Certains font semblant d’ignorer la crise que traverse l’Union générale tunisienne du travail (UGTT) et négligent l’existence d’une opposition syndicale en son sein. Pourtant, la situation à laquelle est parvenu le syndicat, marquée par la division et l’incapacité, n’est plus un secret pour personne.
Khemais Arfaoui *
L’opposition aux orientations de la direction syndicale, qualifiée de bureaucratique, remonte au milieu des années 1970. Les militants ont mené leur lutte de l’intérieur de l’UGTT (syndicat de l’enseignement secondaire dans les années 1970, la gauche syndicale dans les années 1980, la fédération des postes dans les années 1990 et le Forum syndical démocratique militant (1), ainsi que de l’extérieur, à l’instar des fondateurs de la Confédération démocratique du travail (2), annoncée le 5 décembre 2001.
La question démocratique au sein du syndicat a toujours été au cœur du conflit entre les opposants et les dirigeants en place. Si le conflit a longtemps porté sur l’article 10 du statut au cours des dix premières années de ce siècle, le conflit actuel tourne autour de l’article 20.
Sans revenir sur les événements liés à l’article 10 (3), nous allons dans ce papier examiner les principales étapes de la lutte contre l’article 20.
Modification de l’article 20
L’article 10 du statut, approuvé par les délégués du congrès extraordinaire tenu à Djerba les 7, 8 et 9 février 2002, stipulait que les membres du bureau exécutif de l’Union sont élus pour un mandat de cinq ans, renouvelable une fois.
Cependant, l’attachement au poste a poussé certains membres à tenter de modifier cet article. Ali Romdhane, chargé du règlement intérieur après le congrès de Monastir en 2006, a presque réussi à organiser un congrès extraordinaire non-électoral qui était prévu en avril 2011, mais la révolution du 17 décembre-14 janvier a mis un terme à ses ambitions et à celles de ceux qui rêvaient de contourner l’article 10. Les tentatives se sont poursuivies après son départ. Lors du congrès de 2017, qui a vu l’émergence d’une direction menée par Noureddine Taboubi, des modifications ont été apportées au règlement intérieur, transformant l’article 10 en article 20 sans en changer le contenu.
Dans un contexte marqué par le rôle croissant de la direction de l’Union dans la vie politique au cours de la décennie précédente, en particulier sa prise de contrôle sur toutes les structures de l’organisation et le recul du processus révolutionnaire dans le pays, la direction a décidé de modifier l’article 20 et de se débarrasser de la limitation des mandats des membres du bureau exécutif à deux mandats. À cette fin, elle a convoqué la tenue d’un conseil national à Hammamet du 24 au 26 août 2020, qui a approuvé l’organisation d’un congrès extraordinaire non-électoral pour modifier le règlement intérieur avant la tenue du congrès électoral ordinaire.
Ce qui est remarquable à cette étape de la vie de l’organisation, c’est le changement profond de la composition de l’Union. Elle est désormais privée des secteurs et des régions militantes qui avaient marqué la scène syndicale, comme les secteurs du tabac, des chemins de fer, de Tunisair, de la poste et des régions comme Ben Arous et Jendouba.
La direction, sous la houlette de Taboubi, ancien secrétaire général chargé du règlement intérieur, a réussi à domestiquer les structures en fabriquant des congrès sur mesure, où les alliés, principalement issus d’Ennahdha ou de la gauche syndicale, étaient promus, notamment ceux adoptant la théorie de la «position avant le principe». Ces syndicalistes ont trouvé leur place au sein des structures de l’Union sous Ismail Sahbani et durant la période d’Abdessalem Jerad, en fermant les yeux sur toutes leurs dérives et les dégâts qu’ils ont causés au mouvement syndical.
Pour assurer l’adoption de la modification de l’article 20, la direction de l’Union a procédé à l’élimination des militants opposés au renversement des lois de l’organisation et a modifié la composition du conseil national pour n’inclure que des membres dociles.
Malgré leur connaissance de la gravité de cet acte que les membres du conseil national ont commis, ils ont approuvé l’organisation du congrès extraordinaire non-électoral à une majorité de 96%, soit 505 voix sur 560 participants (4). Ce résultat est troublant, surtout dans les circonstances dans lesquelles le vote a eu lieu (à main levée et sous les yeux du secrétaire général).
Le congrès extraordinaire non-électoral s’est effectivement tenu les 8 et 9 juillet 2021 à Sousse, au plus fort de la crise sanitaire, et l’article 20 a été modifié pour permettre l’exercice de responsabilités au sein du bureau exécutif au-delà de deux mandats.
Ce processus a culminé avec la tenue du 25e congrès national de l’Union à ses dates prévues les 16, 17 et 18 février 2022 à Sfax, qui a abouti à l’élection d’une direction composée de quinze membres, dont cinq assument des responsabilités au sein du bureau exécutif pour la troisième fois, parmi lesquels des syndicalistes de gauche qui ont longtemps lutté contre les dérives des dirigeants de l’Union.
Ce processus a coïncidé avec l’abandon par la direction des acquis des travailleurs et l’oubli de leurs préoccupations et revendications, créant une crise multiforme au sein de l’Union, qui a donné naissance à une opposition syndicale présente à toutes les étapes mentionnées.
L’opposition syndicale à la modification de l’article 20
Tout d’abord, il convient de préciser la composition de cette opposition qui se réclame comme telle. En réalité, la base de l’opposition syndicale s’est rétrécie en raison des facteurs mentionnés précédemment. Elle s’est limitée, au niveau des structures syndicales existantes, à trois membres du bureau exécutif et au bureau exécutif de la Fédération générale de l’enseignement secondaire, dont le mandat a pris fin début octobre 2023. Il est important de rappeler la position du secteur de l’enseignement de base, qui a émis une recommandation lors de son congrès appelant à rejeter le congrès extraordinaire non-électoral, mais que le secrétaire général n’a pas respecté. Des courants syndicaux opposés ont émergé parmi les syndicalistes et les groupes syndicaux au sein de coordinations telles que le Forum des forces syndicales démocratiques, qui a disparu, peut-être pour des raisons politiques qu’il n’est pas pertinent d’évoquer ici, et des mouvements comme le Forum syndical pour l’ancrage de la pratique démocratique et le respect des lois de l’organisation, Harak Ben Arous, La rue syndicale à Sfax, et le Mouvement du changement syndical à Tataouine.
Ces groupes, à l’exception du Mouvement du changement syndical à Tataouine, se sont unis au sein de la coordination Notre Union pour l’opposition syndicale (5). Cette nouvelle coordination regroupe des syndicalistes de diverses orientations, unis par une opposition commune au coup de force contre les lois de l’organisation.
Notons toutefois que la colère contre les dérives de la direction de l’UGTT a gagné une plus grande multitude. Le nombre des membres de certaines pages de l’opposition syndicale, évalué à plus de 12000 sans compter les visiteurs, en est témoin. Sans oublier les scissions opérées au sein de certains secteurs et l’apparition de courants opposés aux syndicats fidèles à Taboubi comme c’est le cas de la Fédération générale de l’enseignement supérieur.
Les réactions à la volonté de la direction syndicale de modifier l’article 20 et de tenir un congrès extraordinaire non-électoral ont été nombreuses. Des rassemblements se sont succédé, dont celui devant l’hôtel qui a abrité les travaux du conseil national, le dernier en date étant le rassemblement du 29 mai 2024 sur la place Mohamed Ali.
Certaines composantes de l’opposition syndicale ont adressé une lettre aux membres du bureau exécutif le 17 octobre 2020, quelques jours après la tenue du conseil national, leur signifiant que «si le congrès extraordinaire non-électoral se tient, toutes les décisions qui en découleront seront nulles et non avenues.» Ils leur ont rappelé que «le congrès général est l’autorité décisionnelle suprême de l’Union selon l’article 8 du statut et l’article 19 du règlement intérieur» et que «la convocation d’un congrès non-électoral est une violation du statut et du règlement intérieur, qui ne prévoient pas la tenue d’un congrès extraordinaire non-électoral» (6).
Face à l’entêtement de la direction centrale à organiser ce congrès extraordinaire non-électoral, le forum syndical et d’autres syndicalistes de l’intérieur ont eu recours à la justice, intentant deux actions en justice, l’une en référé et l’autre au fond, devant le tribunal de première instance de Tunis pour annuler les décisions du conseil national et l’organisation du congrès extraordinaire non-électoral.
Bien que le tribunal ait rejeté la demande en référé, il a rendu un jugement annulant le congrès extraordinaire le 25 décembre 2021. Cependant, la direction syndicale a fait appel du jugement, et a obtenu gain de cause en appel et en cassation. Les aspects les plus risibles, et pourtant tragiques, sont que les avocats de la défense ont argumenté devant le tribunal en contestant la légitimité syndicale des plaignants, au motif qu’ils ne possédaient pas de cartes d’adhésion à l’union syndicale, alors qu’ils se sont prévalu de leurs bulletins de paie dans lesquels figurent leurs cotisations, condition suffisante de l’adhésion.
Par ailleurs, l’opposition syndicale a adressé un communiqué aux médias, aux personnalités nationales et à la société civile, les appelant à intervenir pour faire respecter la loi de l’organisation syndicale et les lois du pays (7). Mais il n’y a eu aucune réponse, car certains de ces acteurs avaient des relations d’intérêt avec la direction de l’Union, et d’autres pour des raisons politiques.
La pression sur la direction syndicale s’est intensifiée lors de la tenue du congrès extraordinaire à Sousse, de la part des structures concernées par la situation sanitaire dans la région, qui exigeaient l’application des protocoles sanitaires stipulant «l’interdiction de toutes les manifestations accueillant un grand nombre de participants, qu’elles soient de nature culturelle, sportive, politique ou scientifique», ainsi que par les affaires judiciaires intentées pour arrêter les travaux du congrès extraordinaire pour des raisons sanitaires, au nombre de trois, où la justice a tranché en faveur de la direction de l’union en rejetant les demandes, considérant qu’elles n’étaient pas sérieuses (pour le cas soulevé par les syndicalistes) (8).
Cependant, la volonté du pouvoir, représenté à l’époque par le gouvernement du Premier ministre Hichem Mechichi, pris au piège du parti Ennahdha, a conduit à la violation des protocoles sanitaires et à mettre en danger les délégués du congrès ainsi que les habitants de la ville de Sousse, avec l’émission d’une autorisation par le ministre de la Santé permettant la tenue du congrès extraordinaire.
Ce processus, qui a conduit à l’arrivée de la direction actuelle, a plongé tout le monde dans une impasse. Le signe le plus évident de cette crise est que les rares syndicalistes opposants ont été expulsés de l’Union, tandis que beaucoup d’autres ont été mis à la retraite, ne laissant dans l’organisation que les fidèles.
Malgré cela, l’opposition syndicale nourrit encore l’espoir d’une solution honorable, consistant à refuser les solutions de fortune, au départ de la direction actuelle et à la formation d’un comité de gestion temporaire.
Nous n’apportons rien de nouveau en affirmant que les directions syndicales centrales et régionales, composées de la couche bureaucratique syndicale, ont historiquement orienté l’action syndicale au service du pouvoir et des employeurs, l’utilisant à des fins personnelles en raison des avantages et du pouvoir que confère la position syndicale.
Pour atteindre ces objectifs, elles ont utilisé la coercition et l’incitation pour soumettre les syndicalistes, se débarrasser des intègres et falsifier les congrès pour promouvoir les fidèles dans la responsabilité syndicale. Si certains secteurs avaient auparavant échappé à leur emprise, le secrétaire général actuel a réussi à soumettre presque toutes les structures à sa volonté, devenant en peu de temps le dirigeant absolu.
Il semble que la situation dans laquelle se trouve actuellement l’UGTT, marquée par une incapacité totale de ses structures à défendre leurs adhérents, convient au pouvoir et lui laisse les mains libres, ou du moins ne constitue pas une source de désagrément pour lui.
L’Union aurait pu être une école de démocratie, un exemple de bonne gestion et de représentation de ses adhérents, en restant fidèle à la ligne des prédécesseurs. Elle pourrait aller dans cette direction si toutes les tentations de prendre des responsabilités syndicales étaient supprimées, si l’indépendance totale vis-à-vis du pouvoir était consacrée, et si la démocratie dans les congrès et la transparence dans la gestion financière et administrative étaient respectées. Il semble essentiel d’incarner l’idée d’un militantisme syndical basé sur le bénévolat, le service des autres, et un engagement constant envers les intérêts des adhérents et leurs décisions.**
* Historien.
** Ce texte a été publié Acharaa el magharebi du 27 août 2024 et traduit de l’arabe par l’IA avec l’apport de Arfaoui Abderrahmen.
Références
1. Arfaoui, Khemais, ‘‘Les mouvements sociaux en Tunisie : de la protestation à la révolution’’, Tunis, éditions Sahar, 2020, pp. 125-182.
2. Parmi eux, citons à titre d’exemple : Habib Ben Achour, Taher Chaieb, Monir Kachoukh, Mansour Brima, et Khalifa Mabrouk, rejoints par des syndicalistes de gauche. Auteur anonyme, « Une tentative d’évaluation : à propos de l’expérience de la Confédération », Le Communiste, n° 14, février 2004.
3. Arfaoui, Khemais, Op. cit.
4. Certains ont boycotté les séances du Conseil National, comme la Fédération générale de l’enseignement secondaire.
5. Voir la plateforme sur la page Ittihâdunâ pour l’opposition syndicale (اتّحادنا للمعارضة النقابيّة).
6. Lettre signée par le Harak de Ben Arous et le Forum Syndical pour l’Ancrage de la Pratique Démocratique et le Respect des Lois de l’Organisation, ainsi que le Mouvement du changement syndical à Tataouine. Archives de Ittihâdunâ pour l’opposition syndicale.
7. Lettre à toutes les composantes de la société civile en Tunisie, datée du 30 décembre 2020, Idem.
8. Affaire déposée par l’opposition syndicale devant la chambre des référés du Tribunal de première instance de Tunis, ainsi que deux affaires déposées par le député Yassine Ayari et l’avocat Wassim Kouki devant les tribunaux de Tunis et de Sousse.