Face à la crise générale actuelle en Tunisie, l’auteur essayera de démontrer dans le présent article et à travers une série d’articles qui vont suivre, que le développement d’une économie verte, inclusive et durable autour de l’hydrogène vert pourrait apporter des réponses à des problématiques aussi éparses que la dette extérieure, le déficit de la balance de commerce extérieure, le déficit énergétique, le stress hydrique, la fuite des cerveaux, le chômage des diplômés du supérieur, la pollution, la saturation des décharges publiques, etc. L’espoir est que notre administration, qui manque de vision, d’intelligence économique et de veille technologique, ne rate pas encore une fois un développement majeur potentiellement porteur de chances inouïes pour le pays.
Par Ing. Chokri Aslouj *
Depuis l’avènement de la révolution du peuple en Tunisie, en 2011, et de la liberté d’expression qui allait s’ensuivre, j’étais en toute modestie parmi ceux qui n’ont cessé de marteler que les problèmes réels de la Tunisie tiennent essentiellement au développement économique et à la création de richesses, que celles-ci fournissent le bois de bûche pour attiser le feu de tous les autres problèmes d’ordres social, politique, financier, sécuritaire, etc., et que si on ne prenait pas en toute urgence les mesures nécessaires qui s’imposent, ce feu finira par tout brûler. C’était comme un cri dans le néant; la scène était hantée en grande partie par des mégalomanes, pyromanes, magouilleurs, profiteurs, charlatans et j’en passe, qui avaient visiblement d’autres desseins à poursuivre plutôt que de trouver des solutions pour les vraies problèmes de la Tunisie.
Aujourd’hui la patrie meurtrie est dans l’impasse et tous les indicateurs sont en berne. En effet, notre chère Tunisie traverse l’une des plus profondes crises de son histoire récente et peut-être de son histoire tout court. Le spectre de se retrouver placés sous les auspices du Club de Paris, hante les esprits les plus optimistes. Un «remake» de la Commission financière internationale de 1869, qui a entériné la perte de notre indépendance financière avant de sonner le glas de notre souveraineté, n’est plus exclu.
Rien n’est encore définitivement perdu
Devant ce tableau sombre, le devoir sacro-saint de l’intelligentsia tunisienne aujourd’hui serait de dresser la barre pour éviter de tomber dans le précipice vers lequel nous nous dirigeons aveuglément et à toute vitesse et ce d’abord en cultivant l’espoir et en inculquant à nos concitoyens que, malgré toutes les difficultés que nous vivons, rien n’est encore définitivement perdu, ensuite en traçant le chemin du salut qui mènera le pays à bon port. À défaut et si les choses viendraient à dégénérer, les générations futures nous maudiraient jusqu’à la fin l’éternité, pour non assistance à la patrie en danger.
Bien que les choses s’apparentent de première vue plutôt à un nœud gordien, nous allons essayer de démontrer dans le présent article et à travers une série d’articles qui vont suivre, que le développement d’une économie verte, inclusive et durable autour de l’hydrogène vert pourrait apporter des réponses à des problématiques aussi éparses que la dette extérieure, le déficit de la balance de commerce extérieure, le déficit énergétique, le stress hydrique, la fuite des cerveaux, le chômage des diplômés du supérieur, la pollution, la saturation des décharges publiques, etc.
Rappelons que l’hydrogène vert (introduit dans un précédent article dans Kapitalis) est appelé à devenir le carburant propre du 21e siècle. Ce nouveau vecteur énergétique nous permettra de mitiger les conséquences désastreuses du réchauffement climatique, induites par les gaz à effet de serre, et d’atteindre ainsi les objectifs de l’accord de Paris, auxquels notre pays s’est engagé en décembre 2015 dans le cadre du COP21.
Pour produire l’hydrogène vert et ses dérivés, qui pourraient résoudre nos problèmes les plus ardus, on a juste besoin de l’énergie renouvelable (principalement du solaire et de l’éolien), des ordures municipales et de l’eau de mer, donc de ressources renouvelables, abondantes et gratuites dans notre pays.
Le problème du déficit énergétique
On va donc dans la série d’articles annoncée, dresser successivement un état des lieux sur les problématiques les plus épineuses de la Tunisie et on commencera dans cet article par s’attaquer au problème du déficit énergétique. Rappelons en un clin d’œil que l’énergie fait tourner la roue de l’économie et de toutes les activités de notre vie quotidienne. Par conséquent, notre sécurité énergétique peut être considérée tout simplement comme la clé de voûte de notre sécurité nationale.
Jusqu’à l’an 2000, le solde de la balance énergétique tunisienne, qui représente les disponibilités énergétiques nationales diminuées de la consommation totale d’énergie primaire, était positif (voir Fig.1). L’augmentation soutenue de la consommation et le début de l’épuisement des champs traditionnels du sud (en particulier celui d’El Borma) ont provoqué un léger déséquilibre entre 2000 et 2010.
L’avènement de la révolution en 2011 et les troubles sociaux, la détérioration de la situation sécuritaire, le gel de l’octroi des permis à cause des difficultés dans l’interprétation de l’article 13 de la constitution, le ralentissement des travaux d’exploitation, la régression des nouvelles réserves prouvées et exploitables, le non-renouvellement des réserves épuisées et enfin l’exode des compagnies pétrolières de notre pays qui lui ont succédé, ont provoqué une détérioration drastique du bilan énergétique, qui s’est écroulé en quasi chute libre.
Le retardement à répétitions de l’entrée en production du champ gazier de Nawara à Tataouine et le début trébuchant de la transition énergétique à cause de la résistance à céder le monopole de la production électrique d’abord et puis le blocage par les syndicats du raccordement au réseau des centrales photovoltaïques réalisées et qui étaient censés apporter une accalmie devant la détérioration de la balance énergétique, n’a fait qu’empirer la situation.
Le retard accumulé dans la mise en œuvre de la transition énergétique, pourtant d’une dimension vitale et stratégique, est estimé aujourd’hui à 15 années de sorte que, malgré des objectifs ambitieux annoncés à grandes pompes, la contribution des énergies renouvelables est encore marginale et elle n’a évolué pendant la dernière décennie que d’une manière insignifiante (de 0,4% en 2010 à 1,3% en 2020) à cause d’une politique de transition énergétique non conséquente. Il faudrait juste voir du côté du Maroc pour se rendre compte de nos manquements.
Malgré le relatif fléchissement de la tendance haussière depuis l’éclatement de la pandémie du Covid-19 (voir Fig.2), on pourra s’attendre à ce que l’aggravation du déficit énergétique reprendra de plus belle, une fois la crise sanitaire est franchie.
La manne du gaz naturel pourrait être mise en péril
La production de l’électricité dans notre pays est assurée à environ 95% par la combustion du gaz naturel (voir Fig. 3). La Tunisie arrive à assurer l’approvisionnement de 65% de ses besoins en gaz naturel, soit 3,8 milliards de mètres cube, à travers la redevance sur le gazoduc, qui traverse le territoire national pour acheminer le gaz algérien vers l’Italie.
Toutefois, cette manne pourrait être mise en péril, une fois que le projet Galsi ait été réalisé (voir Fig. 4). Il s’agit d’un gazoduc qui relie les installations algériennes de Koudiet Draouche jusqu’à Piombino en Italie via la Sardaigne en passant sous la mer Méditerranée en plus de son interconnexion au niveau de Hasi R’mel avec le gazoduc transsaharien, reliant le Nigeria à l’Europe à travers l’Algérie et le Niger, ce qui rendra de toute évidence le gazoduc Transméditerranéen, qui passe par la Tunisie moyennant un quote-part d’environ 6% du gaz transporté, quasi-caduc. Ceci risque de priver notre pays d’une part importante de ses besoins en gaz et de déstabiliser ainsi le système mis en place pour la production de l’énergie électrique.
Rappelons qu’en conséquence de l’imbroglio politico-sécuritaire qui l’oppose au Maroc sur question du Sahara occidentale, l’Algérie a déjà coupé le robinet au gazoduc Maghreb-Europe, qui passe par le Maroc et entend le remplacer par le gazoduc Medgaz (voir Fig. 4). Personnellement je ne pense pas que notre grand voisin serait tenté de nous tirer une balle dans le pied, surtout dans cette situation précaire, mais selon la loi de Murphy stipulant que tout ce qui est susceptible d’aller mal ira mal et qu’une catastrophe ne vient jamais toute seule et puisque la sécurité énergétique relève de la sécurité nationale, il faudrait donc être paré à toutes les éventualités.
Dans le plan de réforme du secteur de l’énergie de l’État tunisien Tunerep, qui est financé par un don d’un Fonds de transition du partenariat de Deauville et géré par le Fonds de l’Opep pour le développement international (Ofid) et dont le document vient de paraître en 2011, la feuille de route annoncée fait pratiquement la sourde oreille sur le bouleversement majeur et global du secteur énergétique par l’entrée en scène de l’hydrogène vert pour décarboniser l’économie mondiale.
En effet et juste à titre d’exemple, dans l’étude Tunerep et plus particulièrement dans l’activité N°8, relative à l’étude de faisabilité pour le développement de l’unique raffinerie de pétrole, dont dispose la Tunisie, on stipule la mise en place d’une unité de production d’hydrogène gris, d’une capacité de 2,4T/h pour l’alimentation du procédé de l’hydrocraquage, utilisant (tenez-vous bien) le gaz naturel comme matière première, alors que les grands producteurs de pétrole du Golfe, Arabie Saoudite et Emirats arabes unis en tête, sont en train de lancer les plus grands projets pour la production d’hydrogène vert à l’échelle mondiale.
Tout nous laisse présager que notre administration par manque de vision, d’intelligence économique et de veille technologique est en train de rater encore une fois un développement majeur potentiellement porteur de chances inouïes pour le pays.
Conclusion
Le développement de l’hydrogène vert, permettra à la Tunisie d’assurer son indépendance et donc sa sécurité énergétique. Les turbines à gaz de la Steg, qui produisent notre électricité sont en grande partie «hydrogen ready», c’est-à-dire elles pourraient fonctionner en totalité ou en partie à l’hydrogène au lieu du gaz naturel, moyennant des modifications minimales et peu coûteuses, ce qui nous permettra de sécuriser notre production d’électricité par nos propres moyens sans avoir recours à l’achat en devises du gaz naturel. Par ailleurs l’hydrogène vert sous sa forme pure ou sous forme de dérivés comme le méthanol ou les fuels synthétiques pourrait être utilisé aussi bien dans la mobilité que dans les différents secteurs de l’industrie. Le déficit énergétique qui nous impose de s’approvisionner en hydrocarbures sur le marché international et qui représente un lourd fardeau pour les caisses de l’État pourrait ainsi trouver son remède. Mieux encore on pourra créer de la richesse et de la valeur ajoutée, la Tunisie pourrait devenir un pays exportateur d’hydrogène vert et un acteur important dans ce nouveau marché international très lucratif .
A suivre.
* Ancien président du Conseil des sciences de l’ingénieur, le think-tank de l’Ordre des ingénieurs tunisiens (OIT).
Article du même auteur dans Kapitalis:
L’hydrogène vert, une manne providentielle pour la Tunisie ?
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