaboul à Casablanca, c’est les mêmes énergumènes qu’on croirait sortis du même moule : la barbe longue et hirsute, les cheveux courts ou tressés, l’œil sournois et résolu et l’accoutrement similaire à celui qu’on perçoit chez tous les salafistes mondialisés avec le sarouel, les sandales et le long gilet afghan.
Ces foules de forcenés étaient souvent menées par des personnages frustes, nantis du titre d’émir ou de cheikh et surtout d’un «abou» formant avec le nom qui suit un surnom «kunya» qui favorise l’émergence d’une conscience jihadiste capable ou de faire peur, ou de susciter des vocations.
Ce qui n’était au départ que l’expression d’un phénomène marginal était devenu un véritable mouvement organisé, frappant à des moments précis, visant des objectifs déterminés, mettant le pouvoir face à ses contradictions.
Les revendications de plus en plus claires et explicites, les stratégies de moins en moins aléatoires et les exigences de plus en plus évidentes : chercher à mettre la société en authentique conformité avec ses croyances, même s’il faut pour cela recourir à la violence. Celle-là même dont les défenseurs du bien et les répresseurs du blâmable contestent au pouvoir l’exclusivité de son usage légitime. L’objectif n’est plus alors de réajuster le pouvoir, mais de peser de tout leur poids pour lui rappeler qu’ils étaient les seuls vrais gardiens de l’ordre divin et, plus que n’importe qui, en droit d’exercer la violence qui débouche sur des assassinats politiques.
Dans la stratégie de mobilisation des masses, inspirée du Guide, la mosquée et ses prolongements étaient devenus à leur tour un enjeu primordial, des lieux stratégiques dans le processus de violence politique qui ne cessait alors de s’amplifier. Les imams jugés trop modérés ou simplement traîtres de la cause sont carrément détrônés et remplacés par des radicaux aux prêches incendiaires fonctionnant comme des catalyseurs et des exorcismes, exhortant les fidèles à aller au-delà du tolérable. Ces actes, dont la gravité s’égare dans le dédale envoûtant d’une justice tolérante et compréhensive, avaient donné aux islamistes le sentiment de n’avoir désormais plus rien à craindre, juste après celui, longtemps éprouvé, de n’avoir plus rien à perdre.
Contre l’avis du gouvernement d’alors, certains entreprirent d’ouvrir des écoles coraniques, l’équivalent de ces madrasas de Karachi devenues des centres actifs d’activisme jihadiste qui ont formé et envoyé des combattants en Afghanistan.
Toutes ces exhibitions étaient bien entendu tolérées voire encouragées en sous-main par les dirigeants d’Ennahdha qui y trouvaient l’expression de l’enthousiasme d’une jeunesse exaltée à la recherche d’un nouveau modèle de société, une «des jeunes porteurs d’une nouvelle culture», dira cheikh Ghannouchi, fier de ses «enfants».
Caïd Essebsi et le mélange des genres entre affairisme et pouvoir
Maintenant qu’Ennahdha est de retour, allons-nous revivre ces conditions extrêmes ? Mais d’abord comment nous en sommes arrivés là ?
Pendant l’intermède technocratique de Mehdi Jomaa, Béji Caïd Essebsi avait profité de l’état psychique d’une population inquiète et craignant de voir réapparaître la pieuvre islamiste, pour ressusciter la confiance en l’avenir. Un instrument efficace en politique selon les leviers les plus pertinents (la sécurité, la violation des droits de l’homme, la crise économique, la corruption, l’avenir compromis du pays…). Au final, un citoyen qui a peur est un bon électeur et ils furent nombreux qui allèrent voter en faveur d’un sage qui rassure et qui promet de ne plus rien céder aux islamistes, voire les éradiquer.
Béji Caïd Essebsi fut incontestablement l’incarnation d’une stature présidentielle. Les Tunisiens accueillaient ses propos avec un espoir à la mesure du désarroi dans lequel ils se trouvaient par l’absence d’une alternative politique crédible à l’horizon et d’un leadership capable de faire pendant à l’hégémonie de la Troïka au pouvoir.
Il n’en demeure pas moins que la langue politique ne peut pas constituer un mode de gouvernement encore moins une bonne gouvernance. Pour qu’un parti envisage sérieusement de gouverner un jour, il faut qu’il soit une vraie machine de guerre politique avec un programme, une cohérence, des hommes loyaux, fidèles et engagés sans que le fondateur du mouvement ait à cœur de consolider en priorité la dimension familiale de sa prochaine consécration politique.
Béji Caïd Essebsi a été élu malgré les coups bas d’Ennahdha pour remettre en équilibre une balance qui penchait dangereusement vers la tyrannie du parti de l’intolérance. Or, en matière de leadership, il fut malgré tout un homme du passé, qui n’a fait que succomber à la tentation despotique, propulsant aux hautes responsabilités les moins compétents, parce que les plus proches ou les plus soumis ou qui ne risquaient pas de bousculer les usages et les traditions. Le même principe explique qu’il persistait à croire que la politique est plus une histoire de gènes que d’élection et s’estimait contraint de faire du fils un successeur bien aimé. Ainsi, le manque de conviction et de maturité politique des uns, le mélange des genres entre affairisme et pouvoir chez d’autres, avaient fini par ternir le talent et les mérites du chef de l’Etat.
Côté économique, Nidaa Tounes, qui se plaçait dans ce domaine aussi en alternative sérieuse aux islamistes, nous avait raconté le conte merveilleux d’un pays de ripailles où ruisselle la vie et où le pain ne se gagne plus à la sueur du front. Mirage compensatoire pour une nation alors exsangue, dominée par une crise sans précédent.
Or le défaut du plan socio-économique de NidaaTounes est qu’il se situait dans un lieu imaginaire, lointain et mythique, qui ne saurait correspondre à la Tunisie dans laquelle nous vivions. En vue du bonheur illimité, on proposa bien de fictions qui n’avaient pour dessein que celui de faire battre le cœur et nous faire oublier le réel avant que la raison n’ait parlé.
Le retour au concret fut un vrai rabat-joie. Deux gouvernements s’étaient succédé pour avaliser un chômage persistant, l’insuffisance des recettes fiscales, le déficit dépenses publiques, l’extension du secteur informel, la corruption croissante et les taux déshonorants de l’inflation. Ajoutons à cela le déficit de la caisse de compensation, le surendettement extérieur, le coût élevé de la sécurité et l’impossibilité d’appliquer le train de mesures de stabilisation et d’ajustement recommandé par les bailleurs de fonds, parce qu’ils sont à la fois contraires à la justice sociale et hautement déstabilisateur pour tout gouvernement en place. Youssef Chahed quittera dans un mois ses fonctions en laissant derrière lui un pays qui affiche 1% de croissance !
Mais très vite, «la bonne vie pour tous» cessa d’occuper les dirigeants de Nidaa Tounes, qui passèrent du bain de jouvence du développement à l’étuve des minables altercations, des contestations provocatrices, des querelles abominables et des conflits sans fin qui finirent par sonner le glas du mouvement réduit aujourd’hui à quatre députés insignifiants.
Pendant ce temps, les courtiers de l’assurance tous risques d’Allah, malgré leur islam allogène et périlleux, étaient restés dans la mouvance du pouvoir et leur participation ininterrompue aux différents gouvernements a fait que la liesse débordante des lendemains des élections de 2014 se mua en bonheur impossible. La confrontation politique se déroulait pour l’essentiel autour de l’opposition entre ce que les uns redoutent le plus pour ce pays : la soumission de toutes les institutions au diktat du religieux, et les défenseurs d’une conception de la modernité qui a toujours fait l’exception tunisienne dans le monde arabe. Or cette affaire se régla par une affreuse complicité entre Béji Caïd Essebsi, son fils et Rached Ghannouchi, désormais liés par un pacte indéfectible dans un univers de tractations et de combines cousues de fil blanc.
Les députés de Qalb Tounes : un troupeau de brebis sous la houlette de Ghannouchi
Aujourd’hui, une deuxième Troïka est née et gouvernera sans craindre d’opposition. Qalb Tounes, la deuxième force politique par le nombre des sièges à l’ARP, est aujourd’hui l’alliée soumis des islamistes. Par leurs frasques, les frères Karoui, qui ne sont pas des hommes de scrupule ni de devoir, mais des bandits de grands chemins indignes de l’exercice de la politique, ont réduit leurs 38 députés en un troupeau de brebis rentrant au bercail sous la houlette de Ghannouchi qui leur indiquera ses commandements chaque fois que c’est nécessaire.
Contrairement à ce qu’on voudrait nous faire croire, l’arrivée des islamistes et des salafistes aux affaires ne reflète en rien l’adhésion populaire en considération du faible taux de participation aux élections. La majorité des Tunisiens ne se reconnaissent pas dans le futur gouvernement dirigé par un mouton insignifiant choisi par Ennahdha et sommé de rendre compte à un parlement contrôlé par ce même parti.
Maintenant que la démocratie islamique ou l’islam démocratique, prenez-le dans le sens que vous voudrez, est en charge de notre destin à tous, il est encore temps, au regard du passé peu reluisant d’Ennahdha, de se prémunir contre toute amertume inutile, d’éviter toute incident malencontreux, de se garder de toute rébellion superflue, et qu’à l’avenir on ne devrait plus compter que sur nous-mêmes.
Un manuel pour survivre à l’inéluctable effondrement économique
Pour ce faire, j’ai pensé à ces manuels qu’on porte sur soi pour survivre dans des conditions extrêmes ou pour affronter un milieu hostile : faire un feu de camp, trouver à se nourrir dans la nature, se protéger dans la jungle urbaine, en grande forêt, dans le désert, en pleine mer car il faut être prêt à tout.
Dans ce manuel où tout est prévu, on y trouvera, par exemple, une liste des tous les commissaires et de tous les juges non-Nahdhaouis qui accepteraient de donner suite à votre plainte ou de vous rendre justice. On vous indiquera le numéro des taxis à ne pas héler si vous êtes imberbe ou accompagné d’une femme non voilée. Il faut aussi éviter les bistrots à bière car vous risqueriez à la sortie de vous retrouver nez-à-nez avec un illuminé. En discutant avec un étranger, gardez-vous d’émailler vos propos de mots français, souvenez-vous de Kaïs Saïed et débitez votre discours en arabe châtié. Dans le cas contraire simulez un mutisme absolu.
Cependant, c’est dans le domaine économique que ce court manuel s’avérerait le plus utile et vous aiderait en vous expliquant comment survivre à l’inéluctable effondrement économique. Le déficit budgétaire et commercial, le surendettement extérieur, l’évasion fiscale, la corruption et la ponction de ce qui reste des ressources ne peuvent provoquer que l’instabilité et conduire certainement les personnes au sein d’une même société à se piller les uns les autres.
Le manuel nous indiquera alors quelques solutions pour se protéger et protéger sa famille contre les pénuries à venir, le manque de liquidités et comment se familiariser avec une monnaie distincte de la monnaie officielle dévalorisée. Il faudrait alors commencer par stocker en quantité les produits de première nécessité, prévoir de se délester de quelques affaires dans la perspective d’un troc prospère.
Une application «troc multi-réciproque» facilitera les transactions. Il est fortement conseillé de prévoir un lieu de survie autonome en énergie et en approvisionnement d’eau douce, pouvant produire les denrées de base nécessaires à l’alimentation familiale. Il faut aussi apprendre à se passer d’un certain nombre de médicaments importés par le recours aux exercices physiques. Il est dit en effet qu’une demi-heure de marche à pied par jour nous éviterait trente maladies. On trouve dans ce manuel un tout autre modèle de vie que celui qu’agitent les islamistes et bien d’autres astuces qui allégeront notre quotidien.
Cependant, face à la montée du chômage et l’extension de la pauvreté, il nous restera toujours Nabil Karoui et les membres du parti des démunis qui trouveront bien quelques moyens de réduire nos souffrances. Quant aux islamistes et leurs acolytes du parti de Seifeddine Makhlouf qui, déguisé en citadin, se pavanait avec un orgueil comique entre les rangées de l’hémicycle, ils continueront à nous inciter à ne jamais désespérer de la miséricorde divine. Et à défaut, le paradis nous sera toujours ouvert.
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