Toutes classes sociales confondues, de plus en plus de Tunisiens considèrent le départ hors de leur pays comme une fin en soi. Avec pour dénouement immédiat l’installation en vue de mener un projet d’existence. Mais au final, et nonobstant quelques réussites trompeuses, la réalité au pays d’accueil n’est pas toujours aussi reluisante que le rêve initial. (Reportage photos de l’auteur).
Par Jean-Guillaume Lozato *
La Tunisie officielle représente une terre d’émigration depuis plusieurs décennies. Juste après l’indépendance, des travailleurs ont emprunté le chemin de la France, destination privilégiée pour eux ainsi que leurs petites familles, ou de la Belgique. Ou bien encore, plus temporairement, des monarchies du Golfe. Un peu plus tard la Suisse, l’Allemagne, le Luxembourg ont remporté la faveur des candidats au travail. Puis le Canada, l’Angleterre, les Pays-Bas. Puis l’Italie et l’Espagne. La Région Parisienne offre cependant l’avantage d’un projecteur sur une société d’accueil type.
Genèse de la jeunesse
La moyenne d’âge des gens composant les premiers grands flux d’émigrés était déjà peu élevée. Essentiellement masculine, celle première vague a laissé sa place à une jeunesse tunisienne plus alphabétisée, animée par le sentiment d’affranchissement vis-à-vis du régime de Zine El-Abidine Ben Ali. Les 20-30 ans sont une catégorie d’âge qui a peu ou pas connu l’ex-dictateur. Encore moins Habib Bourguiba.
Ce segment générationnel se scinde en deux catégories : les 1-15 ans et les 15-30 ans. La première aux balbutiements de sa vie. La seconde plus significative : un nombre d’individus conséquent détient le droit de vote. Cette dernière se compose d’abord de jeunes qui terminent le collège, intègrent ou quittent le lycée. Passant d’un travail de répétition, de restitution, d’apprentissage à une phase pédagogiquement centrée sur la consolidation, l’interprétation, la réflexion et le jugement. Les membres majeurs de cette catégorie – entrants dans la vie active, néo-titulaires du baccalauréat, étudiants – se définissent par une ligne de pensée plus déterminée, parfois plus critique.
Des questionnements
Logiquement, cette étape de la vie induit des questions sur soi, son avenir. Le pays de naissance et de résidence des jeunes, étudiants ou actif, n’offre plus assez de garanties aux plus diplômés. Bien que l’on surnomme leur patrie «Tunes el-Khadra» (Tunisie la verte), ils sont tentés d’aller vérifier si l’herbe est plus verte ailleurs.
Originellement, le vert était couleur de l’espoir en Europe. Choisi comme ornement du renouveau au tout début du 20e siècle pour les entrées du métro parisien, les bancs de la capitale française ou ses fontaines Wallace.
Le vert est aussi la couleur des yeux de Farouk, fils d’enseignant au look très «premier de la classe», très fier d’étudier à l’Université Centrale Business School (établissement supérieur privé à Tunis), qui n’exclut pas de tenter sa chance à Paris, entre autres destinations. Paris Ville Lumière de la Terre du Siècle des Lumières. Luminosité qui éclaire, guide ? Mais qui peut éblouir comme le soleil face à Icare. Ou aveugler comme les brouillards de Londres et de sa City.
Le bagage culturel et linguistique des étudiants tunisiens a évolué favorablement au cours de ce siècle. Cependant, il leur manque l’expérience de l’esprit comparatif du voyage touristique par rapport à leurs homologues européens, américains, japonais; un aspect développé avec acuité par Elyes Marrouki, responsable du service des étudiants auprès de l’IHE Tunis au look très BCBG ayant accompli de fréquents déplacements internationaux.
De Babel à Bab El-Oued
Paris c’est la solennité de la Tour Eiffel et du Musée du Louvre, la magie des Champs-Elysées. Attardons-nous au milieu du centre historique entre rive gauche et rive droite. De part et d’autre de la Seine se dessine un triangle rectangle avec pour angle droit le centre commercial Westfield du Forum des Halles au quartier Châtelet, comme hypoténuse la délimitation de la partie occidentale du Marais et comme troisième point cardinal le Quartier Latin. Cette projection agit comme un condensé de vie hexagonale.
Bourgeois et voyous se côtoient, se frôlent en fait. La rue des mauvais garçons défiant le Bazar de l’Hôtel de Ville avoisine la rue du Roi de Sicile peuplée de commerces de bouche raffinés, d’établissements hôteliers chics, de librairies. Signalons la librairie italienne La tour de Babel, summum de la vie culturelle du périmètre. La reprise du nom Babel appelle à l’échange, au multiculturalisme. Un vivre ensemble, pour reprendre une expression très à la mode en France chez les bobos et les prolétaires militants, qui favorise l’hallucination.
En traversant, on se retrouve à Châtelet, par la rue des Lombards. Voie baptisée du nom des usuriers italiens venus il y a plusieurs siècles, pas forcément appréciés par la population locale malgré leurs compétences indispensables. Que ça fasse réfléchir les candidats à l’émigration… Non loin de la rue de la Grande truanderie (c’est son nom réel!), le passant arrive entre le Centre Georges Pompidou, c’est-à-dire les Halles, et le centre commercial de Châtelet, sa foule bigarrée qui fait dire «Ici c’est Bab El-Oued» à un provincial de passage.
L’illusion et le bledard
«Ce n’était pas comme j’imaginais. C’est plein de racailles comme Gare du Nord ou Saint-Denis», détaille Rebah de Kairouan, expert-comptable arrivée à Paris en 2001 juste après le 11 septembre. «Pour moi quel choc la première fois quand j’ai vu le centre de Paris en commençant par cet endroit», ajoute son mari, Kamel de Zarzis. Opinion éprouvée par Houcine, ingénieur, qui compare ce lieu à certains quartiers de Bruxelles où il a élu résidence. «La drogue y circule comme en Hollande», ironise Ramzy de Sfax. Samira ne s’y rend plus depuis longtemps. Après le vol de son portable puis de son sac. Quant à Mounia, elle se contente de la FNAC et repart aussitôt, préférant accomplir ses achats de prêt-à-porter à La Défense, à Place d’Italie ou aux Galeries Lafayette.
Les témoignages de ces Tunisiens trahissent une réalité dynamisée puis dynamitée par la lutte d’influence entre Châtelet la superficielle et l’intellectuel Quartier Latin.
Remarquons à l’intérieur de notre triangulation le BHV dont Émile Zola dans son roman ‘‘Au bonheur des dames’’ s’était servi pour dénoncer l’accélération du mercantilisme à grande échelle, la Préfecture et le Tribunal.
Les nouveaux installés sont prévenus des risques d’une société où prendre ses marques est difficile. Singulièrement, avec la dichotomie opposant les Nord-Africains de base aux Maghrébins de la deuxième, troisième et quatrième générations (cinquième ou sixième si l’on prend en compte seulement les Kabyles).
La solidarité arabo-berbère s’est fissurée depuis une dizaine d’années. Faute à un communautarisme patent mais pas aussi fédéré que celui des Turcs par exemple. «On se fait traiter de bledards mais les p’tits cons nés à Paris ou à Marseille sont moins éduqués que nous, nourris à la télé-réalité, dans l’illusion. Parmi les bledards, il y a des enseignants, des ingénieurs, des médecins, des hommes d’affaires, des artistes. Même les mécaniciens automobiles sont plus débrouillards que ceux de France», lance Malek Mtimet, cadre ingénieur de La Marsa passé par la Défense désormais actif à Dubaï.
Pendant ce temps se croisent les garçons «bad boys» habillés à la rappeur/dealer et les jeunes filles superficielles aux baskets compensées rappelant des chaussures de cosmonautes. Détail dont s’amuse Pierre-André Bélert, enseignant dandy ayant officié à la fac de Cergy-Pontoise : «Ça me fait penser à Tintin Objectif Lune».
Au centre de ce défilé surréaliste, les Youtubeurs formulent des questions indécentes pour un micro-trottoir. Certains s’y sont bâtis une célébrité nauséabonde comme Diego Morissou, Français d’origine Congolaise, toujours prompt à dénigrer l’Afrique du Nord. Idiocratie ? Voyoucratie ?
Le chantier social
«La France, c’est le berceau des Lumières. Beaucoup de racailles ne méritent pas ce pays qui a eu la chance d’avoir eu Rousseau», tempête Rafik B, chirugien-dentiste sur Paris originaire du Grand Tunis.
Ce qui est valable pour la France l’est aussi pour la Belgique, le Canada ou l’Allemagne quant au déracinement culturel et familial. L’Île-de-France a été choisie comme terrain d’observation car ayant véhiculé pendant longtemps les idées sur l’Europe par l’intermédiaire de la langue de Molière si étudiée en Tunisie, pratiquée également à Bruxelles, Genève et Luxembourg.
Dans l’hypothèse d’une arrivée en France, le jeune diplômé tunisien vaudra dans un premier temps à peine mieux que le «harraga» aux yeux des gens, Français de souche ou non, dans la conjoncture actuelle. Le choc ne sera pas que thermique. Une première période d’adaptation dont la longueur sera complexe à prévoir. A l’issue de leur implantation, les uns pourront chanter gaiement ‘‘Paris s’éveille’’ de Jacques Dutronc, les autres chanteront mélancoliquement ‘‘Fi chwa3ra Bariz’’ de Abdelkrim Benzarti pour célébrer cette capitale où les gens de Gafsa prétendent être de Djerba, les Tunisois de Hammamet, les gens de Jendouba ou Bizerte de Tunis devant les autres…
Une solution serait à envisager à moyen terme. Pourquoi les jeunes actifs n’entreraient-ils pas dans une logique de formation ou de consolidation des acquis en menant une vie professionnelle à cheval entre deux nations sur quelques années, permettant ainsi le retour de la matière grise au pays d’origine ? Quitter les amène à intégrer un espace de vie sociale très différent.
En France (raisonnement que l’on pourrait élargir au Nord de l’Europe sur quelques points non exhaustifs), le néo-immigré tunisien sera percuté dans son nouvel habitus par un contexte déstructurant pour lui, avec de possibles renversements de valeurs (un chauffeur-livreur qui désire conserver l’anonymat raconte avec fureur qu’en menaçant le dealer ayant fourni de la drogue à son fils, c’est lui et non le malfaiteur qui a frôlé la prison, sans parler du rappel à la loi des plus sévères par l’assistante sociale pour avoir corrigé son fils en précisant : «Ayez conscience que nous sommes en France»), dans un pays où l’érosion du pouvoir d’achat existe également, où les problèmes psycho-sociaux présentent des horizons à réapprendre.
D’où le nombre de livres consacrés à la violence scolaire. Nous pourrions citer ‘‘Violences et maltraitances en milieu scolaire’’ écrit par Catherine Blaya et ‘‘Les violences à l’école’’ rédigé par Cécile Carra et Daniel Faggianelli. Deux ouvrages conçus l’un avant et l’autre après l’apparition de la crise des Subprimes de 2008. Les trois auteurs portent des prénoms français mais des patronymes étrangers (Blaya est hispanisant tandis que Carra et Faggianelli sont italianisants), ce qui démontrerait que la France de notre époque serait bancale et aurait besoin d’un diagnostic à double face, interne et externe, c’est-à-dire par des Français d’origine étrangère. Autre titre d’ouvrage à reporter : ‘‘Comment on a laissé l’islamisme pénétrer l’école’’, par Jean-Pierre Obin.
Le territoire gouverné par le président Emmanuel Macron ne répond plus à toutes les attentes de ses électeurs et les malaises se diversifient au sein d’une société où violence conjugale et grèves s’affirment. L’intégrer ne constitue plus la promesse de la panacée pour les nouveaux arrivants. Même par le biais d’un mariage exogame. Là aussi, les unions mixtes font l’objet de recherches intenses, un peu comme le Sida le Covid-19, ont monopolisé l’attention de chercheurs qui ont désespéré. Le Général Charles de Gaulle avait prononcé sa réplique mythique : «Je veux bien des chercheurs qui cherchent, mais je veux surtout des chercheurs qui trouvent».
Les grandes violences urbaines
Autre fléau difficile à endiguer dans ce pays européen: la délinquance, avec les premières grandes violences urbaines dans les années soixante-dix en Région Lyonnaise, et une nouvelle variante révélant un ensauvagement des filles. L’Âge d’Or. L’ampleur de l’agitation sociale depuis les Gilets Jaunes n’arrangeant rien. Jeunes Tunisiens vous êtes prévenus.
Pour le moment, jeunes Tunisiennes et Tunisiens détiennent un atout humain avant l’instruction : l’attachement culturel leur faisant préférer le brick au tacos, y compris chez les natifs de France. Ce qui les différencie des autres Maghrébins s’orientant plus fréquemment de l’acculturation totale à la radicalisation religieuse aveugle sans comprendre un mot du Saint Coran.
La diaspora tunisienne conserve une identité forte, chez les plus «modernes» comme chez les plus conservateurs.
Dans cette optique Cerine, voilée, a mis consciemment à profit son vécu dans des grands ensembles de banlieue en Seine-Saint-Denis pour entreprendre des études d’architecture à l’université de Marne-la-Vallée. Sonia J, elle aussi originaire du Sud Tunisien, a mis un point d’honneur à élever dans le Val-de-Marne ses quatre fils, dont Bilel ayant reçu une distinction pour être devenu bilingue en anglais assez précocement, dans le respect et de la tradition tunisienne et du pays d’accueil.
«La vie doit être vécue en direction de l’avenir, mais elle ne peut être comprise que par le regard tourné vers le passé», écrivait à juste titre Sören Kierkegaard.
* Enseignant de langue et littérature italiennes en France.
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