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Le FMI, complice de la «répression financière» en Tunisie ?

Ici à Washington DC, dans les couloirs et conférence des Spring meetings du FMI & World Bank, le buzzword se dénomme eMoney (monnaie digitale). Les délégations d’une centaine de pays annoncent la création de leur eMoney d’ici 2024. Face à ce chamboulement du système monétaire et financier mondial, la Tunisie traîne la patte, loin derrière, avec une politique monétaire conservatrice qui consacre encore une «répression financière» et une législation de change qui date de janvier 1976, d’il y a 46 ans! Le Fonds monétaire international (FMI) est complice de ce business as usual! Pourquoi…

Par Moktar Lamari, de Washington, Spring meetings du FMI et la World Bank

Le FMI laisse faire, ferme les yeux, parle de toutes sortes de réformes à adopter par la Tunisie, sauf celle du système monétaire, et de la répression financière menée.

Money talks

La répression financière en Tunisie est une réalité systémique, concrète et qui se déploie par divers leviers, mécanismes et lobbys internationaux.

L’investissement est ligoté par un taux d’intérêt facial désormais à deux chiffres (12-16%), l’épargne est molestée par des taux d’intérêts réels négatifs (-4% à -6%), les frais bancaires sont exorbitants (7-9%), alors que presque 66% des adultes tunisiens (77% pour les femmes) sont privés de compte bancaire (jugés non-bancables). 

Les banques agissent en cartel, en plein jour, refusant le jeu de la concurrence et la prise de risque. Elles imposent leurs intérêts à une Banque centrale très affaiblie et incapable de gouverner, pour changer le cours des choses.

Depuis 2016, la valeur du dinar a été amputée de moitié et les comptes en devises sont interdits. Le Tunisien moyen ne peut pas transiger librement en ligne et en devises pour acheter à l’international un médicament, une formation ou même une licence antivirus pour son ordinateur. Impensable au 21e siècle!

Le FMI et ses diktats sont omniprésents dans les politiques de la Banque centrale, parraine du système bancaire, insistant uniquement sur l’objectif de «cibler et optimiser la lutte contre l’inflation».

En même temps, le système bancaire (33 banques) engrange des bénéfices colossaux (10% à 15% de bénéfice net moyen) et canalise l’essentiel de son épargne vers le Budget de l’État, plutôt que vers l’investissement et vers les moteurs de la croissance.

En Tunisie, le système bancaire porte encore les stigmates et les réflexes répressifs du régime dictatorial de Ben Ali. On pénalise les clients, on bonifie les amis et pour rien au monde on n’ose froisser les familles régnantes, les rentiers et ces propriétaires des banques. Avec la bénédiction de la Banque centrale évidemment.

Tout un système de coercition financière gère aujourd’hui la Tunisie du printemps arabe: les chèques sans provision génèrent 213 000 affaires pénales par an, détruisant ainsi des milliers d’emplois et engorgeant les prisons. Presque, un prisonnier sur trois est condamné pour une affaire pénale impliquant des transactions bancaires (chèques sans provision, amendes, infractions diverses).

En Tunisie d’aujourd’hui, la «répression bancaire» est alimentée par 3 ingrédients essentiels. D’abord, un État surendetté, dépensier et incapable de rationaliser son Budget. Ensuite, une grave récession économique et de fortes baisses de recettes fiscales, et enfin un secteur bancaire prédateur et habitué à l’argent facile.

Modus operandi

La «répression financière», un oxymore qui oppose la répression au libéralisme et aux libertés d’entreprendre prônées dans les milieux de la finance et des affaires.

Des économistes américains, de l’école de pensée du Public choice, ont décrit la «répression financière» et les raisons amenant les gouvernements à tirer avantage de mécanismes financiers pour les endurcir, notamment pour financer leurs budgets, leurs promesses électorales et pour se maintenir ultimement au pouvoir, coûte que coûte!

Shaw et McKinnon, économistes de l’Université de Stanford aux ÉU, ont fortement publié à ce sujet, mettant de l’avant trois facteurs distinctifs :
• Un, la «répression financière» pénalise les obligataires et les épargnants par des taux d’intérêt réels négatifs. De quoi pousser et forcer l’épargne à déguerpir vers l’économie informelle, de quoi boucher les canaux de l’investissement et de quoi fausser l’efficience économique.
• Deux, la «répression financière» est très corrélée avec le surendettement des États et avec des connivences (douteuses) liant les politiques monétaires/financières aux politiques gouvernementales. Des connivences qui siphonnent le peu de ressources monétaires pour les canaliser vers l’État, plutôt que vers l’économie.
• Trois, la «répression financière» est génératrice d’une «monnaie fiscale» atypique,  compensatrice pour le système bancaire et autres opérateurs économiques  (entrepreneurs de travaux publics, entre autres) qui prêtent allègrement à l’État, à travers des baisses d’impôt et des bons émis (monnaie scripturale) pour payer les impôts, entre autres.

Répression financière, irrespectueuse des clients

En Tunisie de nos jours, la «répression financière» opère par diverses mesures et pressions gouvernementales qui poussent la Banque centrale et le système bancaire à moduler les taux d’intérêt, dévaloriser le dinar, prêter massivement à l’État, entre autres, en ouvrant de généreuses marges de crédit pour financer les salaires des fonctionnaires (État et sociétés d’État). Le tout pour éviter les réformes et maintenir le statu quo.

Les partis politiques et les élus savent de quoi il s’agit. Ils passent le plus clair de leur temps à adopter des projets de loi validant des ententes d’emprunts et d’endettement de l’État.

Les complicités entre les familles propriétaires et clans gérant le système bancaire, l’écosystème des agences gouvernementales et l’écosystème des partis politiques ne datent pas d’aujourd’hui. Sans droit de regard et sans évaluations objectives et accessibles.

Durant les 25 ans de règne du dictateur Ben Ali (1987-2011), la «répression financière» a permis au clan de Ben Ali de disposer «bar ouvert» de l’essentiel des ressources bancaires disponibles, sous le regard complaisant des fonctionnaires, de la BCT et des élites du pays.

Ben Ali a régné en alternant répression policière et «répression financière», entre autres répressions, pour écraser ses adversaires.

L’histoire semble se répéter, 11 ans après la Révolte du Jasmin. Les 12 gouvernements ayant pris le pouvoir depuis n’ont pas réussi à limer les griffes et les manœuvres des lobbies liés au cartel des banques, qui affectionne les collusions, qui se dope des rentes de situation et se gave de l’argent facile.

Le FMI ferme les yeux, ni vu ni connu.

Aujourd’hui, le FMI parle de tout sauf de ces enjeux de la politique monétaire et le cartel de banques constitue indirectement le bras armé de la «répression financière» en Tunisie.

Et la «répression financière» qui sévit en Tunisie d’aujourd’hui aurait des ramifications internationales relayées par des groupes d’intérêt et pression, présents à Paris, où la Banque de France continue d’«encadrer» la politique monétaire et des équipes au sein de la BCT. À partir de Washington, le FMI et la Banque mondiale sont omniprésents dans la conception de quasiment toutes les orientations et politiques publiques des divers gouvernements tunisiens.

D’autres «pays amis» comme le Qatar, la Turquie et autres Émirats arrosent généreusement les partis politiques tunisiens par des pétrodollars et des capitaux malpropres et déstabilisateurs pour la trajectoire de la transition démocratique dans le pays.

Mécanismes et expédients

Les statistiques officielles (INS et BCT) démontrent que la politique monétaire menée en Tunisie depuis 10 ans (majoration des taux d’intérêt directeurs) s’est trompée de cible : elle a molesté l’investissement (et l’épargne), sans pouvoir neutraliser l’inflation.

L’inflation en faux-fuyant. La BCT met tous ses efforts pour combattre l’inflation. Celle-ci s’érige ainsi comme l’arbre qui cache la forêt, ou encore une cible qui justifie toutes les mesures coercitives. La BCT, aidée par le FMI, ferme les yeux sur les dégâts collatéraux des politiques axées uniquement sur la lutte contre l’inflation: i) asphyxie des investissements et de l’épargne, ii) gel de la croissance, iii) enrichissement du cartel des banques et lobbies liés, iv) augmentation du chômage et v) dévaluation du dinar, etc.

Or, en Tunisie d’aujourd’hui un consensus semble émerger disant que l’inflation n’est pas uniquement un phénomène monétaire, puisque tirée à la hausse par : i) les gaspillages gouvernementaux notamment par le biais d’emplois fictifs estimés à 150 000 fonctionnaires et ii) par une hausse de prix importée, via notamment un marché parallèle florissant et qui emploie quasiment 40% de la population active occupée.

L’épargne vampirisée. La «répression financière» écrase chaque jour un peu plus la propension à épargner. La rémunération réelle de l’épargne est de facto négative : aucune banque ne procure un rendement net supérieur à 4%, alors que le taux de l’inflation dépasse en moyenne les 6%. La BCT plafonne la rémunération nominale brute de l’épargne à 5%. Les taux d’intérêt pour les prêts frôlent les 16%.

Il y a de quoi préférer le cash, thésauriser du cash et transiger cash.

Des liasses de dinars s’échangent au poids dans plusieurs régions et milieux du marché parallèle. Les épargnants boudent les banques et s’investissent dans le marché parallèle, privant l’économie d’importantes sources de financement.

Avec ce type de politique monétariste, la part de l’épargne dans le PIB a fondu, passant de l’équivalent de 18% en 2010, à moins de 4% aujourd’hui.

L’investissement flagellé. La même «répression financière» pénalise les investisseurs, avec des taux d’intérêt effectifs dépassant les 10%. Les investisseurs solides finissent par s’expatrier, alors que d’autres mettent la clef sous la porte et se replient vers l’économie informelle, spéculative et souvent illégale. Les investisseurs internationaux ne sont plus attirés par la Tunisie, ils préfèrent le Maroc, le Sénégal, la Jordanie, l’Égypte, etc.

Les investissements mesurés en pourcentage de PIB ont chuté de 26% en 2010 à moins de 6% en 2021. Les difficultés de financement arrivent en tête de liste des problèmes rencontrés par les entreprises. Et cela est confirmé par les données d’une récente étude financée par la Banque mondiale.

Le dinar dévalué. La dette et les donations internationales payées en dollars ou en euros procurent plus de capacité à payer des salaires des fonctionnaires, avec un dinar toujours plus faible. La dévaluation du dinar a permis à l’État de créer plus d’emplois fictifs ou fantômes.

La dévaluation permet d’éroder la valeur du salaire réel en Tunisie, pour anéantir les augmentations salariales. Les économistes du gouvernement justifient ces dévaluations par les déséquilibres macro-économiques et par la volonté de renforcer la compétitivité des entreprises à l’international. Mais, 5 ans après ces dévaluations du dinar, l’économie tunisienne attend toujours les retombées promises par la dévaluation du dinar. Ces dévaluations successives ont augmenté l’inflation, pénalisé le pouvoir d’achat des Tunisiens, atrophié la classe moyenne et augmenté la pauvreté.

L’épargne canalisée vers l’État. C’est aussi par les mêmes mécanismes que le système bancaire commence à canaliser ses prêts vers l’État, au détriment des entreprises et de l’investissement productif. L’État est mal pris par la masse salariale de ses 800 000 fonctionnaires, il emprunte de plus en plus, au lieu de rationaliser ses dépenses et effectifs.

La BCT joue le jeu et exerce une pression morale sur les banques pour que celles-ci prêtent davantage au gouvernement, ouvre de généreuses marges de crédits pour les sociétés d’État (Tunisair, Steg, Sonede, etc.).

Et cela arrange le cartel des banques tunisiennes : c’est plus rentable (grâce notamment à un taux directeur surestimé) et c’est moins risqué. Le tout permet au gouverneur de la BCT et son conseil d’administration de se maintenir en poste, tant pis pour la relance économique.

Les mécanismes de la «répression financière» mis en place en Tunisie font émerger une économie de connivence, où les banques prêtent prioritairement au gouvernement, et en contrepartie, le gouvernement s’organise pour offrir des réductions d’impôts et des droits d’exclusivité (licences d’importation, rentes, autorisations, etc.) aux banques et à leurs conglomérats d’entreprises. Le tout avec la complicité du pouvoir législatif.

Rompre avec la répression financière

La théorie économique fustige ouvertement la «répression financière». Et les citoyens tunisiens aussi!

Plusieurs sondages récents montrent que quasiment deux tiers des Tunisiens sont insatisfaits de la qualité des services fournis par leur banque. Le FMI perd aussi la confiance et la crédibilité qui devrait préserver en Tunisie. Seulement 13% des Tunisiens font confiance au FMI (WVS, 2021).

Sur un autre front et durant les derniers mois, les contrôles douaniers au sujet de la détention des devises sont de plus en plus fréquents et de plus en plus coercitifs à l’égard des personnes physiques (surtout les Tunisiens résidents à l’étranger) qui détiennent des devises, des lingots en or achetés en Tunisie, pour être exportés ou utilisés comme valeur refuge.

La saisie des devises dans les aéroports et sur les routes constitue désormais une source de revenus à part entière pour l’État tunisien. Une «razzia» qui ne dit pas son nom et des pratiques d’une autre époque, surtout que toutes ces devises spoliées sont dignement gagnées, principalement par les Tunisiens travaillant à l’étranger. Pour sévir, l’État et les services douaniers évoquent des lois obsolètes, des règlementations surannées et s’inscrivent en porte à faux avec le discours officiel de libéralisation tenu par l’État tunisien aux partenaires internationaux, le FMI en tête.

La Tunisie doit rompre avec la spirale de la «répression financière». La BCT devrait retrouver sa raison d’être économique (pas seulement monétaire), devrait assumer ses échecs et évaluer objectivement les méfaits de son excès de zèle monétariste.

Le cartel des banques doit aussi changer de paradigme, innover et moderniser ses modèles d’affaires. Le système bancaire doit sortir de son féodalisme familial. Autrement, il va continuer à tirer l’économie vers la récession, plutôt que vers la croissance et la prospérité.

Trop de banques pour rien. En Tunisie, on en compte une trentaine, au Maroc, seulement une dizaine, alors que le Maroc compte trois fois d’acteurs économiques que la Tunisie.

Le FMI doit dévoiler aux Tunisiens sa position face à la «répression financière» qui sévit dans leur pays.

Le FMI doit se «mouiller» davantage notamment pour évaluer et de façon empirique les tenants et les aboutissants des méfaits économiques et sociaux de la «répression financière», qu’il a enfanté, pensant qu’elle serait le meilleur moyen pour créer la croissance et la prospérité en Tunisie.

Le FMI doit aussi pousser la Tunisie à réformer son système bancaire, ses politiques monétaires… pour se doter d’un système monétaire agile, efficient et compatible avec les défis économiques d’un pays techniquement en faillite.

Faute de quoi, la Tunisie ne peut pas espérer disposer d’une eMoney, un eDinar, sans de profondes réformes du système financier et monétaire à l’œuvre 11 ans après la Révolte du Jasmin.

* Ph. D., universitaire au Canada.

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