Le traducteur, universitaire et écrivain, ancien prisonnier politique lui-même, évoque, à travers la traduction du récit du «confinement» de Hamma Hammami, durant sa période de clandestinité entre 1998 et 2002, l’expérience du face-à-face de l’être avec lui-même et de sa résistance à la peur et à l’oppression.
Document traduit de l’arabe par Cherif Ferjani
En cette période de confinement, lorsque des ami(e)s me demandent comment je vais, je leur réponds que c’est plus vivable que ceux que j’ai vécu dans la clandestinité ou en prison avec mes camarades, sans accès à l’internet, loin des nôtres, et sans possibilité de sortir faire une promenade autrement que pour profiter de «l’airéa» !
Nous sommes beaucoup à avoir écrit sur nos divers «confinements», avec plus ou moins d’humour, plus ou moins de sensibilité, plus ou moins de recul. Ces expériences de confinement mettent celui qui les vit face à face avec lui-même, avec toutes ses fragilités mais aussi avec l’obligation d’y faire face, chacun selon ses moyens et les bricolages qui lui permettent de faire avec.
Les récits qui me touchent le plus sont ceux où l’humanité l’emporte sur l’image qu’on veut donner de soi et des autres. Parmi ces récits, l’un que j’ai retrouvé grâce à des échanges avec Hamma Hammami en rapport avec l’hospitalisation de sa compagne, mon avocate et amie Radhia Nasraoui.
C’est un récit où il raconte, avec beaucoup d’humanité, le confinement qu’il a vécu dans la clandestinité, sous la dictature de Ben Ali, entre 1998 et 2002. Il y raconte ses relations avec les familles qui lui ont ouvert les portes de leur maison, avec tous les risques qu’elles encouraient, et notamment avec les enfants. L’humanité des un(e)s et des autres s’y révèlent transcendant les différences entre les enfants et les adultes, les femmes et les hommes, les rôles sociaux imposés par l’éducation, les traditions et les pesanteurs culturelles. Je vous la livre sans l’alourdir davantage avec mes commentaires.
Sainte Consorce le 10 avril 2020.
«Maintenant, il ne me reste que quelques heures avant de quitter ma planque. Je ne veux rien dire de plus sur ces quatre années de clandestinité pour ne pas mettre les personnes qui m’ont aidé en danger. Cependant, je ne pourrai jamais oublier le geste de plusieurs amis, femmes et hommes, qui dès que je suis entré en clandestinité, le 27 février 1998, ont exprimé leur prédisposition à m’accueillir chez eux, faisant fi des brimades qui les attendent en cas de mon arrestation chez eux (torture, emprisonnement, licenciement, etc.). Ces amis ne sont pas tous des militants ou des opposants à la dictature policière de Ben Ali. Parfois, ce sont de simples gens de milieux populaires, honnêtes et opposés à l’injustice et à l’oppression. Leur geste m’a fait découvrir, une fois de plus, à quel point cette dictature est haïe par le peuple et à quel point elle est faible et fragile.
Ma grande joie, c’est lorsque je débarque dans une maison et que je trouve des enfants. Très vite nous devenons amis. Intuitivement, ils comprennent qu’il y a un danger qui me guette. Du coup, ils deviennent mes complices et mes protecteurs. Ils sont contents de garder le secret même pour leurs grands-mères ou grands-pères. Si les adultes se trompent parfois et m’appellent par mon vrai nom, eux non. Ils ne prononcent que le pseudonyme qu’on m’a attribué (Youssef, Habib, Papy, etc.). Souvent, ils quittent la chambre des parents pour venir s’installer à côté de moi. Je leur apprends à compter jusqu’à 5, 10, 20, 100… et à lire Alif, Ba…
Le soir, c’est le moment de leur raconter des histoires jusqu’à ce qu’ils dorment accrochés à mon cou ou tenant ma main sous la joue, etc. Tard dans la nuit, ils me réveillent pour faire pipi, boire ou manger. Parfois, juste parce qu’ils ont fait un cauchemar et c’est une nouvelle veillée.
Les enfants sont drôles, lorsque l’un d’eux se fâche contre moi, il sait souvent quelle punition m’infliger : ‘‘Moi j’irai au manège, toi tu restes enfermé dans ta pièce… je ne t’apporterai ni bonbon, ni kaki… !’’.
Un autre enfant a accompagné sa mère au marché, en rentrant, elle a refusé de lui donner une banane. Il est resté collé à sa place et l’a menacée : ‘‘Si tu ne m’en donnes pas une, je crie à haute voix et en pleine rue le vrai nom papy’’. Surprise du geste de son enfant, la maman lui a donné toutes les bananes pour qu’il se taise…
Un troisième enfant, de 4 ans, m’a demandé si je l’aime beaucoup, je lui ai répondu ‘‘bien sûr’’ et je lui ai posé la même question. Il m’a répondu avec beaucoup de malice : ‘‘J’ai déjà assez de soucis, il ne manque qu’aimer quelqu’un comme toi !!’’.
Vous savez, le jour où rien ne menacera la liberté et l’intégrité physique et morale de tous ces enfants et de leurs parents, je les réunirai ensemble chez moi pour se rappeler tous ces moments inoubliables, chanter et danser comme dans un jardin d’enfants. D’ailleurs, certains d’entre eux projettent de rentrer avec moi le jour où je reprendrai ma vie normale.
Je dois vous dire que tous les amis, chez qui je suis passé, ont tout fait et ont même consenti beaucoup de sacrifices pour que je me sente à l’aise chez eux et pour que rien ne me manque.
De ma part, j’ai essayé et j’essaye toujours d’être le moins encombrant possible. Je fais de tout mon mieux pour au moins aider la personne ou les personnes qui m’accueillent à résoudre certains problèmes de la vie quotidienne. Ce qui fait mon bonheur, c’est que lorsque mes amis rentrent le soir, ils trouvent la maison nettoyée et rangée et les enfants en pleine forme.
Souvent l’épouse me confie que c’était un rêve pour elle de pouvoir rentrer un jour se changer et se mettre directement à table puis veiller un peu avec les enfants avant d’aller se coucher. D’habitude, c’est une nouvelle journée de travail qui commence dès son retour à la maison et qui se prolonge jusqu’à 23h00 ou minuit. Quant à l’époux, il est certes content de cette nouvelle situation, mais parfois il se trouve un peu embarrassé. Mais, ce qui est bien c’est qu’il commence, bien que timidement, à s’initier aux taches ménagères le jour de son congé. Avec le temps, il découvre que faire la vaisselle, éplucher les pommes de terre, laver le linge sale ou passer la serpillière ne porte en aucune façon atteinte à sa ‘‘virilité’’ ou à sa ‘‘dignité d’homme’’. Bien au contraire, ça rend la vie familiale plus équilibrée et les rapports conjugaux plus justes et plus fructueux.
J’ai toujours aimé apprendre à préparer les plats spécifiques de chaque région de la Tunisie. Ainsi, chaque fois que je passe chez une famille, je fais attention à ce qu’elle prépare. Je ne vous cache pas que maintenant, je sais préparer le couscous de douze ou quinze manières, et cela selon les régions, les traditions et les milieux sociaux. Mais, ce que j’ai appris cette fois de spécifique ce sont des plats populaires, généralement sans viande : des variétés de chakchouka, le couscous aux fèves sèches ou aux légumes, le bourgoul, blé concassé, etc., le matin, je prends de la bsissa, c’est moins coûteux qu’autre chose.
Vous savez, je ne vis pas isolé de la réalité tunisienne, la vie est devenue très chère. Il n’est plus donné à n’importe qui, même ce qu’on appelle la «classe moyenne», d’assurer une ration de viande chaque jour ou de manger des fruits à chaque repas.
Le temps ne pèse pas beaucoup sur moi, parfois, je souhaite que la journée s’allonge pour que je puisse terminer ce que j’ai à faire. Vivre en clandestinité, ce n’est pas se cacher pour ne pas être arrêté, mais c’est se donner une occasion et un moyen de continuer la lutte dans un pays gouverné par une dictature policière.
Dans ce cadre, mon temps est organisé de la façon suivante : je consacre 9 à 10 heures par jour pour mes occupations politiques et intellectuelles, je dors 6 à 7 heures par jour et le reste du temps je le consacre à préparer la bouffe, arranger et nettoyer la maison et m’occuper des enfants si je suis chez une famille. Je ne regarde pas fréquemment la télé parce qu’il n’y a plus rien à voir, même pas les matchs de football, car le foot et le sport en général sont malheureusement atteints par la gangrène mafieuse.
Certains dirigeants proches du palais ont tout faussé : racket d’argent auprès des privés et des sociétés d’État, accaparement des meilleurs joueurs des petits clubs, manipulation du calendrier, corruption des arbitres, etc., bref, cela ne donne plus envie de suivre les activités sportives. Pourtant, pendant des années, j’étais fan d’un club de la capitale avec qui j’ai pratiqué l’athlétisme. À part le sport, qu’est ce qui reste à voir : un feuilleton égyptien abrutissant et ennuyeux ou une émission de «variétés» qui tourne au ridicule dès les premières minutes, l’animateur demande à son invité, surtout s’il vient d’un autre pays arabe, un aveu : dire que ‘‘la Tunisie est un oasis de sécurité depuis qu’elle est gouvernée par Ben Ali’’.
Outre mes lectures d’ordre politique (journaux, revues, livres, etc.), je suis un grand amateur de littérature et d’histoire, car il ne faut pas oublier que j’étais professeur de littérature et de civilisation arabo-musulmane. Mes amis me procurent tout, d’ailleurs je viens de terminer la lecture de ‘Al-khobz Al-hafi’ (Le pain nu), un roman autobiographique du Marocain Mohamed Choukri et de ‘Mémoires de la chair’ de l’Algérienne Ahlam Mosteghanemi. Mais je dois avouer qu’il y a un roman que je relis souvent, il s’agit de ‘Le vieil homme et la mer’ d’Ernest Hemingway. Je suis fasciné par le héros (the old man) de cette épopée humaine. Je me rappelle toujours cette réflexion qu’il a faite à un moment crucial de cette épopée : ‘‘Man is not maid for defeat… a man canbedestroyed but not defeated’’ (L’être humain n’est pas fait pour être vaincu… Il peut être détruit, mais pas vaincu). Abou Nouas, Al-Maâri, Al-Moutanabbi, Al-Sayab, Al-Bayati, Nazim Hikmat, Pablo Neruda, Paul Eluard, Federico Garcia Lorca et beaucoup d’autres poètes sont mes compagnons de tout moment. À n’importe quel moment du jour ou de la nuit, j’ouvre un recueil de poésie de tel ou tel poète.
Franchement, à l’heure actuelle il n’y a pas grand-chose à lire en Tunisie. La littérature et l’art n’ont jamais été aussi coupés des réalités tunisiennes, des réalités du pays et du peuple, qu’aux cours des dix dernières années. Dans les années 60, 70 et 80, les écrivains, les poètes, les gens de théâtre, les cinéastes, les troupes musicales et les peintres étaient plus ou moins impliqués dans les luttes populaires et exprimaient, à leur façon et avec leurs propres moyens, les aspirations des différentes classes et couches sociales. À l’heure actuelle, c’est la désertification culturelle totale. La dictature a procédé, comme dans les autres domaines de la vie, en utilisant l’arme de la répression d’une part et celle de la corruption d’autre part, rares sont ceux qui ont pu préserver leur dignité et sauver l’honneur de leur âme.
Le profil de l’intellectuel, de l’écrivain, de l’acteur, du cinéaste et du chanteur de l’‘‘ère nouvelle’’ est semblable à celui du journaliste, c’est le propagandiste-indicateur. Il doit courtiser l’autocrate et surveiller ses pairs. C’est la chute dans le creuset du faux, comme l’a exprimé le romancier algérien Tahar Ouattar dans une intervention sur la littérature tunisienne aujourd’hui.
Les quelques voix discordantes, dans tous les domaines culturels, sont totalement boycottées par les médias. Sans aucun doute mes filles souffrent beaucoup. Tout d’abord, parce que nous n’avons pas pu vivre ensemble beaucoup de temps. Prenez la cadette, Ousseïma, elle a maintenant 12 ans, nous n’avons vécu ensemble que 5 ans. Quant à la petite, Sarah, qui vient d’éteindre sa première bougie le 18 juin dernier, je ne l’ai jamais vue depuis sa naissance.
C’est cette ‘Sarah’ que nous avons eu alors que je suis dans la clandestinité. La police de Ben Ali qui surveillait Radhia jour et nuit ne s’est rendue compte de sa grossesse qu’au septième moi. Mes filles souffrent aussi, parce que filles d’opposant politique et de militante des droits humains, elles sont tout le temps harcelées par la police politique. Mais ce qui me console c’est que, d’une part, elles ont une mère exceptionnelle et, d’autre part, que leurs souffrances les ont rendues, très tôt, conscientes des problèmes de leur pays et de leur société (je parle ici de Nadia, 17 ans, et d’Oussaima, 12 ans).
Lorsque Ben Ali ou l’un de ses courtisans parlent de ‘‘l’enfance heureuse de l’ère nouvelle’’, mes filles les couvrent d’injures. Évidemment, elles ne sont pas les seules à souffrir, des milliers d’enfants de prisonniers politiques, d’exilés, d’opposants et de militants des droits humains vivent dans la même situation. La dictature benaliste est un enfer pour tous, pour les adultes comme pour les enfants.
Des années que j’ai passées en prison, un fait qui peut paraître anecdotique est resté gravé dans ma mémoire. Je m’en rappelle souvent au cours de mes années de clandestin, chaque fois je suis pris par un fou rire. C’était en janvier 1992, je venais d’être arrêté et incarcéré à la prison civile de Tunis, étant un ‘‘habitué de la maison’’, j’ai demandé à d’anciens détenus ce qui a changé en prison depuis ma dernière incarcération, on m’a appris, entre autres, qu’un ancien gardien qui a le grade de sergent-chef a été désigné comme nouveau bourreau de la Tunisie.
Un bourreau reçoit 10 dinars et 50 kilos de farine par tête. On m’a appris aussi qu’il s’occupe quotidiennement de la fouille des détenus qui vont voir leurs avocats. Le lendemain, j’ai reçu la visite de l’un de mes avocats et je me suis retrouvé face à face avec ce nouveau bourreau, on s’est tout de suite reconnus. Instantanément, ses yeux se sont fixés sur mon cou, il l’a prospecté avec beaucoup d’intérêt. Il a certainement imaginé la corde autour de mon cou, j’ai senti un frisson envahir tout mon corps… et je n’ai pas pu me retenir de rire. À sa question sur les raisons de mon rire, je lui ai dit que ses mains qui sont passées sous mes aisselles – pour fouiller – m’ont chatouillé (‘daghdghouni’).
Je ne peux pas raconter toutes les anecdotes et les surprises qui ont émaillé mon dernier séjour en prison !
Combien de temps je peux tenir dans cette situation ? Une éternité s’il le faut. Vous devez savoir qu’il s’agit pour moi d’une conviction. La vie d’un être humain n’est-elle pas quelque chose de précieux ?
Pourquoi, alors, la gâcher dans des futilités ? Ne vaut-il pas mieux la consacrer à quelque chose de noble, telle que la cause de la liberté, de la justice sociale et du progrès – cela importe peu pour moi que ce but soit atteint de mon vivant ou non, l’essentiel, c’est de participer autant que possible à lui frayer le chemin – certes vous devez vous rappeler les vers du célèbre poète turc Nazim Hikmat qui disent :
Si je ne brûle pas
Si tu ne brûles pas
Si nous ne brûlons pas
Qui illuminera la voie…
Néanmoins, je suis convaincu que la victoire sur la dictature benaliste n’est pas difficile, car cette dictature n’est pas aussi forte qu’on le croit.
Voilà tout ce j’ai pu écrire à la hâte pour répondre à votre demande. Mon témoignage n’est axé que sur les aspects que vous avez demandés. Peut-être qu’un jour j’aurai le temps et la force d’écrire des mémoires plus vastes et plus détaillées.
Ma pensée va vers tous ceux que j’aime.
Dans quelques heures j’entame un nouvel épisode de mon périple de militant. Je serai entre les mains des flics et des juges de Ben Ali. Mais je sais que de l’autre côté il y aura des centaines de gens épris de liberté qui nous attendrons. Ammar, Abdeljabbar et Samir seront à mes côtés, je serai ravi de les revoir.
À tous ceux qui m’ont hébergé ces quatre années de clandestinité, je leur dirai : ‘‘Soyez tranquilles. Je ne vous trahirai jamais. Je vous aime énormément.’’
Il ne me reste plus de temps, je dois me changer, mettre ma perruque, noircir mes moustaches avec un peu de mascara, etc., et prendre mon sac et sortir… rendez-vous demain soir à la prison civile de Tunis… J’ai pris avec moi tout le nécessaire. « Un retour en prison annoncé ».
Les derniers paragraphes de ce texte ont été rédigés le vendredi 1 février 2002 à 16h. Je les ai remis à ‘Fatma’ pour les envoyer à destination…»
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