C’est une guerre qui dure depuis des années, dont les séquences qui se succèdent font beaucoup de bruit, une guerre dont beaucoup parlent dans les coulisses mais peu l’évoquent publiquement. Il s’agit de la guerre froide opposant l’infatigable homme d’influence et de réseaux Kamel Eltaïef au très ambitieux Omar Jenayah pour le trône du Sahel. Qui du fils cadet de Youssef Eltaïef ou du petit-fils du richissime M’hamed Driss remportera cette guerre? Retour sur une guerre larvée qui agite les plus hautes sphères du pouvoir.
Par Imed Bahri
Les yeux sont braqués sur les batailles et les séquences de cette guerre mais pas sur la guerre elle-même dont l’enjeu principal est le trône du Sahel. Car cela fait des années que les deux protagonistes se livrent cette guerre froide pour s’imposer comme «l’homme le plus puissant du Sahel», région ayant, depuis l’indépendance en 1956, un poids politique très important et de laquelle sont issus Bourguiba et Ben Ali, et la plupart des premiers ministres et chefs de gouvernement.
Omar Jenayah vs Kamel Eltaief
Dans la guerre actuelle, Omar Jenayah – petit-fils du richissime homme d’affaires M’hamed Driss, l’une des plus grandes fortunes du Sahel, bâtie dans l’hôtellerie et diversifiée dans l’industrie et la finance – entend ravir la place d’«homme le plus puissant du Sahel» à l’infatigable homme de réseaux Kamel Eltaïef qui souffle le chaud et le froid sur la vie politique tunisienne depuis le milieu des années 1980.
Le jeune ambitieux qui ne manque pas de moyens matériels, médiatiques et politiques entend prendre la place M. Eltaïef qui n’entend pas se laisser faire, car, faut-il le rappeler, le fils cadet de Youssef Eltaïef n’est pas si vieux que ça (il n’a que 67 ans) mais il a commencé très jeune!
Quand les jeunes de son âge étaient mordus de foot ou étaient occupés à faire la fête, Kamel Eltaïef lui était ivre de notoriété et de pouvoir. Quand les gens de son âge étaient passionnés par les discussions ayant trait au football, lui était passionné par les manouvres politiques et la planification du coup d’Etat médico-légal du 7 novembre 1987 avec Zine El Abidine Ben Ali et Habib Ammar.
Après tout, chacun sa passion et comme disent les Français, les goûts et les couleurs ne se discutent pas. Et Eltaïef est doué dans sa passion; il a pu à seulement 32 ans en 1987 devenir le deuxième homme le plus puissant de Tunisie d’où le surnom du «vice-président» qui lui avait été donné à l’époque.
Depuis, des décennies se sont écoulées et bien des choses ont changé mais sûrement pas l’ivresse de pouvoir de Kamel Eltaïef qui n’a pas pris une ride. À 67 ans, il n’entend pas se mettre à écrire ses mémoires et céder sa place au jeune ambitieux Omar Jenayah. Alors la guerre froide dure et s’intensifie. Pour bien la comprendre, il faut se remémorer les précédents épisodes, tout en gardant à l’esprit que c’est la place d’«homme le plus puissant du Sahel» qui en est l’enjeu principal.
Revue des précédents épisodes
Premier épisode en juin 2018. Le protégé de Kamel Eltaïef, Lotfi Brahem, pour lequel l’homme d’influence nourrit de grandes ambitions, est débarqué de son poste de ministre de l’Intérieur par le chef de gouvernement de l’époque Youssef Chahed. Eltaïef et son clan vivent ce limogeage comme un acte impardonnable et intolérable. Au même moment, la guerre fait rage entre le président de l’époque Béji Caïd Essebsi et Chahed. Eltaïef se range alors du côté de Caïd Essebsi pour abattre politiquement Chahed qui a osé toucher à son poulain.
Dans cette bataille, Jenayah soutiendra le Tunisois Chahed et non pas le Sahélien Brahem. Il ira plus loin, il soutiendra la création de Tahya Tounes – parti de Chahed – et son jeune frère Hussein Jenayah sera tête de liste de ce parti à Sousse. La chaîne Attessia, dont Omar Jenayah, est l’actionnaire principal sera l’une des rares à ne pas mener la guerre médiatique livrée au chef de gouvernement de l’époque.
Là, il faut donc bien comprendre que l’hostilité d’Eltaïef à l’endroit de Chahed tient dans deux éléments, d’abord l’éviction de Brahem et ensuite qu’il soit soutenu par son rival Jenayah.
Lors du premier tour des élections présidentielles de 2019, le clan Jenayah soutient Youssef Chahed quand Kamel Eltaïef met sur orbite Abdelkrim Zbidi, un Sahélien, et le soutient jusqu’à la proclamation des résultats, donnant ce dernier parmi les perdants. La guerre fait rage. À l’époque un chroniqueur de la chaîne Attessia, Mohamed Boughaleb, soutenait ouvertement et tapageusement Zbidi; il sera remercié par la chaîne en pleine campagne électorale. C’est ce qu’a affirmé l’avocat et polémiste Imed Ben Halima, et dont nous avions parlé dans un précédent article. D’ailleurs, le légitimiste Ben Halima qui demeure fidèle à Kamel Eltaïef et dont la proximité avec l’homme d’influence est de notoriété publique est très médiatisé; il écume les plateaux télé et on ne compte plus ses vidéos reprises à chaque fois par la page Al-Arabiya Al-Hadath. On le voit partout, même sur la chaîne publique Wataniya où il avait participé à l’émission ‘‘Fil Barlamen’’ cette semaine mais on ne le voit jamais sur Attessia. Il est puni par le clan Jenayah pour être resté toujours dans le giron d’Eltaïef.
Pour revenir à l’élection présidentielle de 2019, les deux candidats soutenus respectivement par Jenayah et Eltaïef, Chahed et Zbidi, ne dépasseront pas le premier tour. Ce sera l’outsider que personne n’aura vu venir en la personne du taiseux Kaïs Saïed qui raflera la mise et qui s’installera à Carthage mais ceci ne fera pas arrêter la guerre.
La guerre pour le trône du Sahel continue
Aujourd’hui les marionnettistes ne se font plus la guerre en soutenant Chahed et Zbidi, grands perdants de 2019, car ni l’un ni l’autre ne possède désormais un poids politique. Aujourd’hui, le clan Jenayah soutient la très populaire Abir Moussi. Quand elle est boycottée par les médias, elle est invitée pendant une heure et demie sur Attessia, la chaîne d’Omar Jenayah. Quand elle est attaquée à l’Assemblée par les islamistes, c’est Hussein Jenayah qui s’assied à ses côtés très souvent dans l’hémicycle et qui va la soutenir publiquement dans son sit-in devant la succursale tunisienne de l’Union international des oulémas musulmans de Youssef Qaradawi.
Bref, le clan Jenayah a frappé un sacré coup qui le favorise sur Eltaïef en soutenant la très populaire Moussi et son Parti destourien libre (PDL), en tête de tous sondages, mais aussi forte tête qui ne peut pas être une marionnette docile de M. Eltaïef.
D’ailleurs, on voit dans cet épisode la situation délicate et la gêne du légitimiste Ben Halima qui d’un côté ne peut pas s’en prendre à Moussi car il se considère comme un héros anti-islamiste et attaquer Moussi nuira à sa réputation d’anti-islamiste mais d’un autre côté il ne la soutient pas car elle est soutenue par la concurrence, en l’occurrence les Jenayah.
Alors la partie est-elle terminée et Omar Jenayah a-t-il gagné? Sûrement pas. Le teigneux Kamel Eltaïef n’est pas du genre à se laisser impressionner et c’est surtout quand on le croit vaincu qu’il ressuscite encore plus fort. Comme le phénix, il renaît de ses cendres. Les années de disgrâce sous le règne de Ben Ali, de 1992 à 2010, ne l’ont pas achevé alors ce n’est sûrement pas un môme qui va le mettre à la retraite. Il a sorti de son chapeau l’amiral à la retraite Kamel Akrout qui contacte les structures de Moussi dans le Sahel. Nous sommes revenus sur cet épisode dans un article publié hier.
Dans tous les cas, la guerre pour le trône du Sahel continue de faire rage et ni Omar Jenayah ni Kamel Eltaïef ne baissera la garde car le premier qui baissera la garde perdra la guerre.
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