Il y a quelques jours, un texte se voulant un pastiche de versets du Coran, et reprenant le sujet de la pandémie de coronavirus, en termes ironiques, avait circulé sur la toile. Certains avaient applaudi, et partagé, d’autres beaucoup moins… Par-delà sa forme provocatrice, son message était que tous les êtres humains étant égaux face au Covid-19, seul le confinement et les mesures d’hygiène pourraient les sauver. C’était donc une profession de foi dans la connaissance scientifique.
Par Dr Mounir Hanablia *
On apprendra plus tard qu’une jeune femme faisait l’objet d’une information judiciaire pour avoir partagé le texte en question. De quoi est elle accusée? On ne le sait pas trop encore.
Dans n’importe quel pays au monde, le code pénal est souvent assez vague pour laisser subsister une certaine possibilité d’entreprendre des poursuites judiciaires au nom de vagues notions, ayant pour objet l’atteinte à l’intérêt ou à l’ordre publics, contre quiconque se révélerait gênant sans pour autant franchement violer la loi; ou de les abandonner, ainsi que l’a prouvé l’intervention de l’Attorney General Bill Barr dans le dossier Michael Flynn, à l’instigation du Président Trump, ordonnant l’arrêt des poursuites, alors que le crime fédéral de parjure avait été reconnu par l’accusé.
La Constitution tunisienne n’évoque pas le blasphème
C’est donc le représentant de l’Etat, le Procureur, qui, en fin de compte, décide s’il y a (ou non) lieu de donner suite à une éventuelle plainte, quand ce n’est pas de lui, ou de son autorité de tutelle, le ministre de la Justice, que viendrait l’initiative d’ouvrir une information judiciaire.
En Tunisie, la morale et les bonnes mœurs, portes d’accès quasi obligatoires mais souvent purement formelles à la foi religieuse, constituent un champ ouvert et illimité d’intervention du ministère de la Justice, pour peu qu’il y eût un intérêt à le faire, et la Constitution, tout en garantissant la liberté d’expression, de croyance ou de pratique religieuse, n’en stipule pas moins que la religion du pays soit l’islam et sa langue, l’arabe .
Ce qui interpelle, c’est le fait que parmi tous ceux qui aient partagé ce pastiche, sur la toile, avec ou sans les commentaires d’usage, et il faut croire qu’il y en a eu, cette jeune femme soit la seule à avoir fait l’objet de convocation par la Justice.
Il faut donc comprendre que le but n’en était pas de protéger les bonnes mœurs, la morale, ou encore moins la religion que la constitution a garantie dans ce pays. Ce n’est certes pas une seule arrestation qui pourrait empêcher la diffusion sur la toile de propos que les fidèles jugent offensants. Mais comme la Constitution tunisienne n’évoque pas le blasphème en tant que tel, et comme celui-ci, lorsqu’il est professé en public sous forme de jurons ou de propos orduriers, est passible d’amendes ou de prison, à juste titre d’ailleurs, en tant qu’atteinte à la pudeur et à la tranquillité publiques, il paraît difficile de penser que des écrits, jugés blasphématoires par certains, diffusés sur les réseaux sociaux, puissent déranger l’ordre public plus qu’une bagarre dans le marché entre des poissonniers.
Les musulmans étaient plus libres d’esprit aux premiers temps de l’islam
Quand on parle d’écrits blasphématoires, en islam, on n’a en réalité que l’embarras du choix. Comment ne pas penser aux écrits d’Ibn Abbas, Ibn Ishaq, Al-Waqidi, et d’autres, se rapportant à des épisodes de la vie du prophète Mohamed, dont un exemple est celui des versets sataniques, sans pour autant relever le remarquable climat de liberté de pensée qui régnait au cours des deux premiers siècles de l’Hégire, et qui permettait de discuter des questions les plus épineuses sur la pertinence et la légitimité de la foi, à l’instar de celles du libre arbitre, ou de l’origine de la révélation coranique ?
Dans la communauté musulmane émergente, on s’est battu et massacré allègrement pour le pouvoir, mais pas pour des divergences doctrinales. C’est deux siècles plus tard avec la constitution d’un corps – académique – de docteurs de la loi et d’un corpus officiel de la Sira que l’orthodoxie est apparue, et avec elle, le blasphème en tant que notion juridique de droit, alors que jusque-là, il n’avait été qu’un qualificatif théologique utilisé dans le Coran pour opposer la communauté naissante des croyants à leurs ennemis, dans le contexte des guerres civiles qui avaient ravagé la péninsule arabique. Mais même l’apparition juridique du blasphème n’avait pas empêché la poursuite des joutes verbales entre les différentes écoles théologiques, philosophiques, ou entre les représentants des différentes croyances religieuses. C’est en réalité l’apparition de la notion théologique politique de «zandaqa» (hérésie), qui allait marquer le début des persécutions contre tous ceux qui penseraient différemment du pouvoir politique et religieux.
Un bouc-émissaire désigné à la vindicte publique
Pour en revenir au cas des faux versets «viraux» partagés sur Facebook, on aurait ainsi désigné arbitrairement un bouc-émissaire à la vindicte publique, probablement à l’instigation de quelque courant politique en perte de vitesse, Ennahdha en l’occurrence, qui essaierait de redorer son blason auprès d’une opinion publique mobilisée avec succès sur le thème du blasphème en 2011 à la suite d’un dessin animé et d’un film, cette fois dans le but de détourner l’attention de récents dossiers gênants, tout en essayant de freiner sa sécularisation, c’est-à-dire son glissement vers des choix politiques dénués de toute référence religieuse.
L’islam menacé ? Non ! C’est plutôt la perspective de la perte de la légitimité de son usage politique qui dérangerait. À quand le prochain attentat ?
* Cardiologue, Gammarth, La Marsa.
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