Le président Kaïs Saïed a gagné les élections d’octobre 2019, puis l’épreuve du bras-de-fer du 25 juillet 2021. Il peut bien déchirer le torchon de la constitution de 2014. C’est même de bonne guerre dans un État de non-droit secoué par une houle menaçante. Mais maintenant qu’il est le seul capitaine à bord, et, par conséquent, à la merci des passagers qui lui ont donné le gouvernail pour les mener à bon port, il ne doit pas oublier que l’histoire regorge de récits de mutineries.
Par Mounir Chebil *
Au lendemain de son investiture en tant que président de la république en Tunisie, le 23 octobre 2019, nous étions nombreux à nous demander si Kaïs Saïed allait tenir la promesse faite à ses partisans de chambarder le système politique en place, car il aurait ainsi fait acte de parjure à la constitution en vertu de laquelle il s’était fait élire lui-même, ou s’il allait respecter celle-ci et ainsi mentir à ses partisans auxquels il avait promis la déconstruction pour la reconstruction en vue d’établir une démocratie réelle, c’est-à-dire participative et non représentative, laquelle est à ses yeux une tromperie car elle ne permet pas une véritable représentation nationale.
Dans notre tradition, nous convenons que, pour une noble cause, le mensonge est toléré : «El-kidhb fil-msalah jayiz», comme dit l’adage bien tunisien. Et dans le cas qui nous concerne, l’absence d’une Cour constitutionnelle a arrangé bien des choses, car tout est devenu permis. Par ailleurs, il faut admettre aussi, que depuis 2011, la Tunisie est un État de fait et non de droit, la constitution n’ayant pas de base juridique probante qui fermerait la porte à sa transgression.
Une constitution mort-née ?
La constituante a été élue sur la base du décret n°1086 du 3 août 2011 relatif à l’appel des électeurs pour élire l’Assemblée nationale constituante (ANC). Or ce décret serait entaché d’illégalité. Son article 6 a prescrit un délai d’une année à la constituante, à partir de son élection, pour élaborer la loi fondamentale. Or le texte qui lui est supérieur, soit le décret-loi n° 2011-35 du 10 mai 2011, relatif à l’élection d’une constituante, n’a pas établi de délai, laissant celle-ci libre d’accomplir sa mission dans le délai qu’elle juge convenable.
Le principe en droit public c’est qu’un texte juridique de catégorie inférieure doit être conforme au texte qui lui est supérieur. Or, dans la norme juridique, le décret loi est supérieur au décret. Donc, en ajoutant une disposition nouvelle non prévue par le décret loi sus cité et en restreignant les pouvoirs de la constituante, le décret n° 1086 a dérogé au décret loi n° 2011-35, tombant ainsi sous le coup de la nullité absolue qui le range dans la catégorie des actes non écrits. Par conséquent la constituante élue sur sa base devient du coup entachée de nullité car tout ce qui se fait sur la base d’un acte nul devient nul et de nul effet. Cette nullité s’étend, ainsi, à la constitution que la constituante a élaborée et qui devient par voie de conséquence réputée comme non écrite. Le serment prêté par le président de la république sur cette constitution devient lui aussi nul et comme non prêté, puisqu’il a été fait sur un texte qui n’existe pas sur le plan juridique.
Aussi le président Saïed a-t-il cru pouvoir se délier de ce texte pour tordre le coup à son article 80 et faire le passage en force des «mesures exceptionnelles» annoncées le 25 juillet 2021. Le forçage de la constitution, que, depuis son investiture, il ne trouvait pas à sa mesure, est ainsi devenu une spécialité chez notre président. Le refus de la prestation de serment de nouveaux ministres nommés par le chef de gouvernement de Hichem Mechichi, et son blocage de la mise en place de la cour constitutionnelle, sont l’illustration de la légèreté avec laquelle le président de la république traite ladite constitution. N’étant pas dans un État de droit, celui qui a le rapport de force en sa faveur impose sa loi. On ne peut être plus clair.
Le 25 juillet, la rue a voté pour Kaïs Saïed et ce dernier a battu sa carte. «B’sahtou» (bien joué) ! D’ailleurs, avec les «bandits» qui siégeaient au parlement, il n’y a pas de scrupules ou de considérations de droit qui vaillent. Enfin, faut-il attendre que ces goujats nuisent au pays plus qu’ils ne l’ont fait depuis dix ans!?
Si on considérait que le décret n°1086 du 3 août 2011 relatif à l’appel des électeurs n’est pas entaché d’illégalité, et qu’il était conforme au décret-loi n° 2011-35 du 10 mai 2011 relatif à l’élection d’une constituante, et qu’il était pris dans le but de compléter et de préciser le décret loi sus cité, alors le délai d’une année qu’il a prescrit pour le constituant pour élaborer la loi fondamentale devient un délai de rigueur qui s’impose à cette instance provisoire. Ayant dépassé ce délai, celle-ci a commis un abus de pouvoir qualifié d’usurpation constitutionnelle ou d’usurpation de la souveraineté et de la volonté du peuple. Or, il n’y a pas de recours juridictionnel pour sanctionner cette usurpation constitutionnelle. Mais ce «délit» n’étant pas prescriptible, le peuple souverain est en droit de recouvrer sa souveraineté et de le sanctionner au moment et par la forme qu’il choisit.
Le 25 juillet, le peuple souverain a dit son mot. Il a exigé l’abrogation de la constitution, et la dissolution du parlement et le limogeage du gouvernement qui en ont découlé.
En d’autres termes, tout scrupule à l’égard de la constitution devient obsolète, et le président de la république était en droit de se délier de son serment et d’abroger la constitution que le peuple souverain, qui l’avait élu, a récusée. Ayant le pouvoir de faire le plus, il a choisi au départ de faire le moins en tordant le cou à l’article 80 de la constitution.
Le 25 juillet 2021, le président de la république a pris des mesures exceptionnelles qui comprenaient la destitution du chef du gouvernement, le gel des pouvoirs du parlement et la levée de l’immunité des députés, et ce, en vertu de article 80, s’obstinait-il à répéter à qui veut l’entendre. Au cours de la soirée du dimanche 20 septembre 2021, et du siège du gouvernorat de Sidi Bouzid, il a prononcé un discours où il a annoncé qu’il allait maintenir ces mesures exceptionnelles tout en étendant leur champ d’application. Le mercredi 23 septembre, il est passé à la vitesse supérieure en renvoyant carrément la constitution de 2014 aux calendes grecques, et le parlement a été suspendu à une potence et voué à une lente agonie. Il a décrété une nouvelle organisation provisoire des pouvoirs publics où il a concentré entre ses mains les pouvoirs législatif et exécutif.
Un seul maître à bord, et après ?
Le président de la république ne doit pas oublier qu’il est l’enfant du torchon constitutionnel promulgué en 2014, et qu’avant le 25 juillet 2021, sa légitimité n’était pas probante, tout comme celle de l’Assemblée des représentants du peuple. Par ailleurs, il doit beaucoup son élection aux partisans d’Ennahdha et d’Al-Karama, ses adversaires d’aujourd’hui, dont beaucoup avaient voté pour lui en octobre 2019. Ses propres partisans ne pouvaient faire le poids devant les machines électorales des autres candidats. Nizar Chaari du réseau social «Carthage al Jadida» et Ridha Chiheb El-Mekki du mouvement «Force de la Tunisie libre», qui avaient soutenu sa campagne, n’auraient pas pu, à eux seuls, assurer son élection. Par ailleurs, il n’avait pas été très actif lors de sa campagne électorale, suivant en cela la devise selon laquelle «Si la parole est d’or, le silence est de diamant», et cela semble l’avoir bien servi. Les autres candidats avançaient pour ainsi dire à découvert.
Monsieur le président de la république, vous avez gagné les élections, puis l’épreuve du bras-de-fer du 25-Juillet, et vous avez déchiré le torchon constitutionnel, on vous l’accorde. C’est même de bonne guerre dans un État de non-droit secoué par une houle menaçante. Mais maintenant, vous êtes le seul capitaine à bord, et, par conséquent, prisonnier des passagers qui vous ont donné le gouvernail pour les mener à bon port. Alors, n’oubliez surtout pas que l’histoire est riche des récits de mutineries!
* Haut fonctionnaire à la retraite.
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