«Si le silence des peuples est la leçon des rois, la résignation du condamné est la leçon de l’accusateur », écrivait Henri Rochefort… Dans sa déclaration du 21 février 2023, le chef de l’État tunisien a soutenu que l’immigration africaine subsaharienne relevait d’une «entreprise criminelle ourdie à l’orée de ce siècle pour changer la composition démographique de la Tunisie», afin qu’elle soit considérée comme un pays «africain seulement» et estomper son caractère «arabo-musulman». Kaïs Saïed a prôné ensuite des «mesures urgentes», affirmant que cette présence des Africains subsahariens était source de «violence, de crimes et d’actes inacceptables».
Par Affet Bent Mabrouk Mosbah *
Sans doute certains d’entre vous ont-ils connaissance de l’existence d’un intellectuel français, Renaud Camus, membre du parti socialiste dans les années 70, aujourd’hui proche de l’extrême droite française. Il ne s’agit pas de l’extrême droite portée par le Rassemblement National : non, non, trop molle à son goût. Les idées de Renaud Camus épousent les obsessions de la Génération Z d’Éric Zemmour que ses 7,3% lors des dernières élections présidentielles françaises ont quelque peu refroidi.
Renaud Camus est le premier à avoir énoncé dans L’Abécédaire de l’in-nocence publié en 2010, la thèse du «Grand remplacement». Elle consiste à «refuser le changement de civilisation», « àrassembler tous ceux qui s’opposent à l’islamisation et à la conquête africaine» «à y mettre fin rapidement». Dans son viseur, les «hordes de migrants clandestins». Il ne semble pas, lui, dissocier l’Afrique blanche de l’Afrique noire : «Tous bronzés» pour qui fréquente la haine.
Au banquet de l’extrême
Un triste sire considéré notamment par les «hordes» Noires, Blanches ou apparentées, Arabes et même arabo-musulmanes qui se trouvent en France, en Italie, en Allemagne et ailleurs : à en perdre son latin, son arabe, son wolof et toutes les autres langues concernées par l’émigration sur toute la planète !
Or voilà que dans sa déclaration du 21 février dernier, le chef de l’État tunisien démocratiquement élu – même si quelque peu politiquement illisible jusque-là – s’invite au banquet de l’extrême en reprenant à son compte la sinistre théorie du «remplacement» et en l’appliquant illico aux mêmes à quelques nuances près – le nuancier étant là précisément noir ou blanc. Ce, pour préserver, dit-il, le caractère «arabo-musulman» de la Tunisie. Irrecevable : rien n’indique la religion de qui que ce soit et c’est très bien ainsi. Les Tunisiens eux-mêmes ne sont-ils pas multiethniques et de confessions diverses – musulmans, chrétiens, orthodoxes, juifs ? Il en est même qui sont agnostiques. Reprendre cette théorie indique d’ailleurs que la bande libyque incluant la Tunisie, était berbère, «remplacée» elle-même par les Arabo-musulmans au Xe siècle de notre ère.
Un chien qui n’en finira jamais de se mordre la queue, un jeu sans fin et peu glorieux au XXIe siècle : «Tennes, le Havre en langue berbère a donné Tounes», expliquait en son temps Si El Habib Boularès. Restons-en là : notre situation géographique fait de notre terre une terre ouverte, d’accueil et de transition. Ce que les passeurs ont bien compris, eux, qui exploitent le filon de manière éhontée.
Car enfin, de mémoire, lors des soulèvements arabes consécutifs à celui que la Tunisie avait initié, les rues étaient remplies de «hordes» syriennes ou libyennes : des tentes plantées à proximité de stations de métro, des cartons tenant lieu de literie ou pire, des exploités retenus entre les griffes de propriétaires ou de locataires peu scrupuleux. Si le paysage était nouveau et désolant, la réalité est que les Tunisiens perduraient dans leur réputation de terre hospitalière, même si proportionnellement, la Tunisie était le pays recevant le plus grand nombre de migrants fuyant guerre et atrocités. Il n’était alors nulle part détecté que quelque responsable politique s’offusquât de la présence de ces «hordes»-là.
La mémoire est-elle si sélective qu’elle en devienne bicolore ? Les «hordes» colorées seraient-elles davantage dérangeantes ? Bien sûr, la société est ainsi faite que des malfrats sévissent partout et que le crime, le vol, la malfaisance n’ont pas de couleur; de là à mettre tout le monde dans le même sac, il y a un pas institutionnel qui a été dangereusement franchi, quand la sagesse serait d’ouvrir un débat plutôt que de le raciser.
Le racialisme c’est le début de la guerre. Qui seront les prochains, quand la Tunisie serait «blanchie»? Les Noirs maghrébins sont un point de jonction géographique et une piqûre de rappel historique à savoir que l’Afrique blanche ou noire est une seule et même terre. Qu’importe la majorité ! Il ne s’agit pas d’un concours à qui est plus blanc ou plus noir. Just Africa !
Africains contre Africains
Le pas franchi par la parole du chef de l’État est un piège : Blancs contre Noirs, soit Africains contre Africains – pour les cinéphiles, c’est Kramer contre Kramer. Il est là question d’institutionnaliser la lèpre raciale et racialiste. Nous ne tomberons pas dans ce piège. Il suffit que le racisme soit de nature sociale, un tabou que Si Béchir Ben Yahmed avait eu la curiosité, le courage et l’honnêteté de révéler dans ses colonnes dès 2004. Il ne s’agit d’effacer la couleur de personne, mais «le racisme est une peste quand vous enfermez l’être dans une couleur» (Elisabeth Badinter).
Le pas franchi par la parole du chef de l’État est un danger et un blanc-seing accordés à une minorité économiquement éprouvée et à une frange raciste du pays. Ses conséquences sont multiples : des victimes se terrent, sont blessées, ou campent au pied de leurs ambassades respectives. Parmi elles des étudiants qui ont fait confiance à notre système d’éducation, des immigrés précaires qui gardent nos enfants, nettoient nos sols et nos latrines, lustrent nos cuisines : des exploités souvent. Des employeurs honnêtes sont sommés de dénoncer leurs travailleurs. Pour dénoncer qui le coup d’après ? Les Infidèles ? Les homosexuels ? Les voleurs de poules et les voleurs de pain ? Heureux retour dans le futur ! Une abomination.
Au passage, nos remerciements vont à ceux qui ont prêté serment à Hippocrate et qui soignent indifféremment Noirs et Blancs. Tenez, ma belle-sœur est Blanche et adepte du même serment. Laquelle d’entre-nous devrait, la première, dégainer la hache de guerre ? Elle ou moi ? Laisserons-nous ce soin à mes neveux à venir, à nos familles respectives ? Qu’en dit le chef de l’État tunisien ?
Le banquet de l’extrême auquel la Tunisie s’invite par la parole du plus haut dignitaire de l’État est indigeste : il est, dans l’immédiat, fait de guerres en devenir, de chair et de sang humains. Nous ne voulons pas de ces agapes morbides; la soupe y est amère et les convives peu honorables.
Dans une fable exquise, ‘‘Haro sur le baudet’’, inspirée de ‘‘Kalila wa Demna’’, Jean de la Fontaine décortique le mécanisme érodé du bouc émissaire. Un mécanisme qui fait la délectation des extrêmes. A dire vrai, à l’instant où ces lignes sont écrites, les Tunisiens ont simplement besoin de sucre et de café et de la fin du stop and go économique qui rend toutes les denrées précieuses, car rares ou en voie de l’être – aujourd’hui, pas d’huile ? Demain pas de riz. Après-demain ? Vous reviendrez pour le carburant… Je réfute, refuse, rejette, condamne et honnis la guerre raciale à naître dans le seul but de créer une diversion politique. Simplement besoin de sucre et de café, voyez-vous ?
Les fossoyeurs d’une identité multiple
Nous ne nous entre-déchirerons pas, ne renierons ni nos appartenances, ni notre diversité, ni nos familles ni nos amis. Il suffit de juger les criminels, mais aussi de protéger tous ceux qui se trouvent sur notre sol, aussi bien les prisonniers ! Le président de la république est le protecteur de tous, étrangers compris, non le fossoyeur d’une identité multiple à l’équilibre mondialement précaire. Il ne s’agit là ni d’option politique, ni d’opinion, c’est la loi et la loi seule qui prévaut.
Les plus tristes fantômes s’agitent, quand le premier défenseur de la nation ne tient plus son rôle. «Houmêt al houmê» ou Défenseurs de la nation ! Belgacem el Chebbi s’en retournerait dans sa tombe. Belgacem est employé à bon escient, mais non Abou El Kacem, ou le complexe de l’arabité éprouvé par certains compatriotes, complexe qui fait revendiquer au chef de l’État, une identité exclusivement arabo-musulmane.
Pour utiliser un langage diplomatique, le pas franchi par le chef de l’État est hautement regrettable, dont les conséquences sociales sont toutes tracées : wokisme, racialisme. Là où Bourguiba – malgré quelques anecdotes savoureuses sur les Ouesfênes ou Noirs – aura œuvré pour une nation unie intégrant des composantes diverses, le président actuel convoque le wokisme et son cortège de cancel culture. Cela est bien grave, car instiguer ces concepts en Tunisie – ou ailleurs, notre pays étant partie intégrante d’une entité géopolitique, le Maghreb, élargi au sud de la Méditerranée – est une faute : oui, des Maghrébins sont racistes ; non les Maghrébins ne sont pas tous racistes. La preuve en est faite par les manifestations qui se sont déroulées à la suite des propos tenus par la plus haute instance de l’État tunisien. La foule était majoritairement blanche du fait, aussi, de la peur éprouvée par certains Noirs de se montrer publiquement.
Poursuivons les paradoxes : quelle est l’utilité d’une femme dans les hautes sphères politiques si elle est autant déconnectée de son humanité que ses homologues masculins? Les Tunisiens auront attendu, en vain, une expression de bon sens de leur Première ministre.
L’immigration est la marche du monde. Pas besoin de racisme ni de racialisme pour le constater, les êtres humains se meuvent et… enfantent même lors de leurs déplacements, comme les premiers hommes.
Nous nous battons assez en Europe et ailleurs pour que les Tunisiens qui vivent sur les sols étrangers, sans passer par la case universitaire ou par la case criminelle soient reçus et acceptés voire respectés quand ils le sont, respectables. Ainsi, le terme de «racaille» utilisé par un président de droite classique nous avait fait bondir. Pour protéger qui ? Des envahisseurs tunisiens, of course !
Le viol invisible
Compte-tenu du fait que monsieur le ministre des Affaires étrangères – dont le chemin de croix est de tenter d’éteindre un incendie qu’il n’a pas lui-même provoqué, ne trouve pas matière à présenter des excuses, car enfin, «nous n’avons porté atteinte à personne», souligne-t-il. Euh… sans doute serait-il judicieux de s’informer des attaques, des blessures et des blessés, monsieur ? À moins de porter des œillères masquant la réalité des images exposées ici ou là, de Noirs battus, blessés, violées pour certaines – ah, il est vrai que le viol peut être invisible…
Je propose un deal à monsieur le ministre : faites rapatrier, monsieur, les assassins, les terroristes, les petites frappes, les malfrats, les violeurs, les drogués et les bras cassés qui sévissent sur les sols étrangers – inutile de se cacher derrière son propre doigt, il en existe et des Tunisiens hélas. En contrepartie, et en contrepartie seulement les Subsahariens partiront.
Qu’y gagnerait le pays en dehors d’un retour de… bon nombre de Tunisiens… et de l’échec de n’avoir lutté ni gagné la bataille contre la seule vraie gangrène : les passeurs de chair humaine ? Ceux-là mêmes qui rendent la Méditerranée rouge sang d’un côté aussi bien que de l’autre, en remplacement d’une mer turquoise autrefois route commerciale phénicienne, ouverte jusqu’aux côtes de l’Afrique subsaharienne ?
L’action menée en ce sens, vaudra excuses.
* Spécialiste en communication.
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