C’est à une classe politique cynique, opportuniste, sans vision, ni profondeur intellectuelle, ni connaissance des Tunisiens, ni expérience des affaires de l’Etat, et qui a ruiné le pays, après avoir occupé le pouvoir depuis janvier 2011… que le peuple tunisien a dit non et asséné le coup de grâce, le 17 décembre 2022. Ce non retentissant a également été lancé au président Kaïs Saïed, qui accapare tous les pouvoirs depuis le 25 juillet 2021.
Par Raouf Chatty *
Avec un record historique jamais enregistré en Tunisie et dans le monde, quelque 90% de taux d’abstention, le corps électoral a ignoré superbement le scrutin législatif voulu par le président de la république dans le cadre du processus politique qu’il avait engagé dans le pays, le 25 juillet 2021, en proclamant l’état d’exception avec la promesse d’instaurer une «nouvelle république», la sienne s’entend.
Ce désaveu historique s’adresse en premier lieu au président de la république. Il le rappelle brutalement à l’ordre et lui dit de manière franche, pacifique, subtile, intelligente et «à la tunisienne», qu’il s’est trompé de voie, que le peuple désapprouve ses choix idéologiques et politiques, qu’il considère ces choix décalés par rapport aux fondamentaux du pays voire dangereux pour son avenir, et que sa manière de gouverner est inappropriée et stérile.
Ce vote signifie surtout que le peuple, qui avait soutenu massivement Saïed, lors du scrutin présidentiel de 2019 et des protestations du 25 juillet 2021 contre le parti islamiste Ennahdha, au pouvoir à l’époque, n’est plus acquis au président de la république. Il lui dit également que les masses populaires rejettent catégoriquement ses idées et son projet qu’elles tiennent pour utopiques, fantaisistes voire dangereux pour l’unité de la nation, sa cohésion, sa stabilité, son développement et son image internationale.
Le ras-le-bol du peuple
Ce rejet en bloc signifie que le président n’a pas su répondre aux attentes du peuple qui veut des actes, des réalisations concrètes dans tous les domaines, des solutions à ses difficultés quotidiennes et non pas d’interminables monologues, des accusations répétitives sans suites concrètes et des discours populistes, sans queue ni tête.
Ce désaveu s’adresse dans le même temps aux partis politiques, à la centrale syndicale, aux médias, à la société civile et à l’intelligentsia d’une façon générale. Il sanctionne tous ceux qui, durant dix ans, dont le parti islamiste Ennahdha et ses alliés, ont usurpé le pouvoir, affaibli l’Etat, mal géré les affaires publiques, dilapidé les deniers publics, favorisé la corruption, appauvri le pays, appauvri le peuple, cassé sa cohésion, détruit les équilibres sociaux, alimenté le régionalisme, exploité la religion, encouragé l’envoi des jeunes dans les foyers de tension en Syrie, en Libye et en Iraq, dilapidé les moyens du pays dans tous les domaines et sali son image sur le plan international pour des décennies.
Par ce désaveu, le peuple renvoie dos-à-dos le président de la république, ses partisans qui se réduisent comme peau de chagrin et la classe politique qui a dirigé le pays durant dix ans, se jouant de la volonté du peuple et bafouant ses attentes légitimes… Le parti Ennahdha doit arrêter son cynisme légendaire. Il ne doit pas tirer gloire de cette mise en demeure. Elle le concerne au premier chef.
Aux uns et aux autres, le peuple souverain a exprimé son ras-le-bol, exprimé son mécontentement et son refus total de les voir continuer de se jouer de ses intérêts et de son avenir.
C’est dans cet environnement chaotique marqué par les tensions sociales et économiques générées par l’accumulation des problèmes quotidiens depuis douze ans touchant à l’alimentation, à l’éducation, à la santé, au logement, au transport, à l’emploi… que les luttes pour le pouvoir politique, opposant des partis chassés du pouvoir au président de la république, vont se poursuivre et s’accentuer face à un peuple désenchanté et qui ne va pas tarder à siffler violemment la fin de la recréation…
Le pays est assis sur un volcan et il s’enfonce dans la crise, faisant peser sur le président de la république une responsabilité historique, celle de tirer les conclusions de cette situation. Il n’a pas d’autre alternative que de stopper net sa fuite en avant et de cesser ses discours surréalistes.
Pour un gouvernement de salut national
Pour sauver le pays, le président doit saisir le message du peuple, faire preuve de sagesse et annoncer courageusement l’abandon de son projet politique personnel. Le leader Habib Bourguiba l’avait fait quand il s’était rendu compte fin 1969 de l’échec total de l’expérience collectiviste menée par le tout puissant ministre Ahmed Ben Salah.
Aujourd’hui, il ne sert pratiquement à rien d’avoir une assemblée très faible, non représentative, désavouée par l’écrasante majorité du peuple et qui part d’emblée avec un lourd déficit de légitimité.
Au président de la république de faire vite. Il pourra annoncer la formation d’un gouvernement de salut national pour deux ans dirigé par une personnalité nationale consensuelle, connue pour sa compétence dans le domaine économique et son rayonnement international, avec la mission de 1- mettre en œuvre les réformes structurelles déjà envisagées avec les bailleurs de fonds; 2- s’accorder avec les principales forces politiques, sociales et économiques du pays, à l’exception du parti islamiste, sur une réforme du code électoral et de la constitution, dans l’esprit du projet du doyen Belaid; 3- annuler les résultats du dernier scrutin législatif et annoncer des élections générales dans les meilleurs délais.
Sans ces mesures lucides courageuses, on ne pourra pas desserrer l’étau, tant interne qu’externe, sur le pays qui paie aujourd’hui le prix de l’amateurisme, du cynisme et des turpitudes d’une classe politique déconnectée des réalités et mue par la seule soif de pouvoir… Un pays qui retient souffle et qui fait face au risque d’une nouvelle explosion sociale qui pourrait porter un coup fatal à son unité.
Ancien ambassadeur.
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