Gonflés, flous ou tronqués, les CV d’un grand nombre des 330 ministres ayant gouverné le pays depuis la Révolte du Jasmin en 2011 sont «bidonnés». Des CV, enjolivés à l’excès et trop beaux pour être vrais, ont permis l’accès à des postes clefs à des candidats soutenus politiquement, mais totalement incompétents en gouvernance et inefficaces en matière de politiques publiques. Un CV sur deux soulève des questions. Plus que jamais, l’État tunisien est infiltré par chefs de gouvernement et des ministres ayant menti sur leurs compétences, diplômes, expertises, ou conflits d’intérêts.
Par Moktar Lamari, Ph. D.
Pour candidater à un poste de ministre, de chef de gouvernement, ou même de hauts fonctionnaires de l’État, le CV constitue une pièce maîtresse du dossier à présenter au processus de sélection. L’enjeu est de taille, et c’est pourquoi les candidats en lice sont amenés à exagérer des expériences et passer sous silence d’autres, le tout pour optimiser les chances d’avoir le poste, en se démarquant de leurs compétiteurs.
Le trucage des CV, un sport national !
Les candidats passent sous silence des expériences, échecs ou délits pouvant les desservir. Motus et bouche cousue sur les condamnations pour infraction, les mésaventures d’affaires, procès en cours, etc.
En revanche, on «beurre épais» pour d’autres éléments : diplômes, universités fréquentées, nature des responsabilités assumées, gratifications et reconnaissances éventuelles au niveau international. Certains inventent des missions d’expertises et de missions à l’international, d’autres transforment une participation à un séminaire en un diplôme universitaire. Un seul objectif : mentir pour abuser du vis-à-vis, flouer la société (État et citoyens) et obtenir le poste convoité.
Aujourd’hui, le président de la République Kaïs Saïed doit faire son tri, en fonction des propositions faites par les partis, pour désigner le prochain chef de gouvernement. Le président de la République ne connaît pas nécessairement les candidats et doit se fier surtout à leurs CV.
Il ne peut pas faire autrement, puisque les capacités de l’État à cerner rapidement le profil des candidats (diplômes, expériences, casier judiciaire, performances passées) sont limitées. En France, le dernier remaniement ministériel s’est fait en une fin de semaine : toutes les vérifications des CV et de la probité des candidats ont étés menées minutieusement pour écarter cinq candidats ayant bidonné leur CV ou menti sur des bouts de leur carrière politique.
Les mensonges les plus fréquemment utilisés par les ministres et les hauts fonctionnaires de l’État concernent les diplômes, les disciplines d’études universitaires et les années de leur obtention. Quatre exemples pour illustrer ce type de fraude au CV, dans le cas des ministres ayant été au gouvernement tunisien depuis 2012.
Exemple 1. Un ex-ministre bien connu s’est toujours limité à dire qu’il est «diplômé de la Sorbonne, Paris-1 Panthéon» et fait planer le doute sur la nature et le niveau de diplomation : DEUG, licence, maîtrise, DEA ou doctorat. Le flou est resté total, rien n’est dit sur l’année d’obtention ou le sujet de recherche ou publications liées. Le CV exagère aussi les expériences menées dans le secteur privé, toujours avec une couche d’incertitudes qui questionnent plus qu’un connaisseur du domaine de son expertise.
Exemple 2. Un autre ex-ministre, lui aussi est dans l’air du temps, a répété sur tous les plateaux de radio, qu’il est professeur universitaire en France. Certes, il a un doctorat en économie (de l’Université de Grenoble en France) en plus d’être titulaire d’un diplôme national d’habilitation à diriger des recherches. Mais cet ex-ministre n’a jamais eu un poste régulier en tant que professeur universitaire, malgré toutes ses tentatives et candidatures, toutes vouées à l’échec. Il a certes donné des cours, à titre de chargé de cours et de contractuel vacataire, mais pas en tant que professeur régulier avec avantages et mérites liés.
Exemple 3. Un autre ex-ministre, plus éphémère que les deux précédents, est diplômé de l’IHEC Carthage, mais prétend avoir obtenu un diplôme de SciencePo Paris et de l’Université américaine du Caire. Le CV ne dit rien sur les années d’obtention, la nature des diplômes, la durée des études, les publications scientifiques publiées avec ou sans comités de lecture. Très souvent, ce genre d’affirmations floues dans les CV est associé à des séminaires, voire un séjour très limité pour renforcement de compétences, sans obtention de diplômes conventionnels. Il est fondateur d’un think tank très politisé, mais pas de bureau d’études capables de faire de recherches fiables et crédibles d’un point de scientifique.
Exemple 4. Un actuel ministre se présente comme ingénieur-économiste, diplômé de l’École centrale de Paris en 1998. Mais, à visiter le site de l’École en question, on ne trouve pas de telles spécialités ni de tels labels dans les diplômés discernés. On peut comprendre que le ministre en question est centralien, ayant suivi un ou deux cours de micro-économie et de mathématiques financières, mais cela ne fait pas de lui un ingénieur-économiste. La spécialité en économie requiert bien plus de compétences et de connaissances que ce qui peut résulter d’une formation d’ingénieur de 4 ans (bac+4).
Les exemples de CV bidonnés sont nombreux dans le cas des ministres ayant gouverné le pays durant les dernières années. On peut comprendre que ces ministres sont avides du pouvoir jusqu’à se permettre de mousser indument leurs niveaux d’étude, expertises, statuts et expériences. Mais, dépassé un cap, cela devient de la fraude, du mensonge volontaire pour induire en erreur l’État et berner les citoyens tunisiens.
Le problème est amplifié par le contexte politique prévalant en Tunisie depuis 2012. Un contexte marqué par des querelles récurrentes entre les partis, et une dangereuse instabilité des gouvernements. Les partis politiques, avec l’aide des médias, présentent ces ministrables comme des messies capables de tout faire. Mais, dix ans après on constate les dégâts générés par ces nominations sur la situation économique et sociale du pays.
La fraude au CV, un fléau valorisé par les partis politiques
Certes, le Tunisien moyen ne peut pas lire et interpréter correctement un CV comportant des études poussées et menées à l’international. Il ne peut pas nécessairement distinguer entre les niveaux de diplomation et le prestige associés aux universités internationales qui les dispensent.
Les partis politiques choisissent leurs candidats, souvent sur la base de leur servilité, docilité ou de proximité idéologique. Une fois la sélection est faite, le parti politique tente de pousser son candidat le plus loin possible dans les structures gouvernementales… et tous les moyens sont bons. Le tout pour des questions de pouvoir et pénétration des rouages de l’État.
Mais, à bien regarder, c’est encore plus vicieux que ce qu’on peut imaginer. Les candidats ministériels ayant un CV truqué, boiteux, deviennent des candidats idéaux pour les partis : étant plus faciles à contrôler et le cas échéant à manipuler par des pressions et chantages liés aux «truquages» en cause.
Le jeu politique sous-jacent à ce type de manipulation s’apparente au jeu de paris dans le domaine des courses de chevaux. On peut parier sur un tocard, et on tire un plus gros lot si on réussit à le placer, par tous les moyens, y compris le trucage de son CV.
C’est un jeu dangereux qui fait que la mauvaise qualité chasse la bonne qualité. Un jeu qui génère de la sélection inverse, ayant fait l’objet de plusieurs recherches en économie publique utilisant l’asymétrie de l’information comme variable explicative des échecs économiques.
Mais, ce jeu est aussi le fruit d’un vide institutionnel dans les procédures de mise en candidature, de vérification des dossiers des ministres et hauts gradés de l’État.
L’État tunisien, et contrairement à d’autres États dans les pays développés, n’a pas un standard de CV harmonisé (version courte et version longue) et détaillant précisément tous les attributs liés aux formations, expériences, expertises, années, lieu, etc.
Aujourd’hui, les CV présentés par les ministres en postes ou les candidats ministrables ne sont pas détaillés et ne sont pas rendus publics, sur un site gouvernemental dédié. Et cela ne rassure pas le citoyen qui constate jour après jour les scandales d’État et les affaires qui entachent la crédibilité des élites politiques.
Ce qui doit changer pour la sélection des prochains «ministrables»
Cela tombe bien : les partis politiques avaient jusqu’à hier soir, jeudi 23 juillet 2020, pour proposer, au président de la République, leur short-liste de candidats pouvant occuper le poste de chef de gouvernement, rendu vacant depuis le 15 juillet, suite à la démission d’Elyes Fakhfakh pour scandale de conflit d’intérêts et soupçon de corruption.
Logiquement, la présidence doit statuer sur le format et détail des CV soumis, dans une version longue et finement documentée. La présidence se doit de rendre publics ces CV, signés par leurs titulaires. Chaque page signée et datée séparément comme c’est le cas dans les pays développés.
La présidence peut constituer un comité d’experts pour prêter main-forte dans la sélection du chef de gouvernement, en validant l’information présentée, pour traquer la fraude, pour écarter le faux et l’usage du faux dans ce processus fortement crucial pour la viabilité du 10e gouvernement à constituer durant le mois à venir.
Le même processus doit être appliqué pour le choix des ministres et secrétaires d’État.
Pour tout ce beau monde, le message doit être clair : une information erronée ou douteuse vaut disqualification, ou destitution après nomination.
Optimiser le choix des candidats au poste de chef de gouvernement et des ministres de son cabinet commence par la crédibilité des CV présentés. Vient ensuite une batterie de critères et pondérations pour tenir compte de l’ensemble des compétences… le tout avec une rigueur et une fiabilité qui ne peuvent qu’améliorer la gouvernance et sortir le pays de son marasme économique.
* Universitaire au Canada.
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