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Une autre dévaluation du dinar tunisien ?

Une dévaluation de 15%, 20%, 30%…? Les paris sont ouverts, avec les incertitudes des négociations engagées avec le Fonds monétaire international (FMI) et du sérieux des réformes économiques à initier. La question n’est plus de savoir si dévaluation ou pas, la question porte désormais sur la jauge de la prochaine dévaluation. Enjeu matriciel pour l’investissement, défi anxiogène pour la consommation, la dévaluation du dinar reste un tabou occulté par les médias et par les économistes du sérail. Prospectives…

Par Moktar Lamari, Ph.D. *

Face au dollar américain, la très sérieuse agence américaine gov.capital prévoit une dévaluation du dinar tunisien de l’ordre de 17%, d’ici 2022. Certaines autres agences vont jusqu’à estimer une dévaluation de 25%. Et ces estimations trouvent preneurs chez les opérateurs économiques; ceux-ci sont adeptes de visibilité et font leur anticipation «rationnelle» au sujet de la valeur du dinar.

La dévaluation, un sujet tabou?

Cette semaine, le gouverneur de la Banque centrale de Tunisie (BCT), Marouane El-Abassi accompagne le ministre des Finances Ali kooli, à Washington, pour négocier avec le FMI d’un nouveau prêt de 4 milliards de $US. Un prêt vital pour les finances publiques: le Budget de l’État, pour 2021, n’est toujours pas encore financé et il lui manque 19 milliards de dinars pour éviter que l’État tunisien déclare cessation de paiement (pour un Budget total de 57 milliards de dinars).

Si le ministre des Finances a multiplié les sorties médiatiques au sujet des réformes budgétaires, le gouverneur de la BCT se fait discret. On ne sait absolument rien sur ce qui se trame pour les réformes de la politique monétaire: taux de change du dinar, taux d’intérêt directeur ou taux de rotation de la planche à billets pour les mois à venir.

On comprend que cela est délicat et le gouverneur de la BCT tente de passer inaperçu dans ce convoi de «quêteux» en mission à Washington. Le tout sous la supervision directe du chef de cabinet de Hichem Mechichi, actuel chef de gouvernement et ministre de l’Intérieur par intérim.

Le gouverneur de la BCT sait que la mollesse des réformes proposées par le gouvernement, dans le cadre des négociations avec le FMI, n’augure rien de bon pour le dinar! Et pour cause, toutes les crises économiques vécues en Tunisie depuis l’indépendance ont fait intervenir des considérations politiques qui ont généré de la dévaluation officielle de dinar. Et toutes ces dévaluations ont fait partie du trade-off signifié par le gouvernement tunisien pour accéder aux financements du FMI.

C’est le prix à payer pour que le FMI vienne en aide aux pays mal-gouvernés, dopés par la dette et gangrenés un tant soit peu par la corruption. Évidemment, la dévaluation s’ajoute à plus d’ouverture des frontières économiques, plus de désengagement de l’État, plus de gel des salaires, plus d’austérité…

La Tunisie n’apprend pas de ses erreurs de gouvernance

Le dinar, monnaie nationale de la Tunisie, a été institué en 1958, par l’ex-président tunisien, Habib Bourguiba. Ce leader hors norme en Tunisie a insisté, et contrairement aux pays ex-colonies de la France, pour décrocher le dinar de la Zone Franc. En 1958, le dinar valait presque 3 $ US (et 11 francs français).

Depuis, quatre importantes dévaluations ont ruiné le taux de change du dinar. Aujourd’hui, il faut presque 3 dinars pour obtenir 1 $US. Le rappel peut aider les amnésiques au pouvoir depuis 2011.

  • En 1964, et juste après la nationalisation des terres possédées par les ex-colonisateurs (600 000 hectares), le PIB tunisien a chuté de 20%, un coup de sabre dans les recettes de l’État. Pour s’en sortir, il fallait faire appel au FMI! En contrepartie, la Tunisie était obligée de dévaluer le dinar de 25% d’un seul coup. C’était le 8 septembre 1964, et les journaux internationaux, notamment Le Monde, le New-York-Times commentaient le malheureux trade-off, dans leurs éditoriaux économiques (aujourd’hui accessibles sur google.com).
  • En 1969, la Banque mondiale vient de nouveau au secours de la Tunisie, par deux prêts importants, avec en échange, la destitution du puissant ministre d’État Ahmed Ben Salah, avec procès et prison à la clef. Ben Salah était l’homme à abattre, et il a été présenté par Bourguiba comme le bouc émissaire, un fusible politique. Et le dinar a glissé de l’ordre de 7%. Hédi Nouïra a pris le pouvoir avec une orientation franchement plus réaliste et plus axée sur la création de la richesse réelle pour la Tunisie.
  • Entre 1984 et 1987, le dinar a officiellement été dévalué de 10%, mais sa glissade réelle a atteint les 18%. Avec ici aussi un changement radical des élites dans le cockpit au sommet de l’État : Bourguiba a été destitué de force par le général Ben Ali, qui a pris les commandes. Le FMI a fortement appuyé cette transition, avec un appui qui a fini par propulser la croissance, en créant davantage de disparités régionales et d’inégalités sociales. Et jusqu’en 2011, le FMI a fait l’éloge des politiques économiques du général Ben Ali.
  • Entre 2016 et 2019, le dinar a été dévalué de presque 40%, sous un gouvernement de coalition impliquant les religieux d’Ennahdha et les «modernistes» du Nidaa Tounes, avec les résultats qu’on connaît en termes de pertes dans le pouvoir d’achat (40% de perte), de récession et de mal-gouvernance généralisée. Encore une fois, le FMI a conditionné ses prêts à la dévaluation en le présentant sous le vocable de «flexibilité» des taux de change, une autre façon de parler de dévaluation.

La dernière dévaluation, et la plus forte de l’histoire de la Tunisie est survenue alors que la Tunisie a fait sa Révolte du Jasmin. Cette dévaluation a été nécessaire, mais totalement improductive. Elle n’a pas permis à la croissance de repartir et elle n’a pas réussi à attirer les investisseurs, comme le suggèrent les experts du FMI, et leurs économistes et experts conseillers nichés à La Kasbah.

Il faut dire que les opérations terroristes impliquant des Tunisiens, en Tunisie, en Europe et au Moyen-Orient, coïncident avec l’omniprésence au sommet de l’État du parti islamiste présidé par le Cheikh Rached Ghannouchi, aujourd’hui président du parlement. L’islamisme radical de Ghannouchi, comme le socialisme radical de Ben Salah, n’ont pas rendu service au dinar tunisien.

Récemment, le Soudan a dû dévaluer sa monnaie de 80% pour accéder à l’aide internationale. Le Liban, lui aussi dominé par l’islamisme politique, a dévalué sa monnaie de presque 90%, depuis mars dernier. La Turquie, l’Irak, et bien d’autres États gangrenés par l’islam politique et par la mal-gouvernance liée sont partis quémander de l’aide au FMI. Ils ont fini par faire profil bas, en dévaluant leur monnaie et en pénalisant le pouvoir d’achat de leurs citoyens.

Le dinar, sous les feux croisés!

En attendant que le gouverneur de la BCT rassure les opérateurs économiques au sujet de sa vision et de ses réformes monétaires, les analystes anticipent le pire. Et la dévaluation du dinar apparaît comme une évidence, voire même un diktat.

Pour le scénario le plus optimiste, les observateurs et analystes des politiques prévoient une dévaluation du dinar qui peut atteindre, durant les mois à venir, les 20% sur le marché formel, et au minimum un 30% sur le marché informel de la devise international.

Plusieurs clignotants sont au rouge et tous concourent à la raréfaction des devises fortes dans les échanges commerciaux en Tunisie. La déchéance du tourisme de masse, les difficultés créées par le gouvernement pour freiner la fréquence des allers-retours de la diaspora tunisienne présente à l’international (en raison de la Covid-19) et l’approche des horizons de remboursement de plus presque 7 milliards de $US en dette internationale vont mettre une pression additionnelle sur les réserves en devises. Et tout cela ne peut que mettre plus de vélocité dans le glissement du dinar par rapport aux devises fortes.

Les moins optimistes des observateurs et économistes parient sur une dévaluation qui peut frôler 40% de la valeur du dinar. Soit un dinar qui se change à moins de 20 cents américains (0,2 $US), pour les tout prochains mois (d’ici 2022).

Certes, la BCT et le gouvernement tunisien peuvent passer le sujet sous silence, en prétextant que ce n’est rien de plus qu’une «dépréciation passagère» du dinar face aux devises fortes.

Et ici le cauchemar libanais est dans tous les esprits. Une forte dévaluation a frappé la lire libanaise, après que le Liban ait annoncé son défaut de paiement, il y a quelques mois. Au Liban, le «haircute» a pénalisé tous les épargnants, sans exception, avec des pertes ayant dépassé les 80% des montants déposés en devises dans des comptes gérés par des banques libanaises.

L’économie tunisienne risque gros si l’État tunisien échoue ses négociations avec le FMI. Au cas d’une cessation de paiement, faute de soutien du FMI et des bailleurs de fonds internationaux, la situation économique et sociale deviendra explosive et intenable pour un gouvernement déjà contesté, et tenu en laisse par les islamistes au pouvoir au parlement.

Mais, même si ces négociations aboutissaient, le dinar tunisien subira de plein fouet les méfaits de la dévaluation, avec en prime une poussée inflationniste dégradant davantage le pouvoir d’achat des citoyens.

Dans les deux cas, la Tunisie paiera le gros prix pour la mal-gouvernance engagée par les partis au pouvoir et leurs alliés depuis 2011. Les 10 gouvernements qui ont géré le pays depuis l’avènement de la Révolte du Jasmin ont été tous réfractaires aux réformes économiques structurelles et sont arrivés au pouvoir sans programme économique viable.

Plusieurs observateurs internationaux et centres d’analyses économiques situent la prochaine dévaluation du dinar tunisien dans une fourchette oscillant entre 15% et 35% dans le court et moyen terme.

L’Agence américaine Tradingeconomics table sur des projections qui arrivent à situer le $US à 3,5 dinars : soit une dévaluation de 25% d’ici fin 2022. L’agence américaine gov.Capital table sur une dévaluation de 17%, d’ici 2022.

Le gouverneur de la BCT Marouane El-Abassi et le ministre des Finances Ali Kooli doivent rassurer les opérateurs économiques pour éviter la fuite des capitaux et mieux anticiper les spéculations nocives au pays et à sa stabilité économique et sociopolitique.

* Universitaire au Canada.

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