La politique étrangère de la Tunisie, en perte de vitesse au cours des dernières années, ne changera pas aussi longtemps que le pays ne retrouvera pas sa stabilité et que la classe politique ne se déterminera pas à faire son autocritique et à s’engager de manière responsable pour mettre en œuvre les réformes dans tous les domaines quelles qu’en soient les difficultés, la diplomatie ne pouvant jamais agir en cavalier seul pour changer les choses.
Par Raouf Chatty *
Le ministère des Affaires étrangères commémore aujourd’hui, mardi 3 mai 2022, son soixante sixième anniversaire. Le département a, en effet, vu le jour officiellement le 3 mai 1956, soit cinq semaines après la proclamation de l’indépendance politique de la Tunisie, le 20 mars 1956. Le leader Habib Bourguiba cumulait à l’époque les fonctions de chef du gouvernement et de ministre des Affaires étrangères.
Je saisis cette occasion pour rendre hommage aux pères fondateurs de la diplomatie tunisienne. Ils avaient réussi à l’époque grâce à leur patriotisme, leur militantisme et leur intelligence politique à conférer à la nouvelle Tunisie une stature internationale qui dépassait largement sa dimension de petit pays dépourvu de ressources et sorti tout droit du colonialisme.
Ce capital confiance s’était relativement poursuivi sous les gouvernements Ben Ali malgré les divergences avec l’Occident sur la situation des libertés et des droits en Tunisie. Il avait contribué au développement économique et social du pays et donné une assez bonne visibilité à notre diplomatie.
La Tunisie perd sa crédibilité sur le plan international
Paradoxalement, ce statut international, censé gagner substantiellement en vigueur avec la révolution de 2011, a beaucoup régressé ces dernières années. La classe politique de novices et d’amateurs qui ont gouverné le pays depuis ont contribué largement à cette piteuse situation.
Citée comme modèle dans les domaines des droits de l’homme, des libertés et de la transition démocratique, à la faveur du changement politique majeur du 14 janvier 2011, la Tunisie s’est progressivement transformée depuis quelques années en un casse-tête préoccupant très sérieusement la communauté politique et financière internationale suite à son incapacité à faire rimer transition démocratique et développement économique.
Aujourd’hui, la Tunisie est perçue par la communauté internationale et notamment par ses partenaires occidentaux, États-Unis d’Amérique et Union Européenne en tête, comme un État instable, une société embourbée dans des crises intérieures multidimensionnelles et endémiques et des luttes partisanes sans fin, et incapable de relever toute seule les défis auxquels elle fait face.
Les ingérences extérieures dans ses affaires intérieures se font au quotidien au vu et au su de tout le monde : gouvernements américain, français, allemand…, Union européenne, Nations Unies, G7…
Ses crises intérieures sur fond de luttes intestines pour le pouvoir, de luttes d’influence, de dégradation de la situation sécuritaire, d ‘apparition du terrorisme, d’aggravation de la corruption, de détérioration sans précédent des conditions économiques et sociales de la population, de mauvaise gestion des deniers publics et d’incapacité des gouvernements successifs à engager les réformes ont impacté négativement l’image de la Tunisie et lui ont fait perdre progressivement son capital confiance et sa crédibilité sur le plan international.Sa place dans son environnement géopolitique et sur l’échiquier mondial s’en est fortement ressentie…
La politique étrangère de notre pays, devenue instable, changeante, inconstante, très conjoncturelle et variant selon les circonstances, a été touchée de plein fouet par la gabegie et la cacophonie générale qui frappe tous les domaines et rejaillit négativement sur la présence et le rendement de notre diplomatie.
Une politique étrangère indécise, factuelle et changeante
En effet et à l’exception d’un intermède d’environ cinq ans géré tant bien que mal au gré des circonstances par le président Béji Caid Essebsi avec peu de résultats concrets, la politique étrangère de la Tunisie, placée sous le signe de l’inconstance et des humeurs personnelles des princes, est devenue indécise, factuelle, changeante au gré des circonstances et marquée par les secousses malheureuses que lui avaient imprimées les gouvernements de la troïka, les choix erronées du parti islamiste Ennahdha, l’amateurisme et l’inexperience avérés du président provisoire Moncef Marzouki, tout comme les conflits de chefs entre le président Kaïs Saïed et le président du parlement gelé Rached Ghannouchi, sans oublier les orientations personnelles souvent déconnectées et impulsives du président de la république en exercice.
Le bilan global de notre politique extérieure est très mitigé. Paradoxalement, le ministère des Affaires étrangères n’y est pas pour grand chose. Il est doublé à son insu par une multitude d’intervenants sur le plan international : partis politiques, société civile… Tous s’arrogent le droit de bouger et de s’immiscer dans la gestion des dossiers de politique étrangère…
Le bilan global est très moyen. Qu’il s’agisse de nos relations bilatérales actuelles avec les pays du Maghreb (stagnation avec le Maroc, des hauts et des bas avec la Libye), avec le monde arabe (inefficacité avec les pays du Golfe), l’Europe (blocage total des négociations sur l’octroi à notre pays du statut de partenaire privilégié) ou avec les États-Unis d’Amérique (menace récente de révision de l’aide à la Tunisie) ou avec les organisations internationales (bilan très moyen de notre présence durant deux ans comme membre non permanent au Conseil de Sécurité des Nations Unies en 2020 et 2021) ou avec la France et l’Organisation internationale de la Francophonie, avec le report à deux reprises du Sommet mondial de la francophonie ou avec le Fonds monétaire international : difficultés sérieuses d’aboutir à un accord substantiel de financement pourtant impératif pour le trésor tunisien…
Absence de vision claire et de stratégie à moyen et long terme
Sur toutes ces questions majeures, et sur bien d’autres, aucun observateur objectif ne pourra s’empêcher de relever l’absence d’une vision claire et d’une ligne de conduite franche et d’une stratégie à moyen et long terme pour notre politique étrangère. Et ces failles flagrantes ont handicapé sérieusement notre diplomatie.
La politique extérieure de la Tunisie se fait désormais de manière très subjective au jour le jour en fonction du contexte politique national et régional (précaire et fluctuant) et du souci majeur du président de ménager les partenaires étrangers à des fins de… politique intérieure.
Les ingérences des puissances étrangères dans les affaires intérieures de notre pays se font actuellement de manière franche. Toute la classe politique en assume la responsabilité, notamment les islamistes. Elles irritent le président qui ne s’en cache pas. Elles le poussent dans une fuite en avant dans les réparties, les déclarations intempestives, les effets de manche, en l’absence d’une stratégie claire sur les questions cruciales. Toutefois, une exception notoire à mettre à son actif : son franc succès dans la gestion de la pandémie du Covid-19 et l’allègement des souffrances de la population.
La diplomatie est le reflet direct de la situation intérieure
Dans ces conditions, il devient malhonnête et irraisonnable de charger la diplomatie tunisienne et de lui faire porter entièrement le chapeau des échecs de notre politique étrangère… Je rends ici hommage au ministre Othman Jerandi, aux responsables comme aux cadres et aux agents.
Notre diplomatie est le reflet direct de notre situation intérieure. Le ministère se démène comme il peut. Il gère le quotidien. L’environnement sous-régional et international extrêmement changeant ne lui laisse pas le temps de prendre du recul pour réfléchir. Il de plus en plus l’otage de l’instant.
Quant à nos diplomates et en dépit de toutes les contraintes, ils ne ménagent aucun effort pour faire entendre la voix de la Tunisie et lui donner une place au soleil contre vents et marées. Ils sont dans l’ensemble très talentueux et dévoués pour la Tunisie. Et en dépit de la faiblesse des moyens, ils bataillent dur pour servir du mieux qu’ils peuvent notre pays.
Nos missions diplomatiques et consulaires se meuvent dans des environnements complexes exigeants et très difficiles. Elles sont souvent livrées à elles mêmes avec très peu de ressources. Elles opèrent dans des milieux très concurrentiels où chaque Etat s’emploie à défendre ses intérêts par tous les moyens et sans pitié… Et au sein du département de tutelle, le personnel réclame à juste titre des réformes substantielles de son statut…
La situation rocambolesque de notre politique étrangère n’a pas de chances sérieuses de changer aussi longtemps que le pays ne retrouvera pas sa stabilité et que la classe politique ne se déterminera pas à faire son autocritique et à s’engager de manière responsable pour mettre en œuvre les réformes dans tous les domaines quelles qu’en soient les difficultés, la diplomatie ne pouvant jamais agir en cavalier seul pour changer les choses.
* Ancien ambassadeur.
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