Ce ne sont pas les chercheurs universitaires et les islamologues qui nous ont vanté la reconversion de l’islamisme à la démocratie. Mais, plutôt, les politiques et surtout certains diplomates occidentaux qui avaient vendu l’idée que l’islamisme n’a rien à voir avec le salafisme. L’Histoire récente, même en Tunisie pourtant réputée pour son pacifisme, à révélé la duperie de ces derniers, à travers l’alliance et les jeux de rôles entre Ennahdha et Ansar Al-Charia, puis entre Ennahdha et Al-Karama.
Par Dhaou Ben Tahar *
À la fin du XIXe siècle, deux forces politiques avaient émergé pour achever l’éclatement de l’empire Ottoman, d’abord les mouvements affiliés au nationalisme arabe et ceux de l’islamisme politique, tout deux, largement soutenus par les futures puissances coloniales qui seront le Royaume-Uni et la France, et plus tard par les États-Unis.
Pour ce qui est des mouvements islamistes, qui n’ont rien à voir avec le mouvement de la Nahda (ou renaissance) arabe du XIXe siècle, le premier combat fut le rejet total de toute jurisprudence des savants musulmans et de déclarer comme unique source : le Coran et les Hadiths. Ainsi, ces mouvements signent l’ouverture des chemins au salafisme contemporain des Frères Musulmans.
Ce que beaucoup de nos spécialistes ne voudraient pas accepter: c’est que le salafisme avait été et restera la matrice de l’islamisme politique. L’expression «islam politique» semble moins appropriée parce qu’elle suggère une confusion historique avec les anciens royaumes arabes comme ceux des Omeyades, des Abbassides ou des Fatimides qui, certes, étaient islamiques mais non islamistes.
Par conséquent, aujourd’hui, il vaudrait mieux parler d’«islamisme politique» que d’«islam politique». Les royaumes ci-haut cités étaient multiconfessionnels et avaient des hauts fonctionnaires juifs et chrétiens. Ce que vous ne risquez pas de trouver dans les régimes islamistes d’aujourd’hui.
Jeux de rôles nécessaires à la stratégie de conquête sociale et politique
Le salafisme et l’islamisme politique se nourrissent l’un de l’autre dans une dialectique presque marxiste, les deux courants s’enrichissent mutuellement par les ressources humaines de leurs partisans, par le soutien en communication («tabligh») et surtout par des jeux de rôles nécessaires à leur stratégie pour les conquêtes sociales et politiques.
Si le mouvement Ansar Al-Charia est toujours interdit en Tunisie, ses anciens partisans et apparentés sont bien élus à l’Assemblée des représentants du peuple (ARP) sous la bannière du parti Al-Karama, partenaire bienveillant (et surprotégé) par Ennahdha et son obligé chef gouvernement Hichem Mechichi.
Le premier État islamiste et salafiste érigé en Afrique du Nord fut, rappelons-nous, celui des Almohades (Al-Mowaḥḥidoun) qui avait gouverné le Maghreb et l’Andalousie entre les XIIe et XIIIe siècles. Ces derniers avaient obligé, par la force, les juifs et les chrétiens à se convertir à l’islam. Les livres d’Averroes (ou Ibn Rochd) furent brûlés sur la place publique et l’étude des anciens grecs, à l’origine de l’essor des sciences et de la philosophie arabes, fut bannie. Et malgré les progrès enregistrés au lendemain des indépendances, dans les années 1950-1960, notre région ne semble pas s’en être relevée à nos jours.
L’islamisme, une rupture avec la théologie islamique et la civilisation arabo-musulmane
Depuis un siècle, avez-vous lu ou entendu un islamiste discourir sur Al-Farabi, Al-Ghazali, Ibn Arabi, Al-Kindi, Ibn Rochd ou Al-Hallaj ? C’est à peine si ces grandes figures de la philosophie arabo-musulmane, aujourd’hui enseignée dans les universités du monde, ne sont pas considérées comme des apostats. S’ils étaient encore vivants aujourd’hui, certains d’entre eux auraient été assassinés par des jeunes islamistes embrigadés.
Pour ces derniers, même le «fiqh» (jurisprudence islamique) est inutile, le Coran et les Hadiths doivent organiser la vie de la cité et des hommes.
Par ailleurs, avez-vous jamais entendu un salafiste critiquer un Frère Musulman? C’est très rare et les raisons, les très rares fois où cela arrive, ne sont pas d’ordre doctrinal, car ils ces gens sont d’accord sur tout, mais personnel. Leur credo commun est bien connu : la rupture culturelle des musulmans avec leur propre histoire et leur environnement méditerranéens. Ils ne retiennent de la civilisation arabo-musulmane que «la volonté de puissance» : le 6e califat dira Hamadi Jebali, ancien secrétaire général d’Ennahdha bombardé chef de gouvernement provisoire au lendemain de la victoire des islamistes aux élections en 2011.
Tout Frère Musulman dans l’espace public est un salafiste dans la sphère privée
L’exemple de cette dialectique entre le salafisme et l’islamisme politique est la situation qu’avait connue l’Arabie Saoudite dans les années 1960. À cette époque, le roi Fayçal projetait d’atténuer l’influence des oulémas wahhabites et prônait une ouverture sociale et culturelle pour son pays. Il était entré dans une confrontation avec les oulémas, mais à sa grande surprise, il avait découvert qu’ils étaient soutenus massivement par les Frères Musulmans égyptiens chassés par Nasser et réfugiés dans son pays. Ces derniers, réfugiés dans la péninsule arabique et les pays du Golfe, avaient joué un rôle décisif dans la sédimentation du wahhabisme dans les années 1960 et même d’en accentuer la portée obscurantiste et violente, d’où les craintes qu’inspirent aujourd’hui les Frères musulmans, y compris leur filiale tunisienne d’Ennahdha, aux dirigeants de pays pourtant islamiques, comme l’Arabie saoudite, les Emirats arabes unis ou même Oman, sans parler de leur pays d’origine, l’Egypte.
Quand aux jeux de rôles auxquels ces mouvements s’adonnent, il est simple: généralement, les Frères Musulmans recrutent et encadrent dans les grandes villes, les salafistes s’occupent de l’espace rural et de la paysannerie. C’est cette stratégie qui avait prévalu en Tunisie en 2013 entre le mouvement Ennahdha et Ansar Al-Charia. Ennahdha s’implantait dans les grandes agglomérations comme le Grand-Tunis , Sousse et Sfax. Ansar Al-Charia recrutait dans les zones rurales de Sejnane, Sbeitla, Sidi Ali Ben Aoun, Sidi Bouzid et Douz.
Tout Frère Musulman dans l’espace public est un salafiste dans la sphère privée. Son interprétation des traditions est plus importante que le savoir et la connaissance. Le corpus de sa théologie politique s’appuie sur la conquête du pouvoir spirituel et temporel sans aucune distinction.
Il suffit de relire les déclarations des membres d’Ennahdha dans les années 2012-2013 pour constater qu’il existait vraiment «un programme commun» entre les salafistes et les Frères Musulmans. Aujourd’hui, les choses sont peut-être plus claires avec l’alliance entre Ennahdha et Al-Karama et quelques élus salafistes prétendument «indépendants».
L’Administration Obama et surtout la Secrétaire d’État Hilary Clinton avaient mis du temps à comprendre cette dialectique Frères-Musulmans-Salafistes… C’est la situation en Libye et l’assassinat de l’ambassadeur américain Chris Stevens et l’un de ses employés Sean Smith, en 2012, à Benghazi qui les avaient réveillés, ainsi quelques jours plus tard, l’attaque de l’ambassade des Etats-Unis à Tunis par une horde de salafistes violents lâchés par le gouvernement islamiste conduit par Hamadi Jebali…
Le domaine où excellent les Frères Musulmans, c’est la communication ou le «tabligh». Une conférence sur trois de Hassan El Banna était consacrée à la communication. Le fondateur de la confrérie pourrait concurrencer les meilleurs communicants politiques de nos jours. Tout y est dans ses conférences sur le «tabligh» : la technique de la suggestion, le ciblage familial, la convivialité, la charge affective et la projection mentale… Toute la panoplie des publicitaires d’aujourd’hui.
Le fond salafiste d’Ennahdha oublié par ses alliés… progressistes
Dans leur «programme commun», les salafistes et les Frères Musulmans avaient un slogan qui avait fait ses preuves : le négationnisme historique et la «création» d’une «histoire parallèle». L’histoire des musulmans serait faussée et nous devons leur créer une autre basée sur l’imaginaire collectif et certaines traditions et non sur une documentation scientifique. L’oralité devrait remplacer l’écrit, ainsi le public est vite conquis. La parole possède une charge affective plus convaincante que le livre.
Dans un élan sectaire, l’adversaire politique est diabolisé, il devient même exogène, renégat et ennemi de la «oumma».
L’analyse de leurs sermons et de leurs prêches révèle qu’ils sont plus pénalistes que spirituels. Leur dévotion est l’objet d’une théâtralité qui laisse peu de place à la dimension spirituelle de la foi et la réalité transcendante. Les salafistes, tout comme les islamistes, se présentent comme justiciers et nullement comme pédagogues. L’expression du dogmatisme et l’autorité extrême remplaceraient l’échange des idées et l’argumentation rationnelle que nous avions hérités de la science ancienne du «kâlam» (philosophie, raisonnement…) et des «moutakallimouns» (philosophes, penseurs…) comme les Mutaâzilites – les vrais fondateurs de la philosophie islamique au temps des Abassides – que l’empire ottoman avait balayés pour les remplacer par le soufisme caucasien et que les intégristes islamistes d’aujourd’hui considèrent comme des incroyants ou des agnostiques.
Il est difficile d’effacer l’histoire de l’islamisme politique pour justifier les alliances de quelques prétendus progressistes, comme c’était le cas en Tunisie à partir de 2014. Ce sont ces prétendus progressistes qui avaient blanchi les Frères Musulmans tunisiens de tout salafisme. Les mouvements Echaab et Attayar n’avaient-ils pas participé au gouvernement d’Elyes Fakhfakh, dominé par Ennahdha… et soutenu par Al-Karama?
L’ancien président Béji Caïd Essebsi a-t-il été le sauveur d’Ennahdha en 2014 ? De nombreux observateurs le pensent… En tous les cas, ses partisans activistes de la société civile l’avaient abandonné après son alliance avec Rached Ghannnouchi. De nombreux médias n’avaient pas constaté l’isolement et la solitude de l’ancien président, il avait été bien «piégé» par son nouvel ami islamiste dans son palais de Carthage.
Quant à comparer les islamistes d’Ennahdha aux courants de la démocratie chrétienne, c’est aller vite en besogne. D’abord les chrétiens démocrates du XIXe siècle en France étaient majoritairement partisans de la restauration de la monarchie et plus tard, proches de Pétain et du gouvernement de Vichy, pendant l’occupation allemande. Le parti italien Démocratie Chrétienne fut dissous en 1994 balayé par l’opération «Main Propre» contre la Mafia.
Quant aux relations d’Ennahdha avec les islamistes turcs de l’AKP, elle serait factice. L’AKP est plus nationaliste turc voire ottoman qu’islamiste, et porte dans son ADN une défiance intrinsèque à l’égard des Frères Musulmans et des salafistes, même si le parti turc les soutient pour des calculs stratégiques et géopolitiques. Le défi démocratique est bien réel pour les islamistes, et ce, en raison de leur fraternité politique avec les salafistes.
Alexis de Tocqueville écrivait qu’«en démocratie, chaque génération est un peuple nouveau». Les islamistes et leurs frères salafistes se rangent dans conservatisme et les traditions. Ils n’ont pas compris que l’histoire contemporaine nous enseigne que la démocratie nous interpelle, chaque jour, pour plus de démocratie.
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