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«Lettre d’amour, de fidélité et de combat» de Hamma Hammami à son épouse Radhia Nasraoui

Hamma Hammami avait récemment rendu hommage à son épouse, la militante Radhia Nasraoui, qui s’est courageusement battue contre le coronavirus. Dans une lettre émouvante, le dirigeant de gauche a également remercié les soldats en blouse blanche en général et en particulier le staff médical de l’hôpital militaire de Tunis, où l’avocate a mené ce combat avec bravoure et détermination. Ci-dessous le texte, traduit de l’arabe par l’universitaire Tahar Ben Meftah.

Tunis, le 21 octobre 2020. Hôpital Militaire, 5 heures du matin.

Dédicace : A tout le corps médical, paramédical, administratif, à l’ensemble du personnel de l’hôpital militaire, et en particulier, au service de pneumo-allergologie, j’exprime toute mon affection et ma considération pour les soins et l’attention prodigués à Radhia pour l’avoir sortie du tunnel…
Toute l’affection et les remerciements aux autres ami(e)s médecins qui étaient là pour nous conseiller, nous orienter et nous rendre service…

Réalisant la grande qualité de vos compétences, je suis profondément peiné de voir que l’État est en train de commettre un crime impardonnable à votre égard, vous et vos collègues de la santé publique, en vous poussant vers le secteur privé au détriment des gens pauvres qui auraient bien besoin de vos précieux services, ou à l’étranger, et c’est tout un pays qui serait privé de vos compétences.,

A tous les malades de la Covid-19, partout dans le pays, je vous souhaite un prompt rétablissement et tout le réconfort pour vos proches, enfin aux familles de ceux qui en sont décédés, toute ma solidarité et ma consolation.


«Je vous appelle
Je joins mes mains aux vôtres
J’embrasse la terre sous vos pieds
Et je me dispose au sacrifice…
Je vous offre la prunelle de mes yeux
Et la chaleur de mon cœur
Car le drame que je vis
Est ma part du vôtre…»


Mes camarades, mes ami(e)s
Ami(e)s et intimes de Radhia
Je vous salue,
J’avais choisi de ne pas vous alarmer en ces temps difficiles, préférant assumer seul l’épreuve en attendant la fin du calvaire… Chaque fois que l’une ou l’un d’entre vous m’appelle pour avoir des nouvelles de Radhia, je réponds qu’elle était fatiguée, mais que ça allait dans l’ensemble. Aujourd’hui, alors que le pire a été évité et que Radhia se rétablit peu à peu, permettez-moi de vous rapporter ce que nous avons vécu ces trois dernières semaines car, je vous le dois pour l’amour que vous lui portez…

Ainsi vous pourrez partager notre joie, ma famille et moi, après vous avoir épargné l’insoutenable douleur de l’attente… C’est là ma conception de la vie : circonscrire la sphère de la souffrance collective et élargir l’aire de la joie, particulièrement lorsque la peine est omniprésente dans le quotidien de tous, comme c’est le cas aujourd’hui malheureusement.

Ah ! … Le mal a frappé de nouveau à la porte de Radhia. Le maudit virus l’a atteinte. Nous ne savons pas ni quand ni comment. Nous pensions pouvoir l’en préserver. Mais le maudit traître l’a rattrapée. Il voulait l’achever, profitant de sa faible immunité suite aux traitements qu’elle suivait. En un temps record, il a atteint plus de 70% de ses poumons. Le scanner du mercredi 7 octobre, diligenté par les médecins, était alarmant, terrifiant, les poumons étaient presque entièrement infectés, présageant l’imminence de la catastrophe. Suivant les instructions des médecins, nous l’avons transportée en urgence au service de pneumo-allergologie de l’hôpital militaire de Tunis.

J’ai appris qu’on lui avait apprêté au début un lit dans le service de réanimation, au vu de la gravité de son cas. Mais à notre arrivée, les médecins ont constaté un écart entre la radiographie catastrophique (pourtant exacte) du scanner et l’état clinique plutôt rassurant de Radhia. Elle est en effet arrivée debout, marchant la tête haute, comme à son habitude… et respirant «normalement». Signe qu’elle se bat et s’accroche à la vie, ce qui est extrêmement important en l’occurrence.

Nous l’avons accompagnée à la chambre n°5, l’une des chambres dédiées aux malades de la Covid-19. Ce qui était surprenant, c’est que le «test Covid» qu’elle avait passé quelques jours auparavant était négatif. Cela nous avait conduit à penser qu’il s’était agi cette fois d’une simple bronchite aiguë. Mais le scanner, plus précis et plus probant, venait de révéler le contraire : les médecins ont alors confirmé le diagnostic de la maudite Covid-19 qui l’a terrassée. A partir de cet instant, le cauchemar a commencé, et avec lui, la lutte entre la vie et la mort.

Nous avons vécu les trois premiers jours décisifs sur le fil du rasoir sans savoir de quel côté allait pencher la balance, ni comment serait le dénouement. Sans savoir jusqu’où le corps déjà épuisé de Radhia va résister, et qui l’emportera à la fin. La volonté de Radhia et avec elle le pouvoir de la science incarné dans un corps médical parmi les meilleurs dans notre pays, ou l’acharnement aveugle du virus qui avait pris beaucoup d’avance sur Radhia et sur l’équipe médicale. Heureusement pour moi, on m’a autorisé à rester en sa compagnie nuit et jour, dans sa chambre, pour la servir et cela malgré le risque réel et l’énorme responsabilité engagée, car je n’étais pas porteur et l’éventualité d’une contamination dans cette promiscuité en plein secteur dédié à la Covid-19 est plus que probable.

Radhia finit par dépasser le seuil des trois premiers jours décisifs. Son état stationnaire ne s’est pas dégradé. Le rapport de force n’était plus désormais à l’avantage du virus.

Pendant tout ce temps, Radhia était étendue sur son lit, silencieuse, calme et digne. Elle faisait ce que lui indiquaient les médecins ou les infirmières, s’efforçant d’esquisser un sourire de temps à autre, comme si elle était certaine de finir par vaincre son maudit agresseur. Quant à moi, surtout les premiers jours, je n’arrivais pas à fermer l’œil de peur que le virus me l’enlève au moindre moment d’inattention. Je voulais tout vivre avec elle, être témoin de tout pour ne jamais être pris de court.

Les visites des médecins et des infirmières étaient courtes, le temps d’un examen ou de l’administration d’un médicament.

En dehors de ça, j’étais son compagnon de tous les instants, surveillant sa respiration, surtout la nuit, souffle après souffle, guettant le masque d’oxygène au cas où elle l’écarterait dans un geste inconscient. Je passais ma main sur son front, sur son cou, sa poitrine et sur son ventre pour surveiller sa température… Je ne faisais plus confiance au thermomètre… Je voulais tout vérifier par mes propres sens.

Je n’arrivais à toucher à aucune nourriture malgré la faim qui me rongeait. Mon bonheur suprême était de voir Radhia avaler chaque bouchée que je lui présentais.

Quand on était petits et qu’on faisait semblant d’être malades pour obtenir un petit supplément -une friandise ou un œuf dur-, ma mère nous disait : «un malade, ne mange pas !»; histoire de nous faire comprendre que notre ruse ne pouvait guère l’abuser. Je rappelais alors à Radhia cette histoire de sa belle-mère et elle souriait, essayant de rire sans y parvenir totalement. Mais quand je lui demandais qui j’étais, moi, elle me répondait : «Hamma, le fils de Khadhra (le prénom de ma mère)». Elle y était très liée par beaucoup d’amour et d’admiration réciproques.

Khadhra a toujours été impressionnée par la force de caractère, le courage, la persévérance et la confiance en soi de Radhia, par son sens de la responsabilité et son éternel optimisme… Chaque fois que Radhia la rencontrait pendant toutes ces années de plomb sous la dictature, elle lui disait dans un éclat de rire : «Nous finirons par les vaincre Oummi Khadhra, Hamma finira par sortir de prison».

C’est ainsi que, me rappelant les mots de ma mère, je voyais dans l’amélioration de l’appétit chez Radhia, son acceptation de s’alimenter sans sensation de nausée, un signe encourageant, surtout que le staff médical m’expliquait tous les jours l’importance de reprendre des forces pour combattre le virus. Je lui mettais alors en bouche l’essentiel de ce qui nous est servi ou qu’on nous faisait parvenir de l’extérieur. Elle acceptait sans hésitation… et semblait heureuse de manger de ma main comme un petit enfant.

Je m’étais astreint à porter le masque jour et nuit à la demande expresse du corps médical. Ici, au neuvième étage de l’hôpital militaire, j’ai appris, après m’être rassuré de l’état de Radhia, à dormir avec un masque.

Cela n’a pas été facile car on respire difficilement avec et on a mal à la tête. Mais c’était la condition pour que je reste veiller sur Radhia, sans compter les autres protocoles d’hygiène que j’appliquais comme le lavage des mains, des cheveux, la stérilisation des habits et la désinfection du sol de la chambre plusieurs fois par jour.

Naturellement, je ne pouvais que me soumettre aux prescriptions des médecins pour rester auprès de Radhia. Comment aurais-je pu la laisser seule affronter la maladie, elle qui ne m’avait jamais laissé seul un instant, pendant tout notre parcours de lutte commune malgré les affres, les agressions, les peines et les douleurs ? Et même si sa compagnie devait m’infecter ou pire, me mener à la mort, ne mérite-t-elle pas que je me sacrifie pour elle, pour cette femme extraordinaire de simplicité, d’authenticité, de spontanéité, de générosité et d’acharnement à défendre la vérité et à combattre l’injustice ? N’avais-je pas déclaré un jour en 2011 sur une chaîne de télévision privée que je ne voudrais pas mourir après elle pour ne pas avoir à endurer l’immense douleur de sa perte ?

Je suis prêt à mourir s’il le faut pour qu’elle vive… L’amour peut-il avoir un autre sens ? N’est-il pas cette profonde dimension humaine de la lutte que nous menons tous les jours en vue d’un avenir meilleur pour notre peuple et pour l’humanité toute entière ? N’est-ce pas l’amour qui caractérise les révolutionnaires dans leur combat contre les forces du mal, ces forces qui instrumentalisent la religion, le genre, la nationalité, la culture, la couleur de peau ou l’origine ethnique pour répandre la haine et les discriminations entre les gens d’un même pays, d’une même espèce, l’espèce humaine, afin de les dominer indéfiniment ?

L’amour pour nous est la foi la plus importante au monde car, c’est la source claire qui ne tarit jamais même en temps de disette, c’est le principe qui s’imposera tôt ou tard comme loi fédératrice de l’humanité dans son ensemble… une humanité définitivement libérée de toute aliénation idéologique, économique, sociale, politique ou culturelle, quel qu’en soit l’habillage, pour qu’alors on vive sans guerres et sans haines, sans meurtres et sans massacres, sans barbarie… pour qu’enfin, on vive dans l’amour, la fraternité, la paix et la solidarité.

(Oh ! Comme nous avons besoin de paix dans cette région sinistrée par les guerres et les massacres interminables…)

Une fois encore, je me suis trouvé écartelé entre la maladie de Radhia et la maladie de la patrie. Radhia, qui depuis sa jeunesse, a consacré exclusivement sa vie et sa lutte à la cause de son pays, voilà que le virus a attenté à sa santé en ravageant plus des 2/3 de ses poumons, sa source de vie.

La patrie aussi souffre en se tordant de douleur. Cette patrie qui a orienté chaque pas de Radhia, au point que, durant les quatre dernières décennies, il n’y ait pas eu un seul événement national sans que son nom n’y fut associé, soit en tant que militante, ou comme avocate ou juriste, sans oublier que le 14 janvier 2011, elle a été la première à crier devant le ministère de l’Intérieur face au despote : «Dégage !»… Cette patrie est aujourd’hui, elle aussi, assaillie de toute part par de multiples virus qui veulent l’étouffer, la paralyser et l’abattre tantôt au nom de la religion, tantôt au nom de la «liberté» ou de «l’intérêt supérieur». C’est comme cela qu’en pensant à Radhia, je pense dans le même temps à la patrie et inversement.

«Une femme à la mesure de la patrie» : c’est le titre qu’une militante avait choisi pour un article qu’elle avait écrit au sujet de Radhia Nasraoui le 13 août 2020, à l’occasion de la Fête nationale de la femme tunisienne.

En réalité, l’assimilation de la femme/mère à la patrie/terre est une thématique puissante dans la littérature du XXe siècle notamment. Le lecteur se retrouve dans une ambiguïté féconde face à des textes où il ne parvient plus à distinguer le personnage évoqué. S’agit-il de la mère/femme ou de la mère/patrie, puisque toutes les deux poursuivent la même voie vers une libération définitive des entraves qui les ligotent, l’une en tant que femme, l’autre en tant que terre et société. Cette ambivalence est puissamment évoquée dans le roman fondateur de l’écrivain russe/soviétique Maxime Gorki (1907), roman dans lequel la mère finit par faire corps avec la patrie russe en lutte contre le despotisme tsariste. Nous avons également tous en mémoire une autre image de la mère chez le poète et dramaturge allemand, Bertolt Brecht dans sa célèbre pièce «Mère Courage et ses enfants» (1939), cette mère vaillante dans le contexte dramatique de la montée des périls planétaires fomentés par les nazis et les fascistes qui mèneront à l’horreur de la Seconde Guerre mondiale. Et qui d’entre nous n’a pas été ému par le roman de l’écrivain palestinien, le martyr Ghassan Kanafani, «Oum Sa’ad», symbole de l’identité, de la patrie et des racines ? 

Qui n’a pas été étreint de nostalgie pour le pain de sa mère, le café de sa mère, les caresses de sa mère en lisant le très beau poème de Mahmoud Darwich «J’ai la nostalgie du pain de ma mère». Cette mère qui incarne, comme la patrie, un havre éternel.

Radhia est malade et la patrie est malade aussi. Deux combats pour renaître à nouveau… deux combats pour la vie. Aujourd’hui, voici que Radhia se rétablit peu à peu… la voici qui revient de loin… de très loin… qui quitte le lit de la maladie, triomphant du maudit virus où elle a failli, à bout de souffle, sombrer dans l’obscurité d’une tombe. Nouvelle victoire de sa volonté et de sa détermination. N’ai-je pas alors le droit d’affirmer que la patrie se rétablira progressivement elle aussi, et qu’elle finira par vaincre tous les virus qui l’assaillent aujourd’hui. Je n’ai aucun doute là-dessus, car dans cette patrie il y a une âme qui jamais ne meurt et une flamme qui jamais ne s’éteint.

«Gare au feu qui couve sous la cendre»… «qui sème les ronces, cueillera les blessures»… «Ainsi me parlèrent les astres…et me confia leur être invisible». Ce n’est qu’une affaire de temps. Et pour les peuples, une question de prise de conscience et d’organisation. A l’heure où ils se dresseront au chant de la vie, le destin leur répondra sans hésitation et sans délai…

Une nouvelle ère leur ouvrira les bras pour les faire entrer dans l’Histoire par la grande porte. Alors ils tourneront les pages sombres du passé pour ouvrir une nouvelle page lumineuse comme un beau matin clair.


Ô Monde !
Radhia guérit du virus
Radhia vit de nouveau
Et la Patrie guérira elle aussi de tous les virus
Pour vivre de nouveau


Oh !
Ma Dame, mon inspiratrice
Oh ! Toi qui,
Comme un brin d’encens
Embaume en se consumant
Oh ! Toi qui,
Comme la Patrie,
Donnes sans compter
sans contrepartie,
Tends tes bras vers moi
Et viens arpenter de nouveau
Les chemins de la vie
Viens semer avec moi
La terre d’épis


Oh !
Ma Dame
Mon inspiratrice
«Je te regarde et le monde est plus désirable
Un matin d’espoir emplit mon être
Et des roses douces s’épanouissent dans la profondeur de mon être
Enveloppent tendrement mon cœur endolori
Je te regarde et je renais de nouveau
Comme si je n’avais guère enduré les affres de la vie
Comme si je n’avais jamais ployé sous le lourd fardeau
Des épreuves infinies
Je te regarde et mon cœur vibre
comme tremblent les cordes d’une lyre
Et une vague de bonheur m’envahit
Comme si j’étais au-dessus des vivants.»

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