Par-delà le contenu des conceptions de Kaïs Saïed, qui ne sont pas plus réactionnaires ni plus conservatrices que celles de ses adversaires islamistes et de leurs alliés, le problème avec les orientations qui président au décret du 22 septembre n’est pas seulement l’absence du volet social et économique que déplore, à raison, l’UGTT, mais leur inscription dans une logique annoncée dès le départ et qui peut conduire très loin sur une voie qui tourne le dos à la démocratie et à l’État de droit, sous la conduite d’un «homme providentiel» qui a tous les pouvoirs.
Par Mohamed Chérif Ferjani *
Le 22 septembre 2021, près de deux mois après les décisions exceptionnelles du 25 juillet concernant la dissolution du gouvernement, la suspension des activités du parlement et la levée de l’immunité dont avaient abusé les députés, Kaïs Saied, a franchi un nouveau pas dans le sens de l’instauration de la «dictature» de «l’Etat d’exception».
Le décret présidentiel relatif à de nouvelles «mesures exceptionnelles» que le président de la république vient de promulguer, sans aucune consultation préalable avec les forces sociales et politiques attachées à la démocratie et objectifs de la révolution, met tout le monde devant le fait accompli, et compris celles et ceux qui ont soutenu les décisions du 25 juillet. Certains, moins nombreux qu’il y a deux mois, continuent à applaudir «l’homme providentiel» voyant dans les nouvelles mesures un coup de main «du destin» pour tourner la page de la «fausse démocratie» et jeter les bases de «la vraie démocratie». D’autres voient là une confirmation de leurs craintes inspirées tout autant par les discours et les conceptions affichées par Saied, avant et après les dernières élections présidentielles, que par sa manière autocratique d’exercer le pouvoir. En effet, la façon de Saïed de gérer le pouvoir n’est pas rassurante quant à l’avenir de la démocratie et des aspirations qui avaient porté la révolution de 2010-2011, trahies par les islamistes et leurs alliés successifs depuis 2011.
Le décret présidentiel se veut rassurant en annonçant que le préambule de la constitution, les chapitres 1 et 2 (principes généraux et droits et libertés) sont maintenus. Ces assurances sont destinées à faire croire qu’on est encore dans la légalité constitutionnelle, d’une part, et, d’autre part, que les conditions internationales concernant l’état d’exception sont respectées. En effet, lors de l’adoption des lois exceptionnelles concernant la lutte contre le terrorisme après les attentats du 11 septembre 2001, des garanties ont été demandées aux pays proclamant «l’état d’exception» pour éradiquer la menace terroriste.
La dictature de l’état d’exception
En raison des risques que fait peser l’état d’exception sur les droits humains et sur les démocraties, le Pacte international relatif aux droits civils et politiques (article 4), la Convention européenne des droits humains (article 15, «Dérogation à l’état d’urgence»), la Convention américaine relative aux droits humains (article 27, «Suspension des garanties»), la Charte arabe des droits humains (révisée en 2004), entre autres, disposent que «les États Parties qui veulent déroger à certains droits garantis doivent notifier aux autres les dispositions auxquelles ils ont dérogé, leurs motifs et la durée ou la date de fin de la dérogation». Cependant, certains droits fondamentaux (appelés «droits intangibles») demeurent non susceptibles de dérogation, en toute circonstance : droit à la reconnaissance de la personnalité juridique (dans la loi américaine), droit à la vie, droit à l’intégrité de la personne, interdiction de l’esclavage et de la servitude, principes de légalité et de non rétroactivité en matière pénale, liberté de conscience et de religion, protection de la famille, droit à un nom, droits de l’enfant, droit à une nationalité, droits politiques, garanties procédurales indispensables à la protection de ces droits, droit à un procès équitable, droit d’introduire un recours en cas d’arrestation ou de détention, protection contre la torture et contre toute autre forme de traitement inhumain ou dégradant, etc.
Ce qui est grave dans le décret présidentiel c’est l’inversion de la hiérarchie des normes lorsqu’il stipule que l’ensemble des dispositions constitutionnelles qui ne s’opposent pas à ces mesures exceptionnelles restent en vigueur : c’est le décret présidentiel qui détermine ce qui reste, ou non, en vigueur de la Constitution.
Par ailleurs, tous les pouvoirs sont désormais entre les mains du président de la république, qui «se charge» lui-même, et dans le cadre de ce décret, de l’élaboration de projets d’amendements relatifs aux réformes politiques, avec le concours d’une commission qui sera créée par décret présidentiel; les décrets-lois et autres décrets présidentiels que le chef de l’État édicte, en tant que seul législateur, ne sont pas susceptibles de recours en annulation (Art. 7) et ils concernent des domaines très vastes; l’approbation des traités, l’organisation de la justice et de la magistrature, l’organisation de l’information, de la presse et de l’édition, l’organisation des partis politiques, des syndicats, des associations, des organisations et des ordres professionnels ainsi que leur financement, l’organisation de l’armée nationale, l’organisation des forces de sécurité intérieure et de la douane, la loi électorale, les libertés et les droits humains, le statut personnel, les modalités générales d’application de la Constitution, les devoirs fondamentaux de la citoyenneté, le pouvoir local, l’organisation des instances constitutionnelles, la loi organique du budget, la création de catégories d’établissements publics et d’entreprises publiques, la nationalité, les obligations civiles et commerciales, les procédures devant les différentes catégories de juridictions, la détermination des crimes et délits et des peines qui leur sont applicables, ainsi que les contraventions sanctionnées par une peine privative de liberté, l’amnistie générale, la détermination de l’assiette des impôts et le régime d’émission de la monnaie, les emprunts et les engagements financiers de l’État, la détermination des emplois supérieurs, la déclaration du patrimoine, les garanties fondamentales accordées aux fonctionnaires civils et militaires, le régime de ratification des traités, les lois de finances, le règlement du budget et l’approbation des plans de développement, les principes fondamentaux du régime de la propriété et des droits réels, l’enseignement, la recherche scientifique, la culture, la santé publique, l’environnement, l’aménagement du territoire et de l’urbanisme, l’énergie, le droit du travail et de la sécurité sociale. D’autres domaines relevant du pouvoir réglementaire général peuvent être régis par des décrets présidentiels.
Pour éviter d’éventuels recours contre les décrets en question, l’Instance provisoire de contrôle de la constitutionnalité des projets de loi est supprimée (Art. 21). Il exerce le pouvoir exécutif avec l’aide d’un gouvernement dont les membres sont désignés par lui et qui sont responsables devant lui.
Avec la promulgation de ce décret, on n’est plus dans le cadre de la Constitution, ni même dans celui de l’article 80 au nom duquel les mesures du 25 juillet ont été prises. L’article 80 prévoit un retour à la Constitution dès la fin des dangers à l’origine de mesures exceptionnelles, et l’obligation de maintenir le statu quo institutionnel jusqu’à l’adoption, par la voie prévue par la même Constitution, des modifications qui s’imposent pour instaurer un fonctionnement démocratique des institutions.
Passage du pouvoir «constitutionnel» au pouvoir «constituant»
Ainsi, nous sommes passés du pouvoir «constitutionnel» au pouvoir «constituant», selon la terminologie de Carl Schmitt dont les conceptions politiques et juridiques ne diffèrent en rien de celles de Kaïs Saïed, comme je l’ai signalé à plusieurs reprises depuis 2019. J’aurais préféré voir l’exercice du pouvoir par le chef de l’État démentir mes craintes et donner raison à mes ami(e)s qui ne partageaient pas mes rapprochements, qu’ils trouvaient hasardeux, et qui faisaient confiance à la «droiture» de Kaïs Saïed. Malheureusement, tout semble indiquer que nous avons affaire à un processus de mise en place graduelle de conceptions politiques qui ressemblent à celles du grand constitutionnaliste de la «révolution conservatrice». Certains amis, qui avaient connu Kaïs Saïed comme collègue, affirment qu’il ne connaissait pas Carl Schmitt et qu’il ne l’avait jamais lu. Je pense qu’ils se trompent et qu’ils sous-estiment sa culture juridique; mais peu importe qu’il ait lu ou non l’auteur de La dictature (1920), de Théologie politique (1922), de Théorie de la constitution (1928),de La notion de politique (1932), de Légalité et légitimité (1932),et d’autres ouvragestraitant de «l’Etat d’exception» ou «de nécessité» ou des rapports entre droit et politique.
Kaïs Saied ne cesse d’opposer, comme Carl Schmitt «légalité-légitimité», «parlementarisme et démocratie», «principe de souveraineté» et «procédures relatives à son application» en insistant sur «la prééminence du principe sur les formes et les procédures», comme on peut le lire dans le décret présidentiel par lequel il s’institue dépositaire des prérogatives du «souverain» et s’arroge tous les pouvoirs. En cela, nous avons comme une application à la lettre des conceptions de Carl Schmitt pour qui «la nécessité n’a pas de loi» et l’état d’exception exige une redéfinition du rapport entre droit et pouvoir afin de penser la règle à partir de l’exception. Son œuvre majeure où il parle de l’état «d’exception», Théologie politique, commence par une phrase qui ne laisse place à aucun doute : «Est souverain celui qui décide de la situation exceptionnelle.» Pour lui c’est la puissance du prince qui crée les conditions d’application du droit : «Il est impossible d’établir avec une clarté intégrale les moments où l’on se trouve devant un cas de nécessité ni de prédire, dans son contenu, ce à quoi il faut s’attendre dans ce cas», précise Schmitt. Le droit ne permet pas de distinguer une situation exceptionnelle de la situation normale. Il revient au souverain, titulaire du pouvoir suprême, de trancher. Il est encore plus clair quand il dit : «Il n’existe pas de norme que l’on puisse appliquer à un chaos. Il faut que l’ordre soit établi pour que l’ordre juridique ait un sens. Il faut qu’une situation normale soit créée, et celui-là est souverain qui décide définitivement si cette situation existe réellement (…). Là réside l’essence de la souveraineté de l’Etat…». L’état d’exception, selon Schmitt «révèle avec la plus grande clarté l’essence de l’autorité de l’État. C’est là que la décision se sépare de la norme juridique, et là que l’autorité démontre que, pour créer le droit, il n’est nul besoin d’être dans son bon droit.»
Le fascisme tire sa légitimité de l’acclamation du peuple
Sur la base de ces conceptions, Schmitt a salué le tournant totalitaire du régime fasciste, renonçant au libéralisme, en 1925, pour devenir franchement un État totalitaire et «corporatif». Il y voit une confirmation de l’idée centrale développée dans sa Théorie de la constitution où il insiste sur la nécessité de distinguer l’État de droit «bourgeois», sous la forme de l’État libéral, de la démocratie. «Que le fascisme renonce au vote, haïsse et méprise tout l’“elezionismo”n’est nullement antidémocratique, mais antilibéral». Il précise que la conception électorale plébiscitaire adoptée par Mussolini, n’est pas «antidémocratique» en ajoutant qu’un «plébiscite n’a pourtant rien d’antidémocratique. De surcroît, que le peuple se contente d’acclamer, ou ne puisse dire que oui ou non, n’exclut pas la démocratie la plus radicale et la plus directe.»
Ainsi, le fascisme serait une forme authentique de démocratie, radicale et directe, tirant sa légitimité de l’acclamation du peuple. La démocratie plébiscitaire fasciste montre le vrai sens de la représentation incarnée par un chef qui devient le «vrai représentant» de «la communauté organique que constitue le peuple, incarnant de façon vivante le principe national, alors que le parlement n’est qu’une représentation abstraite et déformée.» La supériorité de ce mode de représentation est illustrée, pour Schmitt, aussi bien par le fascisme que par la dictature de Staline; dans ce sens il dit : «Il est très étonnant que deux États comme la Russie bolchevique et l’Italie fasciste soient les seuls qui aient fait l’expérience de rompre avec les clichés constitutionnels traditionnels du dix-neuvième siècle et d’exprimer également, dans l’organisation étatique et une constitution écrite, les grandes transformations dans la structure économique et sociale du pays.»
C’est aussi sur la base des mêmes conceptions qu’il a justifié, en juillet 1934, les assassinats de la Nuit des Longs Couteaux visant les SA en y voyant la «forme suprême de justice administrative» et en disant : «Le Führer met vraiment à exécution les enseignements tirés de l’histoire allemande. Cela lui donne le droit et la force pour fonder un nouvel État et un ordre nouveau.»
Depuis bien avant son adhésion au parti nazi en 1933, il a affiché sa préférence pour une «démocratie plébiscitaire» et pour une «dictature politique légitime». La crise dans laquelle s’enlisait le République de Weimar était pour lui un motif pour rejeter le parlementarisme et pour développer une théorie centrée sur les pouvoirs étendus d’un «homme providentiel», un homme fort à la tête d’un État fort, capable de prendre des décisions et de les imposer.
Ces conceptions continuent à inspirer de nos jours les populismes de droite comme de gauche, les premiers retenant sa fascination pour Mussolini et Hitler, les seconds pensant à son admiration pour Staline, les deux reprenant ses critiques à l’égard du libéralisme et de la démocratie parlementaire, son «décisionnisme» fondé sur une ferme distinction, par le souverain, et en fonction de son appréciation du contexte, entre l’ami et l’ennemi.
Par-delà le contenu des conceptions de Kaïs Saïed, qui ne sont pas plus réactionnaires ni plus conservatrices que celles de ses adversaires islamistes et de leurs alliés, le problème avec les orientations qui président au décret du 22 septembre n’est pas seulement l’absence du volet social et économique que déplore, à raison, l’UGTT, mais leur inscription dans une logique annoncée dès le départ et qui peut conduire très loin sur une voie qui tourne le dos à la démocratie et à l’État de droit au nom de «la démocratie la plus radicale et la plus directe» capable de «rompre avec les clichés constitutionnels traditionnels du dix-neuvième siècle», sous la conduite d’un «homme providentiel» qui a tous les pouvoirs, selon les termes de Schmitt que nos juristes feraient mieux de lire et d’enseigner à leurs étudiants pour comprendre ce qui risque de nous arriver.
Il n’est jamais trop tard pour se mobiliser pour dire non à la réalisation d’un tel projet autrement que par le retour à l’avant 25 juillet 2021 ou par le retour à l’avant 2011. Celles et ceux qui veulent se battre de façon crédible contre le projet de Kaïs Saïed ne doivent tendre la main ni aux islamistes et à leurs alliés, ni aux nostalgiques de la dictature d’avant 2011. Le salut de la Tunisie dépend de la mobilisation des forces sociales et politiques attachées à la démocratie et à la réalisation des objectifs de la révolution oubliés et trahis par toutes les coalitions gouvernementales, souvent dominées par les islamistes depuis 2011.
* Professeur honoraire de l’Université Lyon2, président du Haut conseil scientifique de Timbuktu Institute, African Center for Peace Studies.
1- L’auteur a déjà publié, sur les colonnes de Kapitalis, des articles rapprochant les conceptions de K . Saied et celles de C. Schmitt; il vient de terminer la rédaction d’un livre intitulé Néolibéralisme et révolution conservatrice qui va paraître aux Editions Nirvana en octobre 2021 et sera présenté à la foire du livre au mois de novembre. Il y traite de questions au cœur des évolutions actuelles, dont celles de la Tunisie, à l’ombre de la mondialisation du néolibéralisme et de la révolution conservatrice.
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