L’histoire du changement de régime en Tunisie de 2011, suite à une «révolution» ou à un «soulèvement» rapidement maîtrisé par la machine de l’Etat, n’a pas encore quitté le champ de la controverse, malgré la littérature abondante sur le sujet.
Par Dr Mounir Hanablia *
Il a fallu une débauche d’énergie et une ingéniosité sans limites, pour charmer le Dragon intégriste avant de le dompter, et les palabres d’ordre juridique furent l’une des voies vers laquelle on laissa son orgueil de démiurge le mener et l’égarer. Cela a peut-être épargné au pays la guerre civile mais le coût en a finalement été prohibitif. C’est en tous cas ce que laisse penser la lecture de ce livre, datant de 2016, qui n’avait pas anticipé la suite.
La somme de ces efforts s’est concrétisée dans la rédaction d’une Constitution, celle de 2014, qui, étant le fruit de compromis, dit parfois tout et son contraire, et a paralysé les institutions, quand elle ne les a pas opposées.
L’ironie de l’histoire est que l’arme secrète ayant valu au ‘‘Quartet’’ du dialogue national le prix Nobel de la Paix en 2015, le compromis, n’ait pas joué sur le sujet de la Cour Constitutionnelle, avec les conséquences que l’on sait : elle n’a pas encore vu le jour. Mais selon l’auteur, le plus important est qu’elle ait représenté la participation de l’ensemble des forces vives de la société et de la nation. Est ce bien la réalité?
Des espérances déçues
Sept années plus tard cette Constitution a été abrogée et remplacée sans coup férir dans une indifférence abyssale par une autre beaucoup plus menaçante pour le caractère civil de l’Etat et les libertés qu’on s’était évertué à préserver, et ce peuple dont on prétendait défendre les droits politiques n’a pas bronché, parce qu’on n’a pas répondu à ses espérances, et que ses espoirs en une vie meilleure ont été déçus. Or ainsi que l’avait dit un homme d’Etat américain, la démocratie sans la prospérité n’a pas de sens.
Mais afin de situer les choses dans leur contexte, il demeure assez difficile d’admettre que toutes les arguties juridiques concernant la légalité des pouvoirs concédés au président lors de la transition, ou bien la rédaction d’articles constitutionnels défendant le caractère civil de l’Etat sous l’épée de Damoclès de la théocratie imminente, ou bien tous les compromis relativement à la justice transitionnelle ou à la réconciliation, certes fort intéressants dans le milieu académique et étudiant d’une faculté de droit, fassent partie d’une éventuelle «révolution». Et encore !
Il n’y a véritablement rien eu dans la vie du citoyen qui eût pu lui faire considérer qu’après le départ du dictateur, Ben Ali en l’occurrence, un changement significatif et favorable dans son quotidien fût survenu. Il y a eu des évènements sur lesquels on a brodé une légende, celle du petit marchand de légumes qui s’était immolé par le feu pour ne pas avoir supporté la gifle d’une femme agent de police municipale, et c’est peu pour parler de révolution.
En effet, comment peut-on qualifier ce qui s’est passé en Tunisie entre le 17 décembre 2010 et le 14 janvier 2011, c’est-à-dire les faits ayant conduit directement au départ du dictateur? Il ne faut certainement pas compter sur le professeur Yadh Ben Achour, un acteur engagé et l’un des personnages clé du processus politique qui a mené aux élections d’octobre 2011, pour répondre d’une manière objective à cette question, ni pour rapporter la totalité des faits selon lui «pertinents» auxquels il a prétendu limiter sa narration.
Révolution ou soulèvement ?
En matière des droits de l’homme, selon l’opinion exprimée dans un de ses ouvrages précédents, c’est forcément la conception occidentale qui s’impose, mais en matière de révolution, ce n’est plus le cas alors que c’est parfois la violation des uns qui conduit aux autres, qui à leur tour parfois en consacrent le respect.
On évoque donc une révolution en terre d’islam alors que dans le même temps on nous précise que le terme arabe de «thawra» est synonyme de désordre et de soulèvement contre l’ordre établi par Dieu. Mais abstraction faite de l’opinion discutable selon laquelle les révolutions ne soient pas forcément comparables dans leurs processus ou leurs résultats, il n’ y a pas eu en Tunisie un effondrement de l’Etat ou de l’ordre public, l’administration a assuré la continuité du service d’une manière rationnelle et prévisible, la Justice a souvent adopté une conception du droit profane qui fait la part belle à une vision sauvegardant l’islam non seulement en tant qu’identité, mais lois, contre l’esprit des textes et même de la Constitution (nouvelle). Il n’y a pas eu substitution avec effet immédiat de lois par d’autres; des manifestants ont même été condamnés pour des faits survenus durant les journées qualifiées de révolutionnaires, et il a fallu que l’Assemblée Constituante les amnistie.
Tout cela suffit à dire qu’il n’y ait pas eu révolution, de la même manière qu’en Allemagne en 1919, avec la chute de l’Empire et l’avènement de la république, et au terme d’un processus institutionnel et répressif ayant conduit à l’adoption d’une nouvelle Constitution en six mois, et à l’écrasement de la révolution spartakiste, la continuité de l’Etat a été assurée par des forces politiques nouvelles censées au départ le détruire, à l’instar du Parti social démocrate allemand du chancelier Ebert, et par d’autres anciennes représentées par le maréchal d’Empire Hindenburg, élu à la présidence de la république. Or le changement de régime en Allemagne, c’est justement ce que le professeur Ben Achour a omis de mentionner, mais, à son crédit, nul n’avait considéré cela comme une révolution, parce que les communistes y avaient échoué à prendre le pouvoir.
On aurait pu également évoquer le renversement de Marcos aux Philippines, ou de Pinochet au Chili, mais il ne s’agit nullement de cas d’école.
Certes l’évocation d’un printemps arabe relativement au printemps des peuples européens de 1848 est apparue opportune, le passage du régime de Louis Philippe d’Orléans à celui de Louis Napoléon Bonaparte au terme de quelques journées insurrectionnelles ne pouvant être qualifié de révolution.
Transition politique incertaine
En Tunisie, il y a bien eu des journées insurrectionnelles, et il est arrivé un moment où au moins une partie de l’institution chargée du maintien de l’ordre a décidé de ne plus soutenir le président de la république, sa famille et ses partisans, et d’imposer une transition politique, probablement contre la volonté de l’autre partie demeurée fidèle.
Cela a vraisemblablement donné lieu au mythe des milices privées et des snipers de Ben Ali sur l’existence desquels Béji Caïd Essebsi s’est montré sceptique, mais contre lesquels les comités de quartiers à travers tout le pays ont été mobilisés pour maintenir l’ordre, et des bandes de jeunes ont été méthodiquement dirigées pour piller les habitations des notables de la famille du président déchu, dans ce qui semble avoir été une «psy op» de grande ampleur.
Prétendre que ces évènements furent spontanés, sans direction politique et sans idéologie, ou la somme d’initiatives ou d’ambitions individuelles, ou bien encore les résultats des initiatives des partis politiques réunis le 14 Janvier 2011 devant le ministère de l’Intérieur en attente d’un grand événement, n’a donc rien qui puisse le justifier, et ce n’est pas établir une histoire à posteriori que de le suggérer.
Le fait est que depuis le soulèvement du bassin minier de 2008, et surtout les critiques du président Barack Obama qui s’en sont suivies, s’apparentant à un véritable ultimatum relativement aux nécessités d’un changement politique en Tunisie, l’avenir du régime de Ben Ali ne s’annonçait pas sous les meilleurs auspices. Les grèves des médecins contre l’instauration de la Cnam laissaient déjà entrevoir des affrontements feutrés au plus haut sommet de l’Etat.
Mais le fait est là: Ben Ali étant parti, Ennahdha à qui «on» avait permis la mainmise sur les mosquées, grâce au maintien des forces de l’ordre dans leurs casernes et la dissolution des services spéciaux et de renseignement, a confirmé sa vocation conservatrice libérale et a finalement assuré avec succès la continuité de l’Etat, et les forces soi-disant «révolutionnaires» qui se sont manifestées à posteriori pour avoir leur part du butin ont été neutralisées pendant des mois dans les palabres politico-juridiques sans fin de ce qu’on a appelé la Haute instance pour la réalisation des objectifs de la révolution (Hiror), présidée par Yadh Ben Achour, avant d’être confrontées à la réalité de leur représentativité dans les scores plus que modestes recueillis lors des élections.
Changement de régime et continuité de l’Etat
Si l’on juge par ce qui s’est passé en Tunisie après 2011 à ses résultats, cela s’apparente encore à l’Allemagne au sortir de la première guerre mondiale : un endettement dramatique, une économie en lambeaux, l’inflation, et un pays en sursis. Sauf qu’en Allemagne il y avait quand même Krupp et Siemens.
En conclusion, le témoignage du professeur Yadh Ben Achour dont on apprend qu’il avait participé à la rédaction de la Constitution, est intéressant, tant bien même il se soit le plus souvent limité aux aspects institutionnels ou purement formels du processus ayant mené au changement de régime politique et à la continuité de l’Etat. Évidemment, on contestera la pertinence de certaines des opinions exprimées et on en ignorera la manière parfois péremptoire, mais il s’agit là de critiques sur des convictions. Néanmoins l’ouvrage se révèle encore plus intéressant par ses omissions, qui laissent à penser que l’histoire du changement de régime en Tunisie de 2011, malgré la littérature abondante sur le sujet, n’a pas encore quitté le champ de la controverse.
* Médecin de libre pratique.
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