Voilà que Kaïs Saïed, qui a fermé la porte du palais de Carthage à double tour, jugeant que nul autre que lui n’est assez intègre pour y mettre les pieds ni suffisamment légitime pour qu’il s’entretienne avec lui sur les affaires de l’Etat, s’est enfin déclaré ouvert au dialogue. Mais quel dialogue et avec qui ?
Par Mounir Chebil
En principe, un dialogue devant inclure les acteurs politiques patriotes, les organisations nationales et les personnalités compétentes dans le but d’élaborer une vision pour l’avenir de la Tunisie, est devenu une urgence depuis la proclamation des «mesures exceptionnelles» le 25 juillet 2021, date du passage en force de M. Saïed pour s’imposer en maître absolu du pays. La Tunisie est sous respiration artificielle et les machines qui la maintiennent en vie sont de plus en plus grippées, d’où l’urgence de réunir un staff pour voir comment la réanimer.
Seulement, M. Saïed ne le voit pas de cet œil. Pour lui, que toutes les machines s’arrêtent, cela ne lui fait ni chaud ni froid, obsédé qu’il est par l’élaboration de sa constitution miracle et d’asseoir son propre projet de réforme du système politique. Il a donc fallu la réunion des 116 députés, islamistes et alliés, le 30 mars dernier, pour voter un projet de loi visant à annuler les mesures exceptionnelles prises par le président Saïed, la fronde de l’Union générale tunisienne du travail (UGTT), qui menace de répondre aux diktats du FMI par une grève générale, les remous au sein du patronat et les appels à l’ordre constitutionnel des diverses instances internationales, inquiètes du pouvoir personnel qui s’installe dans le pays pour que le locataire du palais de Carthage se manifeste. Car, malgré ses habituelles fanfaronnades, sur fond de populisme et de souverainisme d’apparat, M. Saïed ne peut demeurer insensible aux assauts de ses opposants.
Un théâtre d’ombres
C’est ainsi que, dérogeant à l’agenda politique qu’il avait annoncé en décembre dernier et où il ne prévoyait nullement de dialogue national, le président a daigné descendre de son piédestal pour se parer d’une humilité de circonstance et recevoir les bureaux exécutifs de l’UGTT et de l’Utica (Union tunisienne de l’industrie, du commerce et de l’artisanat, le bâtonnier des avocats et le président de la Ligue tunisienne de défense des droits de l’homme (LTDH) et la présidente de l’Union nationale de la femme tunisienne (UNFT), pour leur faire part de son intention d’engager un dialogue national sur l’avenir du pays.
Cependant, si M. Saïed a déclaré, le mardi 12 avril, à la délégation parlementaire européenne venue s’enquérir de l’état du processus démocratique en Tunisie, que le dialogue a déjà commencé, le président de la LTDH n’a pas tardé à le démentir, car, durant ces rencontres, M. Saïed a continué son interminable monologue, prêtant une oreille distraite aux doléances de ses hôtes et leur assénant ses propres vérités. le seul exercice dans lequel il excelle. De qui, donc, le président de la république veut-il se moquer ou qui veut-il leurrer ? Les partenaires étrangers de la Tunisie ? Les dirigeants des organisations nationales ? Le peuple tunisien dans son ensemble ?
S’il traite du dialogue national avec tant de désinvolture, c’est qu’il n’entend écouter personne, et encore moins revoir ses décisions, ne fut-ce que partiellement. Car, comme il l’a martelé sur son ton martial habituel, le dialogue ne doit en aucune manière sortir du cadre des résultats de la consultation nationale numérique qu’il a organisée et qui, à ses yeux, reflète amplement les vœux du peuple, de «son» peuple à lui. Comme dit le proverbe bien de chez nous : «Le pain est déjà pétri et l’huile mise dans les jarres».
Les parties – et non les partis qu’il rejette totalement – qui seraient éventuellement invitées à «son» dialogue national auraient-elles juste la possibilité de figurer dans une pièce de théâtre destinée à tromper tout le monde ? Nous avons de bonnes raisons de le penser. Et pour cause : le secrétaire général de l’UGTT a déclaré, le mercredi 13 avril, que le dialogue ne souffre aucune condition préalable, dans une limpide allusion aux conditions avancées par le M. Saïed, qui veut choisir lui-même ses interlocuteurs et, surtout, à exclure du dialogue ceux qui ne partagent pas ses idées ou qui critiquent ses décisions. M. Saïed cherche visiblement à faire cavaler seul et tout le reste n’est que mise en scène.
Un Etat de non-droit
En effet, la Tunisie se voit engagée dans une réforme politique inspirée par les résultats d’une consultation organisée et orientée par le président et à laquelle seuls 530 000 personnes ont participé, soit 7% des personnes censées y répondre. Nous sommes très loin des 72% des suffrages ayant porté M. Saïed à la magistrature suprême. Et nous sommes en droit de douter de l’authenticité des 68% d’intentions de votes aux présidentielles attribuées à M. Saïed par le sondage organisé récemment par Sigma Conseil.
Déjà dans de précédents articles publiés par Kapitalis, j’avais soutenu, avant même le coup de force du 25-Juillet, que toute l’ossature institutionnelle du pays souffre d’une base juridique incertaine. La Tunisie serait donc un État de non-droit depuis 2011, puisque ni la constituante ni la constitution elle-même n’ont une valeur juridique incontestable. Aussi, tout ce qui était bâti sur la base de la constituante ne constituerait-il que des situations de fait et non de droit (Tunisie, un Etat de non droit, 1, 2, 3, du 20, 24, 30 juin 2011).
Seul le peuple souverain peut décider du retour à l’Etat de droit selon la forme de son choix. Le 25 juillet, le peuple a dit son mot : non à l’Assemblée des représentants du peuple (ARP) et non à la constitution de 2014. Ce jour là, M. Saïed, soutenu par une bonne partie de l’opinion publique, a vu s’ouvrir une autoroute devant lui pour dissoudre l’ARP et abroger la constitution de 2014. Il avait surtout pour lui le silence de la Grande muette, qui a été interprété comme un consentement sinon comme un accord tacite.
Dans la foulée du passage en force du 25-Juillet, il aurait peut-être fallu battre le fer tant qu’il était chaud. Le parlement aurait dû être dissous, le parti Ennahdha et ses comptes bancaires gelés, et ses dirigeants mis en résidence surveillée en vue d’éventuelles poursuites judiciaires. Au lieu de tordre le coup à la constitution de 2014, qui avait perdu toute légitimité, il aurait aussi fallu l’abroger tout simplement, pour ne pas avoir à recourir à des contorsions juridiques pour justifier des décisions politiques pour le moins discutables.
Pour revenir au dialogue national, il aurait fallu l’engager dans le cadre d’un conseil économique et social pour définir les priorités et les stratégies de développement. Car c’est de solutions urgentes à la crise socio-économique que les Tunisiens ont aujourd’hui besoin. Une nouvelle constitution ne servirait ni à rembourser des dettes, ni à ralentir le rythme de l’inflation ni à créer des emplois.
Bref, un pays réduit à chercher le moyen de financer ses importations d’énergie, de blé, d’huile végétale et de médicaments, n’a pas le droit de sombrer dans des palabres constitutionnalistes stériles, étant entendu que la plus parfaite constitution ne saurait nourrir son peuple.
* Cadre de la fonction publique à la retraite.
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