Sadok Belaid passera à la postérité comme étant celui qui, avec un projet de Constitution avorté, a voulu sauver la Tunisie et les Tunisien(ne)s de leurs démons, malheureusement sans succès, la versatilité légendaire des Tunisiens et le conservatisme têtu du président Kaïs Saïed ayant eu le dernier mot sur lui. Espérons que ce ne serait pas pour longtemps!
Par Raouf Chatty *
Les Tunisien(ne)s sont des gens singuliers et atypiques: ouverts, mouvants, versatiles, joueurs, insaisissables, bref un peuple de mer qu’il faut prendre comme il est… Il vous cautionne à l’instant pour vous dénoncer l’instant d’après. C’est selon ses humeurs et bien sûr ses intérêts du moment.
Peut-être les Tunisien(ne)s tiennent- ils (elles) ces traits de caractère de leur long héritage historique qui a vu se succéder sur leur sol, incrusté au cœur de la Méditerranée, des civilisations et des peuples divers auxquels ils (elles) ont dû s’adapter : Phéniciens, Romains, Byzantins, Normands, Vandales, Arabes, Espagnols, Turcs Ottomans, Français, Italiens…
Les débats agités en ce moment sur le projet de Constitution soumis par le Président de la République au référendum fixé pour le 25 juillet 2022 cadrent parfaitement avec ce diagnostic. On n’en finit pas des hauts et des bas, des soutiens francs et des volte-face.
Les certitudes de Sadok Belaid
Quelques jours avant la publication officielle de ce projet, tout le monde avait les yeux rivés sur le doyen Sadok Belaid, président du Comité consultatif chargé par le Président de la République de rédiger le projet de Constitution pour la «nouvelle République».
Crédible, sûr de ses moyens, droit dans ses bottes, le doyen, en dépit des hostilités manifestées par de nombreuses parties à la démarche du Président, usait de sa force intellectuelle de jurisconsulte reconnu, de sa grande culture juridique, de son aura, de ses répliques parfois cassantes et de son ascendant intellectuel pour défendre dans les médias le projet de Constitution qu’il rédigeait.
Maître des plateaux télé où il orientait les débats, il a prôné une vision très originale affirmant que le projet de Constitution sera moderne, progressiste, avec un État civil, voire séculaire, où l’islam sera présent mais entrera en ligne de compte beaucoup plus comme un legs historique et culturel, que comme religion d’Etat.
L’Etat, a-t-il affirmé, sera un foncièrement démocratique, fondé sur la suprématie du droit, la promotion et la défense des droits de l’homme et des libertés individuelles universellement reconnus, mais qui reprendra ses droits avec la main haute sur toutes les institutions et où toutes les autorités publiques travaillent en harmonie et en coordination sans que l’une puisse prendre en otage l’autre…
Le doyen essuyait d’un revers de main, parfois avec énervement, les questions des médias sur les idées «révolutionnaires» prêtées au Président de la République, comme celles relatives à la démocratie directe, au gouvernement du peuple, aux communautés populaires de base…. Il affirmait que le Président de la République avec qui il avait eu en tête-à-tête de longues séances de discussion n’avait jamais soulevé de tels aspects avec lui…, laissant croire que ces idées sont fantaisistes et n’auront pas de place dans la prochaine Constitution. Il affirmait néanmoins que son projet de Constitution sera strictement consultatif. Il proposera et c’est le président de la République, qui, au final, disposera…
Les dérobades de Kaïs Saïed
Et le coup de théâtre n’a pas tardé : la classe politique, qui connaît parfaitement les idées nationalistes, libérales et progressistes du Doyen Belaid, n’a pas été peu choquée lorsque le Président de la République publia, le 30 juin dernier, conformément à son agenda, le projet de Constitution devant être soumis au référendum.
Belaid lui même, hospitalisé avant la publication du texte, est très vite, et en pleine convalescence, monté au créneau pour dénoncer vigoureusement le texte publié dans le Journal officiel de la République Tunisienne (Jort) et pour s’inscrire en faux contre son contenu, sentant sa réputation bafouée et son intelligence insultée, prenant à témoin les Tunisiens contre ce projet… en publiant le sien.
Le quotidien ‘‘Le Monde’’ s’est empressé de recueillir les flèches du doyen Belaid sur le projet de nouvelle Constitution dans un entretien qui fit le tour des chancelleries étrangères et des autorités politiques des grandes capitales.
Prêchant par trop de confiance, le doyen Belaid, qui avait remis le 20 juin dernier au Président de la République, dans les délais impartis, son projet de Constitution, après trois semaines de travail avec son comité, s’attendait, a-t-il expliqué, à ce que le Président «allait naturellement le consulter sur les modifications qu’il allait apporter. Mais cela n’a pas eu lieu.»
Répondant indirectement aux préoccupations du Doyen Belaid qui a vilipendé le projet du Président, lequel selon lui allait aboutir à un régime présidentialiste autoritaire, où le Président concentrera entre ses mains tous les pouvoirs au sein de l’Etat, le président Saïed a cru devoir monter au créneau pour s’inscrire en faux contre cette thèse, affirmant qu’il est loin de ses intentions de s’ériger en dictateur de quelque nature que ce soit, s’attendant sans doute à ce qu’on le croie sur parole !
Une mission historique avortée
La déception du doyen Belaid était d’autant plus durement ressentie qu’il percevait son travail comme une mission historique pour la Tunisie et un grand service rendu au Président de la République, lui rendant hommage d’avoir réussi à débarrasser la Tunisie d’une classe politique qu’il affublait de piètres qualificatifs, notamment des islamistes.
Le projet de Constitution Belaid, foncièrement démocratique, équilibré, réaliste et tourné vers l’avenir, était conçu de telle manière à tenir compte des préoccupations majeures des Tunisien(ne)s , et notamment des questions des droits de l’homme et des libertés , économiques, sociales et environnementales, comme du souci du Président de voir se restaurer dans le pays un Etat fort démocratique, respecté , où toutes les institutions travaillent harmonieusement au service du peuple et où le Président gouverne le pays d’une main ferme.
Si personne ne met en doute l’honnêteté et l’intégrité morale du Président de la République et sa volonté d’user du pouvoir qui lui est délégué par le peuple pour le bien de tous, la question se pose légitimement de savoir comment celui qui disposera dans la nouvelle Constitution de vastes pouvoirs va-t-il user raisonnablement de ces pouvoirs quand il sait parfaitement, comme le dit Montesquieu, que «tout homme qui détient le pouvoir est porté à en abuser», et que «par la disposition des choses, il faut que le pouvoir arrête le pouvoir»?
La question se pose également de savoir comment le Président pourra-t il réaliser ses objectifs dans un environnement politique, économique et social interne extrêmement difficile et tendu, avec un peuple fatigué des promesses, malmené dans son quotidien, et une classe politique lamentable, divisée, querelleuse à souhait et très remontée contre le Président et sa nouvelle Constitution… sans oublier les pressions internationales de plus en plus perceptibles.
Ces questions ajoutent à l’inquiétude et au désarroi… Entre-temps, le Comité passera à la postérité comme étant celui qui, avec un projet de Constitution avorté, a voulu sauver la Tunisie et les Tunisien(ne)s de leurs démons, malheureusement sans succès, la versatilité légendaire des Tunisiens et le conservatisme têtu du président Kaïs Saïed ayant eu le dernier mot sur lui. Espérons que ce ne serait pas pour longtemps!
Ancien ambassadeur.
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