Déjà, au Yémen, le premier des apostats était défait et tué avant même la mort du prophète, certains des musulmans dans la région ayant répondu à l’appel de ce dernier de combattre pour leur religion et de se débarrasser par tout moyen de l’imposteur. Donnant à son mouvement non seulement une coloration religieuse, mais aussi un aspect nationaliste en s’en prenant aux descendants des Perses dans la région (venus dans le passé libérer le pays de l’emprise des Abyssins chrétiens) et dont bon nombre s’étaient convertis à l’islam, il s’était fait des ennemis dans leurs rangs.
Par Farhat Othman
Usant de la ruse que leur religion nouvelle ne renie pas en temps de guerre, se faisant passer pour des ralliés à la cause des révoltés, deux d’entre eux réussirent à se rapprocher de son chef, Al Ansi. Grâce à la complicité de l’une de ses femmes, la fille d’un ancien roi du Yémen, désireuse de venger son père tué par ce mari qui l’a humiliée et asservie, la nuit venue, ils s’introduisirent dans la cabane du faux prophète.
Elle les lui avait présentés comme étant de sa parentèle et les cacha dans sa masure ; durant son sommeil, avec son aide, ils se ruèrent sur lui et lui coupèrent la tête. Les gardes postés devant la maison entendant le râle de la mort faillirent se douter de quelque chose ; mais la voix de la femme du chef les rassura ; il serait juste en transe, en pleine révélation divine.
De Sanaa, la capitale du Yémen, la nouvelle de la mort d’Al Ansi et les détails de la reprise de la ville par les musulmans parvinrent à Médine un mois après, tout juste la veille du décès du prophète.
Dans la capitale yéménite, les conjurés crièrent leur slogan de ralliement, lançant haut et fort l’appel à la prière ; en trophée sanglant, ils avaient à la main la tête coupée d’Al Aswad qu’ils jetèrent aux pieds de ses hommes arrivés précipitamment dans le plus grand désordre. Cela fit retomber leur ardeur et la courte bataille qui s’engagea se termina par la fuite des apostats.
À Médine, malgré une tonalité globalement triste d’un temps fait d’incertitude sur la santé du prophète, la joie fut immense ; la fin du Noir du Yémen (c’était la signification du prénom) était voulue comme le prélude à des moments plus cléments, de bien moindre noirceur.
Si le renégat du Yémen fut tué, il restait bien les autres aux noms et faits d’armes devenus célèbres, et encore d’autres moins connus. Ils allaient tous finir par être ramenés à la juste religion, de gré ou de force ; il ne resterait pas moins à s’assurer de leur sincérité. Certains varièrent assez souvent, parmi lesquels il y avait de vaillants guerriers ; fallait-il leur faire confiance dans les guerres d’expansion qui allaient commencer tout juste après en Irak et en Syrie, ou était-il plus sage de s’en méfier ?
En les empêchant de prendre part aux immenses butins en cas de victoire, on pouvait estimer leur faire chèrement payer la faute de leur mauvaise conduite ; ce faisant, on se priverait de leur précieux apport pouvant être décisif pour les batailles éclair et les razzias auxquelles ils étaient rompus et dont certains n’avaient pas manqué déjà de s’y adonner de leur propre initiative dans les riches contrées du voisinage perse.
Avec la multiplication de ces apostasies, le nouveau calife se retrouvait à la tête d’une communauté apeurée et fragilisée ressemblant à un troupeau de moutons en l’une de ces nuits d’hiver, pluvieuses et venteuses. Et cela le préoccupait fort.
À part Qoraïch et Thakif, pourtant les plus réticentes à embrasser l’islam à ses débuts, toutes les tribus ou, pour le moins, certains de leurs membres, avaient rejeté la religion de Mohamed en totalité ou en partie. Hawazene, Sélim ou Ameur étaient parmi les tribus renégates dans leur totalité et à Bahreïn, Oman et Hadhramout, notamment, se retrouvaient les individualités promptes à rallier par leurs talents de nombreux groupes hétéroclites. Et voici les étendards rouges de l’un d’eux qui avançaient sur Médine nourrissant l’ambition félonne de l’enlever.
Sous les yeux d’Abou Bakr, la situation bien critique déjà à son avènement l’était encore plus ; dans sa tête, les pensées s’entrechoquaient. Pourtant, il se sentait tout d’abord dans l’obligation d’honorer la mémoire du prophète et ce doublement : en permettant, en premier, la réalisation de la dernière décision qu’il prit – une expédition militaire – et, ensuite, en maintenant à la tête de celle-ci le général qu’il avait déjà nommé, le fils de son ancien esclave affranchi devenu son fils adoptif. On l’appelait l’expédition d’Oussama, du nom de ce jeune général, et elle avait été décidée par le prophète pour combattre en Syrie les Jaunes (ou encore les Rouges, ainsi appelait-on les Byzantins) et leurs alliés Arabes chrétiens.
Cette sortie guerrière n’était pas dirigée contre les tribus révoltées et n’était pas conduite par quelqu’un faisant l’unanimité, s’agissant d’un jeune à peine majeur, inexpérimenté ou considéré comme tel. Malgré les protestations, y compris celles d’Omar, Abou Bakr restait intraitable. Or, voilà son second qui revenait à la charge, reprenant à son compte l’opinion générale, dénigrant le jeune chef de dix-huit ans qui campait aux abords de la ville, attendant les ordres.
De cette expédition, Abou Bakr tout comme Omar en étaient partie; et n’était la mort du prophète, ils y auraient participé sans broncher. Aussi, les réserves, fusant de toutes parts, y compris de son plus proche conseiller, avaient de quoi l’irriter. Se redressant lestement sur ses pieds malgré son âge, prenant vigoureusement dans sa main la barbe d’Omar que cette réaction inattendue surprit, il lui cria au visage, comme il ne l’avait jamais fait :
— Que ta mère te perde ! Qu’Allah me prive de toi ! Le prophète l’a désigné et tu oses me demander de désavouer son initiative !
Soucieux de s’inscrire dans la même lignée que son prédécesseur, Abou Bakr s’adonnerait au mimétisme, s’il le fallait. Aussi, jusqu’à l’ostentation, il poussa son attachement à la dernière volonté de Mohamed en tenant à saluer à pied les troupes et à faire quelques pas auprès du jeune commandant sur son cheval monté.
Évidente, la gêne de ce dernier se faisait pressante ; il aurait voulu soit descendre de sa monture soit en faire venir une pour le calife; mais celui-ci était moins préoccupé par d’aussi banales questions de protocole que par les consignes qu’il tenait à répéter aux troupes pour surtout éviter les excès et les exactions accompagnant souvent ce genre d’expéditions :
— Je vous fais dix recommandations, retenez-les bien. Ne trahissez pas, n’abusez pas, ne trompez pas ; ne défigurez pas vos victimes, ne tuez ni de jeunes enfants ni de vieilles personnes, ni des femmes ; ne décimez pas de palmiers, ne coupez ni ne brûlez d’arbres fruitiers ; n’égorgez ni vaches ni moutons ni dromadaires sauf pour manger. Vous passerez par des gens repliés sur eux-mêmes dans des couvents, vous les laisserez tranquilles. D’autres vous donneront à manger différentes sortes de mets ; invoquez Dieu avant si vous devez y toucher.
Sur le qui-vive, quarante jours durant, en l’absence des troupes d’Oussama, Médine allait vivre dans la peur permanente ; serait-elle attaquée par les tribus révoltées ? Tout alentour, apostats, faux musulmans, juifs et chrétiens rongeaient leur frein ; une attaque concertée ou d’envergure suffirait à ne faire qu’une bouchée de la cité de la religion nouvelle !
Il y avait encore peu, des délégations de certaines tribus y venaient encore au prétexte de trouver un arrangement avec le successeur du prophète, voulant bien garder de la religion la prière, mais se faire exonérer de l’aumône légale, davantage vue comme un tribut attentatoire
au prestige de la tribu qu’un impôt ou une redevance nécessaires à la vie du nouvel État en construction.
En fait, elles observaient la ville, ses défenses et sa capacité à repousser une attaque. Et le refus d’Abou Bakr de transiger avec les préceptes de l’islam ne faisait qu’exciter l’envie folle d’agresser ce qui leur paraissait une proie facile.
C’est que ces tribus nomades au mode de vie instable, avec leurs mœurs frustes, étaient mal perçues par les musulmans citadins qui les jugeaient sévèrement, voyant d’un très mauvais oeil les Bédouins convertis à l’islam revenir en leur milieu hors les villes, allant jusqu’à assimiler ce retour en milieu nomade à de l’apostasie ; la foi bédouine restant à leurs yeux friable, par trop instable !
Dans le même temps, d’autres troupes musulmanes de Médine, attaquaient des tribus infidèles, comme Kothaa, tuant leurs hommes, asservissant leurs femmes et leurs enfants, s’appropriant leurs biens.
Des hommes de grande valeur guerrière et de grand mérite personnel y prenaient une part éminente tel le Qoraïchite Khalid Ibn Al Walid et Adii Ibn Hatem, chef de la grande tribu de Tayy, et fils de l’un des plus célèbres Arabes, pour leur générosité réputés : Hatem AtTaïy (de Tayy).
Faisant de l’attaque comme meilleure défense une stratégie, Abou Bakr ne rappela pas auprès de lui ces hommes en action, malgré ses forces réduites ; ils devaient finir leur mission et contre-attaquer les renégats, prendre même l’initiative d’attaquer.
À suivre…
«Aux origines de l’islam : Succession du prophète, Ombres et lumières», roman de Farhat Othman, éd. Afrique Orient, Casablanca, Maroc, 2015.
Précédents épisodes :
Roman-feuilleton du Ramadan : «Aux origines de l’islam» : Luttes d’influence et guerre de religion (2/5)
Roman-feuilleton du Ramadan : «Aux origines de l’islam» : Luttes d’influence et guerre de religion (1/5)
Roman-feuilleton du Ramadan : «Aux origines de l’islam» : Et sourde la contestation ! (2/2)
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