En dix ans, la Tunisie s’est enlisée dans une crise généralisée. Cela n’est pas le fruit du hasard ni de l’incompétence. Il n’y a qu’à lire Sayyid Qutb, dont les disciples tunisiens rassemblés au sein du mouvement islamiste Ennahdha sont au pouvoir dans notre pays depuis 2011, pour le comprendre. Des repères sur la voie du néant ont été posées, et c’est la moindre des choses que de les repérer, les lire, et le moindre des devoirs d’agir en conséquence, sans plus tarder.
Par Dr Mounir Hanablia *
Des livres qu’on relit par nécessité, il y en a; pour redécouvrir le présent à travers une vision venue du passé, assurément d’un regard novateur après plus de 40 ans de pérégrinations en quête d’une vérité corroborable par les faits. Les mots écrits dans l’exemplaire d’un livre imprimé et édité sont assurément invariables; c’est la perspective avec lesquels ils sont redécouverts qui change et leur fait acquérir une autre signification.
Si l’écrit de l’activiste et écrivain égyptien Sayyid Qutb ‘‘Repères sur la route’’ (‘‘Maâlim fi tariq’’) avait déjà défrayé la chronique en 1977 en apparaissant comme la bible de l’organisation terroriste égyptienne Excommunication et Emigration (Takfir wal Hijra), auteur de l’attaque contre l’académie militaire d’Héliopolis, de l’assassinat du Cheikh Dhahbi, en Egypte, puis de celui du président Anouar Sadate en 1981, les idées contenues dans ce livre allaient faire florès avec l’attaque contre l’académie militaire de Lattaquié par les Frères Musulmans de Syrie en 1982 qui allait conduire à la bataille de Hama et à l’écrasement de l’insurrection par l’armée de Hafedh Al-Assad.
À la fin des années 70, avec la guerre d’Afghanistan, la révolution iranienne, l’attaque de la Mecque, suivis au début des années 80 par la guerre Iran-Irak, l’invasion du Liban par la jusqu’alors invincible armée israélienne pourtant stoppée dans les faubourgs de Beyrouth par des milices arborant des photos de l’imam Khomeiny et des drapeaux frappés de versets coraniques, le discours islamiste bénéficiait de l’argument de la nouveauté et de l’espoir de la régénération qui allait refaire la grandeur de la «oumma» et mobiliser les masses pour s’opposer aux régimes despotiques qui n’avaient fait que la conduire à une succession d’échecs sans fin.
Le caractère dangereux des mouvements islamistes
Le monde était alors bipolaire mais les gouvernements alliés de l’Occident, y compris en Tunisie, après les événements d’Egypte, de Syrie et de la Mecque, et la révolution iranienne, se sont très vite aperçus du caractère dangereux de ces mouvements qui partageaient les mêmes valeurs et véhiculaient le même message que celui des groupes armés insurrectionnels syriens et égyptiens.
La revue ‘‘Al-Maarifa’’, dont le rédacteur en chef n’était autre que Rached Ghannouchi, avait même publié un numéro avec sur sa couverture les photos de l’imam Khomeiny, Abul Aaala Al-Mawdoudi, et Hassan Al-Banna, les présentant comme les leaders du mouvement islamiste contemporain. C’était le temps où le mouvement islamiste d’une manière générale, à l’exception notable de l’Iran, était encore vierge de toute compromission avec la pratique du pouvoir et se présentait comme une force alternative. Et les opinions d’un Sayyid Qutb, dont souvent on ne prenait connaissance qu’à travers les prêches enflammés d’imams connus pour leur engagement ou bien les conférences tenues dans les mosquées par ceux qui deviendraient en Tunisie les dirigeants du Mouvement de tendance islamique (MTI), avaient de quoi les justifier, dans le contexte de la nécessaire lutte contre le despotisme, la corruption, ou même la trahison, qui régnaient dans les plus hautes sphères du monde arabe et musulman, quand les services de sécurité omniprésents n’hésitaient pas à pratiquer les formes les plus extrêmes de la coercition contre toute forme de dissidence politique.
La première des erreurs lourdes de conséquences serait de considérer que ces mouvements luttaient pour l’instauration de la liberté et de la démocratie, et que les accusations dont le régime iranien au pouvoir ferait très vite l’objet relativement au respect des libertés, ne seraient que le fait de ses ennemis cherchant à l’évincer du pouvoir, c’est-à-dire Israël, les Etats-Unis, les Etats du Golfe, l’Irak, et l’Union Soviétique, effrayée de voir ses républiques musulmanes méridionales contaminées par l’exemple iranien.
La chariâa ne souffre aucune discussion et aucune réflexion
Tout ceci relève d’une Histoire dont on mesure aujourd’hui les effets. Il fallait relire ‘‘Repères sur la toute’’ de l’écrivain «frère musulman» égyptien Sayyid Qutb, condamné par une cour militaire puis exécuté en 1965, à la lueur de l’expérience du pouvoir du parti Ennahdha de Tunisie, dont les dirigeants avaient fait leurs classes politiques en reprenant et en défendant ses thèses. Et que disent-elles? D’abord que la légitimité à gouverner n’appartient qu’à Dieu. En foi de quoi nul n’a le droit de gouverner en enfreignant la Loi de Dieu, c’est-à-dire la chariâa. Ensuite que le but de l’existence, la raison d’être de tout musulman est de traduire dans la réalité la profession de foi «Il n’y a de Dieu qu’Allah, Mohamed est son messager».
Il faut traduire un credo religieux en une réalité politique, sociale, culturelle et économique répondant aux normes de Dieu. L’un des arguments utilisés par Sayyid Qutb est à cet égard frappant, la chariâa est à l’être humain une loi aussi naturelle que celle qui régit la mobilité des astres et des galaxies dans le cosmos. Autrement dit, la chariâa ne souffre aucune entorse, aucune discussion, aucune réflexion. Mais le musulman est empêché de s’acquitter de sa mission par la société dans laquelle il vit, et qui, n’obéissant pas aux lois de Dieu, c’est-à-dire à la chariâa, se voit qualifier d’ignorance, traduite en arabe par le terme «jahiliya», le même utilisé en islam pour qualifier l’ère qui a précédé la venue du Prophète Mohamed.
En d’autres termes, Sayyid Qutb pour conforter ses thèses n’hésite pas à inverser le court établi de l’Histoire, y compris théologique, de l’islam. Ce ne serait là que le moindre des paradoxes. Sa «jahilya» englobe de ce fait en haut de sa liste noire les régimes communistes, aujourd’hui disparus, les polythéistes de l’Asie, spécifiquement ceux de l’Inde, les régimes qualifiés de chrétiens et de juifs, et qui dans la réalité représentent les démocraties libérales laïques occidentales, dont les parlements légifèrent en dehors des prescriptions divines. Enfin, last but not least, y figurent également les régimes des pays musulmans qui ont adopté des législations modernistes en contradiction avec les normes de la chariâa, comparables à ceux des présidents Bourguiba, ou Nasser.
La mission de l’islam est de libérer le monde entier
D’ailleurs, la mission de l’islam étant de libérer le monde entier de tous ceux qui oppriment la gens, le genre humain, et qui s’interposent entre leur choix «librement accepté» de la chariâa, ce sont non seulement les systèmes de gouvernement qualifiés de «Taghout», un terme spécifiquement coranique désignant l’oppression, que le théoricien des Frères Musulmans récuse dans son livre, mais également toutes les frontières politiques des pays du monde entier.
Que faut-il faire pour que l’islam remplisse la mission qui lui a selon lui été assignée? D’abord commencer par le renforcement de la foi de ses adhérents, plus spécifiquement son avant-garde, chargée d’assumer les responsabilités de la mission. Et la foi soulève les montagnes. Le but en est que le fidèle se libère de toute attache dans la société où il évolue, avec laquelle il n’entretient plus que des liens purement formels. Ensuite adhérer à l’organisation, qui est chargée de la propagande au sein du monde ignorant, et du combat contre les forces de sécurité qui l’encadrent, et qui ne manquent pas de réagir dès lors qu’elles ont connaissance du projet visant à abattre le régime politique.
Évidemment l’organisation dont il est question n’a rien de spécifiquement religieux ni d’islamique, comparativement à toutes celles qui ont fait l’Histoire, telles celles des révolutionnaires ou des anarchistes en Russie à la fin du XIXe siècle et au début du XXe, ou bien la Main Noire serbe. Elles en partagent néanmoins la pratique du secret et la hiérarchie stricte.
La chariâa avant l’éducation, la sécurité, la prospérité
Dans le cas d’espèce l’organisation secrète des Frères musulmans lie les militants à la hiérarchie, en général celui qui en est au sommet et qu’on appelle l’émir, par un serment sacré, relativement à la reconnaissance de son autorité et à l’engagement à sacrifier si nécessaire la vie et les biens pour la cause. Mise à part sa formulation et les rites qui l’entourent, ce serment n’a en réalité, non plus, rien de spécifique. Les Nazis le pratiquaient à la lueur des flambeaux au bénéfice du Führer. Les unités de l’armée Israélienne le pratiquent toujours au Mur des Lamentations ou à Massadah, en général la nuit, probablement au bénéfice de l’Etat. Il y a bien sûr tous ces rites plus ou moins secrets et les prestations de serment dans les organisations criminelles, ou encore maçonniques.
Le fait marquant est que tout cela ne place en général pas en porte à faux toutes ces organisations légales ou non relativement à la reconnaissance de l’Etat et du pays où elles opèrent. On n’a par exemple jamais accusé la mafia de vouloir substituer à l’Etat italien un autre inféodé au Saint Siège.
Par contre, si l’on s’en réfère aux écrits de Sayyid Qutb, le militant ou l’organisation des Frères Musulmans ne possède absolument aucun devoir de loyauté vis-à-vis de son pays, de son peuple assimilé aux apostats, ou de l’Etat où celle-ci opère. Il a même le devoir de les combattre pour instaurer la chariâa, qui est le principal objectif en soi, mais pas celui d’assurer l’éducation, la sécurité, la prospérité, ni l’instruction dans les sciences profanes. Et si l’organisation ne peut pas les combattre, elle doit assurer un modus vivendi tactique jusqu’à ce qu’elle soit capable de le faire. Et elle ne doit alliance qu’à la force qui l’aide à réaliser ses objectifs.
Le jihad érigé en devoir religieux
Eu égard à cela, il est évident qu’un disciple de Sayyid Qutb, à l’instar de Rached Ghannouchi et de ses partisans, soit plus enclin à s’allier avec n’importe quelle partie interne ou externe contre les intérêts de son peuple ou de son propre pays. Et qu’une fois au pouvoir il ne se sentira tenu par aucune des obligations qui incombent en général à tout Etat qui se respecte, au moins nominalement. Il le fera d’autant moins que selon Sayyid Qutb la mission de l’islam n’est pas de combler le retard matériel, scientifique ou technologique, pris sur l’Occident en raison de l’avance irréversible assurée par ce dernier, même si selon lui, et il fallait sans doute le préciser à l’ère de la Guerre Froide et de l’affrontement Est-Ouest, c’est dans la libre entreprise que l’être humain donne sa pleine mesure économique.
On l’aura constaté, il s’agit bien du libéralisme économique et de la libre concurrence, opportunément assimilés au verset coranique évoquant les gens se repoussant et se bousculant. Pour le reste, ce n’est rien d’autre que le jihad, dont on aura expliqué le développement de la doctrine, érigé en devoir religieux en quatre étapes successives : l’interdiction, puis la défense, puis l’attaque contre ceux qui violent les pactes, puis contre tous ceux qui ne sont pas musulmans.
C’est encore une chose que de devoir se battre contre le monde entier, l’Allemagne nazie avait bien tenté de le faire, de même que le Japon. Ces deux pays avaient au moins le potentiel scientifique et industriel compatibles avec leurs ambitions et on a vu où tout cela avait abouti. Avec Sayyid Qutb et les Frères Musulmans, l’objectif ne change pas, à la différence près qu’aucun progrès n’est fait pour s’en donner les moyens, bien au contraire. Et le jihad contre le monde entier pour propager la foi se transforme en une entreprise de destruction des pays musulmans dans des guerres qui n’en finissent pas et l’instauration de sociétés intolérantes où ne se développent que les jeunes terroristes.
Les islamistes et le déclin programmé de la Tunisie
La Tunisie avait acquis le potentiel humain grâce à un incroyable effort d’éducation, pour se moderniser et sortir de l’ornière. Tout comme l’Iran du chah l’avait été, elle a été le premier pays arabe à être visé, à cause de cette volonté modernisatrice qui en dérangeait plus d’un. Si les musulmans accédaient à la modernité, où irait le monde? Plus d’un think-tank adepte du choc des civilisations doit s’en poser la question.
Aujourd’hui le système éducatif tunisien a volé en éclat et les compétences formées à grands frais émigrent vers d’autres pays qui en tirent un bénéfice substantiel. Les autres, des jeunes sans avenir, vont combattre en tant que mercenaires dans les rangs de l’Etat Islamique, ou bien coulent au fond de la Méditerranée dans des bateaux de fortune. La pandémie du Sars Cov 2 est en train de prendre des proportions inconnues dans le monde, dans l’indifférence générale. C’est l’avenir du pays atteint dans sa force vive qui est ainsi hypothéqué. Pendant dix années il n’y a eu aucun effort sérieux pour sortir de la fondrière où un endettement inconsidéré l’a enfoncé. Et les montagnes de Chaambi pullulent de terroristes.
Cela n’est pas le fruit du hasard ni de l’incompétence. Il n’y a qu’à lire Saied Qotb pour le comprendre. Des repères sur la voie du néant ont été posées, et c’est la moindre des choses que de les repérer, les lire, et le moindre des devoirs d’agir en conséquence, sans plus tarder.
* Médecin de libre pratique.
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